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Mon cher Pancrace,
Justement, parlant de langues, et pour le coup, concernant nos propres concitoyens, que de fois, en regardant la télévision, n’ai-je intérieurement invité mes frères et soeurs à sɔ yoruba, a baatɔnu gere ou do fon gbé !
De fait, à en juger par les transactions socio-médiatiques et les actes de prise de parole, les rituels illocutoires qui sont servis dans le cadre de la mise en scène de la vie sociopolitique, on est en permanence dans une espèce de concours de grammaire française. Chacun venant s'empaler avec joie sur le gibet insigne de la dépendance symbolique à nos exploiteurs historiques. Même les soi-disant têtes couronnées qui devraient, en principe, camper le pôle de la résistance à cette frénésie de la justification exotique de soi, s’y vautrent corps et âme et n'ont de cesse d'éprouver leur singulière aptitude. Il fallait entendre le soi-disant roi d'Allada —soi-disant, parce que la résurrection de ces royautés historiques n'avait rien eu d'endogène, d'autonome ou de par-soi mais était l'œuvre espiègle du colonisateur —entendre, disons-nous, ces ludions héréditaires pérorer, discourir, jaser, ou opiner avec constamment en ligne de mire l'ombre portée de la prouesse grammaticale en langue française, de la démonstration éclatante d'aptitude, comme si parler français était un passeport ontologique suprême, une preuve absolue de savoir et d'excellence intellectuelle. La chose en devient presque une fin en soi, et, sur ce théâtre d'enfant que constitue la vie sociale dans ce qu'elle met en scène d'officiel, chacun vient jouer son rôle de parleur du français, en réplique ou en interpellation à d'autres. Les menaces croisées, les interpellations, les mises en garde, mais aussi les intonations stylisées, les prouesses syntaxiques, les fleurs de rhétorique passablement tropicalisées participent d'une économie politique de l'expression aliénée en quoi s'épuise la vie sociopolitique sous l'œil imaginaire du blanc posé comme référent politique universel. Quel désert deviendrait ce marché du parler français, à commencer par la frénésie aliénée de ceux qui devraient donner le bon exemple de la défense et de l’illustration de nos langues nationales, si on imposait à chaque acteur ou intervenant de do fon gbé, sɔ yoruba ou a baatɔnu gere ! Le nombre des candidats à la parole ambiante se réduirait comme peau de chagrin ; et de cette réduction naîtra peut-être un peu plus d’intégrité qui n’est que l’autre nom de la vérité.
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