La manière dont, de tout temps et en tout lieu, les collectivités humaines retiennent leur histoire, transmettent leur mémoire et forment leurs héros, est une mesure de leur esprit d’indépendance et de leur être au monde. Ce rapport à la mémoire renonce-t-il à défier le spectre de l’aliénation ? Et voilà que s’ouvrent de larges avenues à l’hétéronomie. En revanche là où subsiste en acte la volonté d’une mémoire par soi et pour soi, d’une conscience que les générations à venir n’auront de mémoire et de héros que ce que nous y mettrons, alors se raffermit le champ de notre être et de notre liberté. Cette conscience semble avoir été comprise par un groupe d’universitaires et de chercheurs qui, sous l’égide des historiens Félix Iroko et Anselme Guézo, ont tenu un colloque sur le roi Adandozan du Danxomè. Le but du colloque est de rendre raison de ce qui paraissait la bizarrerie de l’ostracisme dont est objet ce roi qui, bien qu’ayant régné pendant 21 ans, a perdu toute trace dans la dynastie royale d’Abomey ; au point que cet obscurcissement de sa mémoire se répercute aussi sur les plages bien pensantes de l’historiographie officielle. Certes les organisateurs du colloque ne se contentaient pas de questionner l’absurdité de l’obscurité qui règne autour du roi Adandozan ; ils ne faisaient pas mystère de leur volonté de réhabiliter sa mémoire. Cette volonté était portée par la thèse fort séduisante et politiquement légitime qui voit en Adandozan un précurseur endogène de l’abolition de la traite négrière et du sacrifice humain, les deux mamelles politico-économiques du royaume du Danxomè. Or, alors que les actes de ce colloque tenu du 27 au 29 mars à l’Université d’Abomey-Calavi ne sont même pas encore publiés, un professeur de cette même entité universitaire s’en donne à cœur joie de ruer dans les brancards, et pire de jouer les snipers en tirant à boulet rouge sur l’intention louable de ses collègues. Dans une tribune libre, Roger Gbégnonvi, conditionné par des idées reçues, s’agrippe avec passion à la version traditionnelle et prend fait et cause pour l’opération chirurgicale opérée par la dynastie royale d’Abomey pour extirper de son sein le cancer Adandozan. Pourtant, ce combat d’arrière garde nimbé de nostalgie et d’idéologie ressemble à un de ces combats douteux dont Roger Gbégnonvi a la passion. Considéré d'un point de vue éthique et moral actuel, le système sur lequel était fondé le royaume d'Abomey, son économie politique, incarne le mal absolu –– à travers des institutions comme l'esclavage qui faisait sa substance et sa subsistance, et le sacrifice humain qui en était la couverture symbolique. Il ne s'agit pas de faire du roi Adandozan un saint. L'histoire humaine, contrairement aux légendes, n'en produit pas légions. Mais loin du raisonnement tendancieux suggérant un air de famille entre un personnage rejeté par un système du mal absolu, et une autre figure moderne de ce même mal absolu ––Hitler––, nous en appelons au bénéfice du doute en faveur du roi Adandozan. 1. « Nous n'achetons des esclaves domestiques que chez les Nègres ; on nous reproche ce commerce. Un peuple qui trafique de ses enfants est encore plus condamnable que l'acheteur. 2. « La race des Nègres est une espèce d’hommes différente de la nôtre [...] on peut dire que si leur intelligence n’est pas d’une autre espèce que notre entendement, elle est très inférieure. Ils ne sont pas capables d’une grande attention, ils combinent peu et ne paraissent faits ni pour les avantages, ni pour les abus de notre philosophie. Ils sont originaires de cette partie de l’Afrique comme les éléphants et les singes ; ils se croient nés en Guinée pour être vendus aux Blancs et pour les servir. » 3. Je m’aperçois même que ces animaux nègres ont entre eux un langage bien mieux articulé encore, et bien plus variable que celui des autres bêtes. J’ai eu le temps d’apprendre ce langage, et enfin, à force de considérer le petit degré de supériorité qu’ils ont à la longue sur les singes et sur les éléphants, j’ai hasardé de juger qu’en effet c’est là l’homme; et je me suis fait à moi-même cette définition: L’homme est un animal noir qui a de la laine sur la tête, marchant sur deux pattes, presque aussi adroit qu’un singe, moins fort que les autres animaux de sa taille, ayant un peu plus d’idées qu’eux, et plus de facilité pour les exprimer; sujet d’ailleurs à toutes les mêmes nécessités; naissant, vivant, et mourant tout comme eux. » Or donc, la trajectoire de Voltaire en tant qu'individu suggère que le changement éthique et moral est plus facile à réaliser au niveau des individus qu'au niveau du système. Et que les changements dans les systèmes s'incarnent d'abord et avant tout dans les individus. Deux exemples le prouvent avec plus de pertinence. A maints égards, le sort d’Adandozan n’est pas sans rappeler celui du roi Richard II qui accède au trône d’Angleterre en 1377, âgé seulement de dix ans. Cependant, en raison de son jeune âge, la dépendance du roi vis-à-vis de quelques-uns de ses courtisans crée un mécontentement qui aboutit à la reprise en main du gouvernement par un groupe de nobles connus sous le nom des « Lords Appelants ». Le roi reprend le contrôle en 1389 et il s’ensuit huit années de règne sans accrocs avec ses opposants. Mais il prend sa revanche en 1397 et beaucoup des appelants sont exécutés ou exilés. En 1399, après la mort de son oncle Jean de Gand, il déshérite le fils de ce dernier, Henri de Bolingbroke, qui avait été préalablement contraint à l’exil. En juin 1399, Henri entre secrètement en Angleterre avec une petite armée, qui grandit rapidement en nombre, avec la volonté de s’allouer la couronne. Ne rencontrant qu’une faible résistance, il réussit à vaincre et à capturer Richard II et parvient même à se faire couronner roi sous le nom d’Henri IV. Richard meurt en captivité l’année suivante, probablement assassiné. Richard doit en grande partie sa réputation posthume à William Shakespeare qui, dans sa pièce Richard II, décrit les mauvais jugements du roi et sa déposition par Henri de Bolingbroke comme causes de la guerre des Deux-Roses. Les historiens contemporains contestent cette interprétation, sans toutefois ôter à Richard sa part de responsabilité dans sa propre destitution. La plupart des spécialistes s’accordent pour dire que même si ses manœuvres politiques n’étaient pas complètement irréalistes, la manière dont il les a menées n’était pas acceptable pour les autres responsables politiques, et que c’est ce qui l’a conduit à sa chute. La ressemblance entre les sorts des deux souverains est troublante ; elle montre que les intrigues de palais ont une structure universelle. Certes, contrairement au roi Adandozan, Richard II n’a pas eu la chance de vivre plusieurs années après sa destitution. Mais les historiens anglais et européens ont rendu justice à sa mémoire. Si Adandozan s’était appelé Fifadozan, l’entreprise de diabolisation qui exploita la signification de son nom litanique pour le charger de tous les maux du Danhomè n’aurait peut-être pas été un franc succès. Double chef d’œuvre de mauvaise foi et de mauvaise conscience, cette entreprise de légitimation d’un coup d’Etat assisté par des étrangers -- modèle désormais déposé de l’influence étrangère en Afrique -- n’était pas sans savoir qu’à travers son nom, Adandozan adressait expressément toute sa hargne en priorité au royaume ennemi d’Oyo, qui harcelait alors le Danxomè ; ce qui sera le cas un demi-siècle plus tard avec Béhanzin dont l’identification au requin, à l’instar de son nom litanique, était une mise en garde aux Français perçus alors comme l’ennemi de la souveraineté du Danxomè. Dans les sources occidentales et notamment françaises, la chronique du Danxomè consacrée au Roi Adandozan et à son frère Gankpé qui lui succéda par coup d’Etat sous le nom de Ghézo offre un tableau manichéen idéologiquement à charge comme sait en dresser l’historiographie coloniale. Prenant à son compte la version de la dynastie régnante qui a banni Adandozan de sa lignée, cette chronique dépeint Adandozan en noir et auréole Ghézo de lumière. L’un est sanguinaire, cruel, ivrogne, assoiffé de sang et de sacrifices humains, haï de son peuple, qui se révolta pour le renverser ; l’autre est intelligent, très populaire et son règne fut prospère pour le Dahomey. « Il encouragea les traitants étrangers et leur facilita leur commerce », sans qu’aucune précision ne soit donnée sur la nature de ce commerce... Doit-on laisser notre histoire à la merci de la violence symbolique des autres ? Pourquoi ce que les historiens européens et anglais ont fait pour Richard II les Béninois et les Africains ne pourraient-ils le faire pour Adandozan du Danxomè ? Prof. Cossi Bio Ossè |
Tout récemment, dans un commentaire, s’agissant de la réponse cinglante de Binason Avèkes à la tribune du frère Melchior alias Albert TEVOEDJRE à propos de la situation nationale, j’ai indiqué que la fin du temps des illusionnistes s’annonçait au Bénin. Parallèlement à la mise au rebut des idéologues et gardiens du temple de l’ancien système qui se meurt, on assiste à la montée en puissance d’une nouvelle intelligentsia qui cherche à travailler pour la réécriture de notre histoire. Dans son roman : « Le monde s’effondre », CHINUA ACHEBE recommande : « Si tu n’es pas content de l’histoire que les autres ont écrite pour toi, écris ta propre histoire » ; or jusqu'ici, notre histoire est celle que nous ont léguée nos maîtres colonisateurs; Cette situation ne peut s’inverser qu’après des recherches, des colloques, des congrès où nos chercheurs confrontent leurs idées, pour essayer de séparer le bon grain de l’ivraie pour voir ce qui nous permet de progresser et pourquoi les colonialistes ont analysé telle et telle situation de telle ou telle façon. En effet, il n’y a pas une histoire ; il y a des histoires ; il suffit de s’imaginer que pour l’Etat français, la guerre d’Algérie n’a jamais existé ; La France officielle parle des « évènements d’Algérie ».C’est dans le cadre de la réécriture de notre histoire qu’un colloque a été organisé sur le roi controversé ADANDOZAN du royaume du DANHOME. Ce colloque n’a pas été du goût de Roger GBEGNONVI, l’ex ministre de YAYI BONI qui, dans une de ces chroniques dont il a le secret et intitulée « NERON, ADANDOZAN ou HITLER » publiée le 29 avril 2014, indique: « Or l’ombre l’emportait manifestement chez Adandozan, qu’il convient de laisser pour toujours dans le trou méphistophélique où les princes d’Abomey l’ont enfermé. Quitte à espérer qu’un colloque se penchera un jour sur la grave question de savoir pourquoi le Bénin peine à trouver dans sa propre histoire des modèles de grandeur et de lumière, manière Mandela ou Sankara, humbles et lumineux porteurs du meilleur de l’homme partout ». La réponse du Professeur COSSI BIO OSSE sur le Blog babilown publiée par Binason Avèkes le 14 mai 2014 et intitulée « Voltaire, Adandozan et Richard II », indique en tout cas que le temps des enfumeurs de première classe comme GBEGNONVI est en train de prendre fin. Lisez plutôt.
Gilbert Kouessi
Rédigé par : Gilbert Kouessi | 21 mai 2014 à 23:18