Longues Impressions d’un Bref Séjour.
I. Le Zémidjan à Cotonou
Le Zémidjan est le signe de trois fléaux.
1/histoire politique, traduction vivante de l’échec de l’aventure révolutionnaire : toute une génération sacrifiée.
2/reflet de l’individualisme béninois dans le domaine des transports et qui tend à illustrer la frénésie du chacun pour soi.
3/ traduction de la surdité collective à la dégradation de l’environnement, à la pollution de la nature. Cette nature est aussi bien collective qu’individuelle.
Réflexion : le Zémidjan n’est pas forcément une création dont on peut être fier ; avec le kpayo, il forme une paire de la débrouille et des opérations informelles qui est appelée à disparaître si le développement socioéconomique devrait être une réalité et non pas seulement un moment d’illusion.
L’autre aspect du choix ou du non choix de ce type de transport motorisé, c’est qu’à l’échelle sociétale, il s’oppose à la construction urbaine du lien social contre laquelle il s’inscrit en faux. Par ailleurs, il pose le problème d’une dépendance au pétrole frelaté dont seul le bas prix le rend possible. Le Zémidjan est le don du kpayo, comme l’Egypte est le don du Nil. Que deviendra le Zémidjan si le pétrole venait à manquer ? Chiche peut-on dire, ce moyen de transport, socialement inquiétant mourra de sa belle mort ! Mais une mort non préparée est-elle si belle ? Est-ce que loin des rodomontades sur l’élimination du kpayo, l’Etat mène une réflexion sérieuse sur une politique de substitution planifiée ? Cette politique devrait être à la fois technique et sociale, intégrant la mise en place de moyens, de structures et d’infrastructures urbaines permettant dans les grandes villes, comme Cotonou, Porto-Novo, etc. des transports en commun viables, fiables et efficaces ; en même temps, elle doit régler l’épineux problème de la reconversion sociale des acteurs impliqués dans ce secteur
On peut aussi spéculer sur le remplacement de la source d’approvisionnement du kpayo par une source interne avec la découverte et l’exploitation de gisement de pétrole au Bénin. Mais il va de soi que si la manne pétrolière devrait être d’une façon ou d’une autre pérennisée alors le phénomène Zémidjan et les calamités qu’il génère ont de beaux jours devant eux !
II. Le Pouvoir et les Médias
1. Langues et alphabétisation.
Le français est la langue officielle du Bénin et dans les médias écrits – il se taille la part du lion. Ce qui pratiquement exclut des usages de lecture la grande majorité des Béninois qui ne parlent pas ou ne savent pas lire et écrire le français. Il faut dire que pour la minorité lettrée qui utilise le français, cette langue se parle ou s’écrit diversement avec plus ou moins de bonheur. Parmi les couches les plus instruites, en général, le français parlé ou écrit est abordé de façon mésologique comme moyen de communication ou d’expression ; et le dénotatif l’emporte sur le connotatif. Souvent l’imagerie mentale qui secrète les schèmes syntaxiques est calquée sur le modèle de la langue maternelle. Et le Béninois, surtout dans la langue parlée, donne l’impression de traduire sa pensée et son expression de sa langue maternelle dans un français canonique, qui a usage d’ustensile verbal de communication nationale. Quoi qu’il en soit, en dépit de la maîtrise irréprochable qui est manifestée dans les couches instruites, il reste que le français est une langue étrangère et échoue à incarner véritablement un idiome où la pensée profonde, le désir, la volonté expressive et le sentiment profond du Béninois trouvent le mieux à s’exprimer, à s’extérioriser sans heurt émotionnel, sans frustration, et avec bonheur. Malgré la fierté qui peut être éprouvée de maîtriser une langue importante comme le français, malgré les connotations sociologiques afférente à la posture du locuteur en langue français, il reste que comme le répète à l’envi le tout nouveau Ministre de l’alphabétisation et de la Promotion des langues nationales, il sied qu’un oiseau digne de ce nom épouse son plumage et y grandisse ; mais au-delà des images proverbiales, il importe de savoir ce qu’il en coûte à cet oiseau intègre de revendiquer bec et ongle son authentique plumage. Le Ministère de l’Alphabétisation et de la Promotion des langues nationales a donc devant lui un grand défi à relever. Ce défi est celui d’une politique authentique d’alphabétisation, qui loin des folklores de surface et des images proverbiales, a pour mission de faire en sorte que des actes deviennent proverbiaux au sens où ce mot, depuis Béhanzin, renvoie à une certaine historicité.( Wanignilô) . Il s’agira de :
1/ mettre fin à la fracture alphabétique qui divise la nation en deux, entre une minorité lettrée et une majorité d’analphabètes, qui constituent le pays réel.
2/ assurer l’appropriation alphabétique des langues principales par les couches populaires, villageoises ou urbaines.
3/ participer à une politique des signes – sociaux, urbains, et culturels – qui libère les masses jusque-là exclues, sortir le signe de son confinement politique et substituer l’autonomie symbolique à la violence symbolique héritée d’un passé âpre, stérile et essentiellement placé sous le signe de l’aliénation, et savamment entretenue dans le présent.
4/ instruire dans le même élan une politique institutionnelle de soutien académique des langues nationales de manière à mettre à la disposition du locuteur actuel les mots – techniques, savants les plus à même d’étayer au plus juste sa pensée sans avoir recours à des importations excessives, à des circonlocutions descriptives ou à des paraphrases imagées.
5/ concevoir une épistémologie de l’alphabétisation qui prenne en compte avec pertinence la hiérarchie sociologique des savoirs. Ce qui suppose aussi que le lettré ou le savant actuel en langues française puisse faire valoir ses connaissances en langues nationales non pas seulement au titre d’une traduction mais en terme d’appropriation négociée.
Pour l’heure, en l’absence d’une politique d’alphabétisation intelligente et massive, l’oralité est le mode qui a la faveur de la grande majorité des béninois. Cette prépondérance de l’oralité s’exprime à travers la domination des médias audiovisuels : radio, télévision, téléphones portables, etc. Dans toutes les sociétés, ces médias sont des médias de masse ; dans le contexte africain illustré par le Bénin, la différence réside dans la forte dépendance du besoin de communication des masses vis-à-vis de ces moyens audiovisuels prisés, élus comme moyens exclusifs et idéaux de communication. En général, dans les sociétés où l’écrit est enraciné, les médias audiovisuels font l’objet d’une circonspection quant à leur effet et à leur capacité à développer chez les usagers ou ceux qui y sont exposés des dispositions critiques, et le recul de l’analyse. Au contraire, médias de l’instant, ils sont considérés comme média de l’instinct, et critiqués pour leur propension à faire de l’émotionnel une valeur et de l’intellectuel une non-valeur.
2. Médias audiovisuels
La radio, la télévision ou le téléphone portable ont dans une large mesure grignoté le territoire impérial de l’écrit dans les sociétés où l’écrit est enraciné depuis des siècles voire des millénaires. Ce recul, dans la mesure où il va de pair avec l’analphabétisme ou une recrudescence de l’illettrisme reste une préoccupation d’ordre anthropologique.
En Afrique, et plus particulièrement au Bénin, le problème se pose en des termes tout différents. En fait, les industries, technologies et médias audiovisuels sont venus naturellement combler le vide d’écriture. Avec l’intention déclarée de passer en pertes et profits l’usage et l’utilité intellectuels de l’écrit, et la fausse promesse d’y substituer une efficacité moderne naturalisée qui donne l’illusion d’être anthropologiquement fondée. Or une telle promesse est fallacieuse à l’évidence et relève de l’artefact. Nonobstant cet artefact, et en désespoir de cause, caressée dans le sens du poil par une certaine valorisation des dispositions orales, l’absence d’écriture se fait valeur qui éclate dans le moutonnement œcuménique du tout verbal, la toute-puissance frénétique du verbe, l’ubiquité circulaire et stérile de la parole.
Dans les télévisions, il y a des débats. Alors que dans sa forme élevée le concept du débat n’est pas expurgé de l’influence de l’écrit et entretient un lien étroit avec la dialectique, c’est-à-dire avec l’idée même de contradiction, ici rien de tel. Il s’agit de joutes oratoires pures et simples où dominent les rodomontades, les bluffs, les incantations, les imprécations, entrecoupées de sorties dithyrambiques à caractère politique, qui sont souvent le prix à payer pour s’offrir une visibilité médiatique à l’heure actuelle. Un cas typique de média entièrement dévoué au pouvoir est offert par Golfe Télévision, où la plupart des émissions apparaissent in fine comme un prétexte, souvent subtil, à communier dans le culte yayique ambiant.
L’autre pôle dominant de cette domination sans partage de l’oralité dans l’audiovisuel est celui de la chanson et de la musique. Le clip vidéo est une variable de remplissage des programmes de télévision. Conformément à la propension ambiguë du Béninois à imiter son prochain, il y a une prodigieuse prolifération de groupes musicaux, de chanteurs aux talents mitigés, qui occupent les ondes à longueur de journée, avec des musiques ou des rythmes congolais suborneurs, l’éternel antillais, le cubain revisité, quelques tentatives plus pu moins réussies de modernisation des rythmes locaux se taillent la part du lion et imposent la lancinante monotonie de leur indigence transcendantale. Dans les chansons, se donnent libre cours tous les travers éthiques des peuples du sud (proto-adja), le pessimisme social des fons, et sa méfiance viscérale du prochain, pourtant jalousé, imité, copié. Toutes choses qui constituent le ferment de la division et de l’affaiblissement du lien social. Ces chansons se chantent dans toutes les langues du sud, et en français. Les chanteurs du répertoire traditionnel ne sont pas en reste. Pour se vendre, selon l’exemple réussi du génial Stan Tohon, la volonté de rompre le cercle étroit du rythme et de la chorégraphie nationaux n’a jamais été aussi forte. Elle consiste en un effort expérimental de métissage chorégraphique par modification du rapport à l’espace et au corps en mouvement. Dans les clips de musiques traditionnelles qui se fraient les voies d’une reconnaissance internationale moderne – clé du succès commercial – la mode est à exhiber l’image faire-valoir d’un Blanc qui devient le dépositaire naturel de cette capacité et de cette volonté. Cet acharnement prend parfois une allure trouble chez un Allèkpéhanhou, artiste par ailleurs imposant, alors qu’il est mieux maîtrisé et sans équivoque chez un autre monstre sacré, Gbessi Zolawadji.
L’autre lieu sacré où s’honore le culte inquiétant de l’oralité est le téléphone portable. Ce média, en quelques années s’est imposé dans les villes et villages, comme un moyen de liaison et de communication indispensable. A tel point qu’il modifie les manières d’être et de faire. Alors que l’Etat s’est montré incapable d’assurer en son temps le développement des infrastructures de téléphone fixe, aujourd’hui, sans y être pour grand-chose, ses tenants peuvent se rengorger de la fierté d’avoir une société où les usagers du téléphone se comptent par centaines de milliers alors que naguère, ils n’étaient que quelques milliers tout au plus. Mais là comme ailleurs, l’évolution des contextes technologiques ne doit pas occulter la permanence des rapports de faiblesse ou de passivité inhérents à notre situation. A l ‘instar des radios et télévisions, le téléphone portable prend la place que l’écrit n’a jamais occupée dans la vie des gens. Là où grâce à l’expérience scolaire, cet écrit a existé, il reflue et laisse place à la parole dans son extatique déchaînement, son incontinence convulsive, et sa frénésie expiatoire. Dans sa propension à desservir les dispositions analytiques que seul permet l’écrit, et dans la mesure où elle l’évacue, la parole que permet le téléphone portable est une parole pratique, efficace, une parole du quotidien mais une parole sans lendemain parce que sans trace. Sans oublier les risques de santé publique qui en dépit qu’il en aie, sont attachés à l’utilisation du téléphone portable. Souvent, dans la même famille, il n’est pas rare de compter jusqu’à trois voire quatre ou cinq numéros de téléphone. L’apprivoisement du téléphone portable, et son appropriation se font avec un naturel déconcertant auquel le sens de la débrouille local apporte tous les compléments techniques et sociaux indispensables. D’une certaine manière, il est heureux de constater les changements positifs qu’apportent ces médias audiovisuels dans la vie des gens, dans leur quotidien, mais dans le même temps la prépondérance de ces médias qui occupent la place laissée vide par une culture de l’absence d’écriture est préoccupante. Il faut espérer que la nouvelle politique d’alphabétisation contribue à restaurer l’équilibre entre oralité et écriture. Si nous ne travaillons pas à asseoir cet équilibre, nous allons nous bercer de parole et de chansons, mais ces modes et genres seuls n’ont jamais fait émerger aucun pays dans ce monde, et ce à travers l’histoire. Et en dépit des facilités et de l’illusion du progrès auquel peur laisser croire l’évolution des contextes technologiques, force est de prendre conscience de la permanence du rapport de faiblesse, et du fait que nous sommes toujours devant le même fardeau, même si l’emballage change. Ce qui est consternant dans le cas de la domination des médias audiovisuels, c’est que les tenants du pouvoir politique ont tout intérêt à encourager la sous-culture obscurantiste en phase avec leur volonté de contrôle social et de manipulation politique des masses, plutôt qu’une véritable culture du développement orientée vers les Lumières, dans la mesure où c’est sur le terreau des émotions et de l’ignorance des masses analphabètes qu’ils prospèrent.
III. La Culture de l’inachèvement.
Le voyageur qui débarque dans les villes capitales de Cotonou et de Porto-Novo est frappé par le faciès de l’urbanisme qui semble être gouverné par une organisation et une croissance anarchique. En plus de ce caractère dont le Bénin n’a pas l’apanage en Afrique, plus frappant encore est le caractère hétéroclite des constructions, la texture des édifices et surtout leur état d’inachèvement. En matière de construction ou d’acquisition d’une maison, l’inachèvement est à la fois une culture, un mode et une stratégie. La chose est banalisée, si répandue qu’elle semble aller de soi, et passe inaperçue aux yeux des Béninois du cru. La plupart des maisons de la ville réelle étant inachevée à Cotonou, c’est l’inachèvement qui est devenue la norme, et l’achèvement une anomalie ou une curiosité insolente. Dans l’océan de maisons qui constitue le tissu urbain de la ville de Cotonou, la maison achevée apparaît comme un îlot qui attire l’attention. Si l’inachèvement est ce qui frappe le regard à Cotonou, une observation attentive permet de voir que l’inachèvement varie selon les secteurs, les époques et les états. Pour ce qui est des secteurs et des époques, on peut comprendre que cela dépende des politiques diverses et contradictoires de croissance, politiques souvent marquées par l’anarchie et la spontanéité qui dessinent de manière sauvage les contours, la position et la composition d’une ville en perpétuelle croissance. En revanche, pour ce qui est de l’état d’inachèvement des maisons, il traduit l’infinie diversité des situations sociales et personnelles. Le phénomène de l’inachèvement peut paraître banal au point de ne pas mériter à première vue que l’on s’y attarde. Mais quand on y réfléchit, d’abord on s’aperçoit que les raisons qui justifient le phénomène sont au cœur de la problématique du développement. Ensuite, on voit aussi que le caractère social du phénomène, sa persistance et sa banalité sont intimement liés à la mentalité du Béninois, à son ethos. Dans l’un ou l’autre des cas, l’inachèvement est un phénomène culturel, qui touche aussi bien à la structure socioéconomique du Bénin et à la mentalité du Béninois.. Toutes choses qui doivent être changées, si nous voulons que ça change effectivement au Bénin. A la question : « Pourquoi les maisons de la ville réelle sont-elles souvent inachevées dans nos villes ? » nous renvoyons à une tentative de réponse donnée dans un essai précédent intitulé : « Les Maison Inachevées. » Dans cet essai, plusieurs raisons de cette culture d’inachèvement ont été avancées, parmi lesquelles, il convient de retenir :
– le rapport à la terre, qui fait de la maison un coin de terre ancestral
– le sous-développement qui consacre la rareté sinon l’inexistence de sociétés de construction immobilière à des fins de logement privé
– la faiblesse de l’organisation bancaire en matière de prêt immobilier privé qui renvoie à la difficulté de cerner les moyens réels des demandeurs potentiels ainsi que leur fiabilité à court et moyen terme
– la prépondérance de l’économie informelle qui privilégie le coup par coup, le refus de se projeter de façon dynamique dans l’avenir ; la préférence donnée aux actions à courte vue qui va de pair avec la pauvreté ou la difficulté de l’imagination du futur
– le refus de confier à autrui la réalisation d’un projet qui concentre une grande part d’intimité et de religieux
– la maîtrise du rythme des dépenses, dans un contexte de ressources précaires et limités.
Le Béninois construit au coup par coup, de façon artisanale, au gré des entrées d’argent. Sous cet angle, la culture de corruption et de prévarication très répandue dans le pays, et qui a été longtemps confortée sous les régimes précédents rejoint l’engouement du Béninois pour la possession d’un chez soi et apporte pour ainsi dire sa pierre blanche à l’édification de la maison individuelle. Beaucoup de maisons sont construites avec de l’argent provenant de rapines, de détournements de deniers plus ou moins publics, ou de ressources indues et de ce fait sont une façon de blanchiment d’argent. Les changements de régimes politiques ou les vicissitudes socioprofessionnelles donnent souvent le coup de grâce à des projets ambitieux de construction. Tout à son bonheur corrompu le futur propriétaire béninois de maison, le Béninois se lance dans une construction monumentale sans se rendre compte que les ressources détournées ou indues sont aléatoires et limités. C’est alors qu’une disgrâce ou un changement de fortune ou de situation vient mettre fin à la folie des grandeurs. A Abomey où je fus en compagnie de mon ami F., celui-ci me montra un édifice immense et complexe qui s’élevait sur plusieurs étages dans un quartier modeste et calme au sud de la ville. L’édifice était imposant, de facture pharaonique mais malheureusement inachevé. Entamé dans les années 1990 par un homme d’affaires qui aurait fait fortune dans la vente du pétrole et les trafics de devises avec le Nigeria, l’édifice majestueux et complexe, immense amas de bloc de béton et de murs sortis de terre ne fut point achevé avant le revers de fortune de son promoteur présomptueux. Aujourd’hui, dans son état d’inachèvement, il abrite un collège d’enseignement secondaire, une façon sociale de le soustraire à un absurde abandon. Vu le gigantisme de l’édifice et sa complexité, il ne fait aucun doute que son propriétaire eût disposé des moyens nécessaires pour achever un immeuble de taille imposante en eût-il dès le départ le désir. Pourquoi la mégalomanie aveugle-telle le futur propriétaire béninois ? Pourquoi ne proportionne-t-il pas son rêve à la réalité des ses moyens ? Pourquoi en matière de construction de sa maison ne fait-il pas sien l’adage qui dit : « un tiens vaut mieux que deux tu l’auras » ? Le plus curieux dans le cas rencontré à Abomey c’est que, à en croire Monsieur F., le propriétaire de l’immeuble pharaonique inachevé avait entamé le même type de constructions pharaoniques aux quatre coins de la ville, qui tous restèrent inachevées !
Mais le cas d’Abomey n’est pas isolé. Si parmi les maisons de standing neuves et achevées à Cotonou, beaucoup émargent au chapitre du blanchiment d’argent, nombre de constructions inachevées ont été fauchée dans leur ambitieuse croissance qui a sacrifié la possibilité d’une maison modeste achevée, à l’incertitude fatale de projets mégalomaniaques budgétivores et à termes condamnés à l’inachèvement.
D’un point de vue stratégique et culturel, tout ce passe comme si le Béninois préfère une maison pharaonique inachevée à une maison modeste achevée. Mais lorsqu’on met de côté l’aspect socioéconomique qui est celui d’un pays sous-développé où les structures socioéconomiques et financières ne sont pas encore sorties des limbes de l’informel, entre le fait que l’inachèvement pour une part prend ses racines dans la culture de la corruption, il révèle aussi des traits spécifiques de la mentalité béninoise, tel que l’individualisme méthodique, le chacun pour soi, la vanité, la jalousie, le mépris du lien social, la difficulté ou le refus de se projeter dans le futur. Ces données et ces réalités ont porté leurs marques sur le faciès urbain de nos villes. Nul ne peut dire quand exactement cette ribambelle de maisons inachevées, et habitées pour la plupart, finiront par recevoir la touche finale de maisons achevées. Pour l’heure nos grandes villes ressemblent à un vaste chantier en arrêt, peuplées de maisons squattés et ternes. Une politique de la ville initiée par le gouvernement avec un volet de construction de maisons pour le coup totalement achevées peut avoir valeur d’exemple ; en attendant que des lois plus contraignantes amènent le Béninois à souscrire aux normes de santé, de sécurité dans la réalisation de projets de maisons individuelles ou familiales. En tout état de cause, l’inachèvement des maisons individuelles ne s’épuise pas en lui-même mais renvoie à toute une dimension symbolique et mentale qui est au principe de la culture d’inachèvement. Cette culture interpelle tout un chacun et soulève une question de fond : pouvons-nous construire une nation avec une culture de l’inachèvement ? Bien sûr que non. Dès lors, il nous faut prendre consciences des formes et effet pervers de cette culture et travailler à l’éradiquer.
IV L’Ivresse du Religieux
Parce que la joie de vivre a fait place à l'angoisse quotidienne, du fait que les partis se font et se défont, chacun promettant le bonheur qu'il ne peut donner et que, heureusement, le dynamisme des ONG, des Eglises, des Temples et des Mosquées lui procure un peu d'espoir. (Basile Adjou-Moumouni)
Le Béninois a la croyance chevillée à l’âme. Sa disponibilité religieuse est remarquable. Originairement cette disposition est enracinée dans la représentation animiste du monde. Le sens de la société, le rôle de la famille et le statut religieux des ancêtres viennent sceller cette représentation dans sa dimension pratique. Au sud du pays que dans ses travers comme dans ses œuvres sublimes on a tort de confondre avec le Bénin – or donc le faible poids démocratique du nord est inversement proportionnel à sa qualité culturelle et éthique – le culte du vodoun est prégnant. Ce culte embrasse un système de représentation animiste structuré qui régissent et vivifient les croyances. En dehors des cultes rendus au panthéon des diverses divinités, la croyance quotidienne du Béninois concerne l’équilibre de sa vie sociale, émotionnelle et psychologique. Le chemin qui va de l’attachement clanique ou familial au culte d’une divinité vodoun au règne tous azimuts des croyances superstitieuses sur les esprits en passant par le culte agissant des ancêtres est le même chemin continu que pratique en permanence l’esprit du Béninois. C’est sur ce terreau qu’ont poussé les religions étrangères en parallèles avec les vicissitudes sociopolitiques qui ont marqué la communauté nationale dans son processus de formation. Ces religions étant celles du livre dans une société à la tradition orale vivace, force est de constater le paradoxe de l’influence de la culture biblique et dans une moindre mesure coranique sur les esprits. La référence à l’évangile ou à la bible prend souvent la forme d’une revendication de savoir, d’une accumulation de connaissance qui ont valeur de vérité et d’érudition. La bible est la vérité même, avant d’être un livre ; et les faits, les dires et les discours qu’elle véhicule sont des faits révélés, des dires vrais et des discours de vérité absolue. Cet assemblage idéologique apparemment hétérogène fait de culte animiste sur fond de croyances superstitieuses d’une part et la prépondérance du Dieu des religions monothéiste d’autre part, n’a rien de conflictuel ou contradictoire dans l’esprit du Béninois. Comme l’ivresse passe avant la nature du vin qui la provoque, l’ivresse religieuse et l’ivresse du religieux transcendent les différences de culte et de cultures et ne s’immolent pas aux oppositions de nature dualiste comme c’est le cas dans la représentation occidentale qui sépare de manière cartésienne l’âme du corps, l’esprit de la matière. Cette exception méthodologique passe encore lorsqu’il s’agit de la grande masse des gens qui n’ont été que très faiblement aux principes fondamentaux de la pensée occidentale. Mais la chose devient parfaitement étonnante lorsque l’on constate qu’au Bénin, n’est pas de mise la pudeur ou la distance, pour ne pas dire la circonspection que manifeste le savant ou l’intellectuel occidental vis-à-vis du religieux, et dont le pendant politique est incarnée par le principe de laïcité qui se traduit par la séparation de l’église et de l’Etat. La revendication de religiosité enracinée dans les croyances profondes du Béninois est tout aussi forte dans les milieux lettrés, et sa détermination sociologique est une détermination de forme. Au Bénin, la religiosité est soluble dans l’intellectualité. Souvent l’intellectuel béninois imperméable à la mise à distance méthodologique du religieux passe sans solution de continuité d’un registre à l’autre en légitimant en contrebande pour le compte de son ivresse personnelle des discours auxquels son statut social d’intellectuel confère une valeur de vérité scientifique ou socialement évidente.
Cette confusion des genres pose problème dans le domaine politique dans la mesure où les hommes politiques de haut niveau, les cadres chargés de veiller à la vie de la cité comptent parmi eux des hommes et des femmes intellectuellement qualifiés. Ceux-ci en principe devraient conformer leurs actes au principe laïc de séparation de l’église et de l’état qui garantit les libertés de pensée et d’expression qui sont au fondement de toute démocratie moderne.
Outre le fait qu’au Bénin le religieux est mis à toutes les sauces, déborde de son cadre et surdétermine les actes sociaux et quotidiens, le fait que les hommes politiques, et souvent pas des moindres s’en donnent à cœur joie de manipuler les affects religieux des citoyens à des fins de contrôle social et politique est attentatoire à la santé démocratique ; il ruine le discours de la laïcité et brouille la représentation par le citoyen de la nécessaire séparation de l’église et de l’état. Cette confusion est une régression antidémocratique inquiétante. Que les hommes politiques qui devraient veiller à l’enracinement des principes de laïcité soient les premiers à en saper les fondements par manipulation de l’ivresse religieuse et de la disposition atavique à croire du Béninois est un véritable sujet de préoccupation pour le progrès politique, moral et socioéconomique de notre pays.
V. Sur le changement
Au-delà de leur caractère spontané, les changements sont des choses difficiles à saisir. Tel phénomène cyclique peut nous paraître changeant tant que nous n’avons pas pris conscience qu’il est cyclique. Et même lorsque nous avons pris conscience de cet aspect, tant que nous n’avons pas pu déterminer sa périodicité, il reste pour nous un mystère. L’histoire de l’astronomie regorge d’expériences illustrant un tel mystère.
Dans l’histoire des trente dernières années du Bénin, les époques politiques se sont accompagnées de mots d’ordre et de slogans plus ou moins accrocheurs. C’est à n’en pas douter un héritage de la période lyrique de la Révolution. En effet, la Révolution s’est illustrée par le mot d’ordre : « Ehuzu dandan ! » Puis suite à la Conférence nationale, le Renouveau démocratique a ouvert la voie à l’ère de la Renaissance de Soglo et à la Résurrection de Kérékou. Maintenant le Changement est à l’honneur appuyé par le slogan « Ça va changer ! » Or il suffit de traduire ce slogan en fon pour voir apparaître une troublante liaison rhétorique entre « Ehuzu ! » et « Enanhuzu! »
Mais à y regarder de près, qu’est-ce qui change ? Est-ce que ce n’est pas tout simplement un processus cyclique qui consacre le flux et le reflux de l’espérance du peuple ? On peut penser que le Changement est opposé à tout ce qui l’avait précédé. Mais même dans les termes, la Révolution se voulait un changement ; le Renouveau était un changement ; la Renaissance aussi etc. Changement ! Est-ce parce que le changement est partout que rien ne change ?
Les sceptiques peuvent faire un clin d’œil au cas du Sénégal. On se souvient en effet de la tumultueuse élection de Monsieur Abdoulaye Wade à la Présidence. Le vieil opposant au Parti socialiste avait accédé au pouvoir sous le vibrant slogan de « Sopi ! » Ce mot en wolof veut dire Changement. Au Sénégal c’était le grand soir. Les gens rêvaient des lendemains qui chantent. Aujourd’hui, il suffit de mesurer en quoi et dans quel sens le Sénégal a changé depuis Abdou Diouf pour échapper à l’hypnose collective de l’espérance de masse.
L’enfer dit-on est pavé de bonnes intentions. En ce qui concerne la volonté de changement, en Afrique plus qu’ailleurs, il faut surtout se garder de jugements hâtifs. Pour ne parler que du Bénin, il va sans dire que des forces coalisées ont tendance à freiner le changement ; forces endogènes et/ou exogènes ; soit volontaires parce que, à l’instar des croque-morts, elles vivent de cet état de chose ; soit involontaires parce qu’un immense effort mental incombe à la nation pour connaître sa pleine autonomie, une montagne à soulever. Cet effort auquel nous ne parvenons pas, il convient d’en questionner sérieusement les échecs récurrents, et non pas nous hâter de jeter la pierre aux hommes politiques et aux régimes du passé, vite catalogués comme sans foi, ineptes et inaptes. C’est en comprenant les raisons de ces échecs que notre légitime désir de changement évitera le double écueil de l’incantation et du lyrisme qui est au principe du flux et du reflux de l’espérance populaire. Au-delà de tout volontarisme éphémère, nous devons nous défaire du regard manichéen que nous portons sur le passé pour mieux voir les forces et logiques qui freinent le changement.
Par ailleurs, avec la meilleure volonté et les meilleures chances du monde, l’effort de développement d’un pays du continent – petit ou grand –finira par entrer en résonance avec l’effort des autres pays africains. C’est dire que la vision d’un pays comme îlot de changement dans un océan de régression ne tient pas la route longtemps ; tout scepticisme mis à part, cette limite incite à situer le changement dans un cadre suffisamment critique.
A suivre...
Binason Avèkes
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