Mon Cher Pancrace, oui ce piège dans lequel l'esprit du Béninois est enfermé vient du passé, il a une histoire. Les circonstances ont fait du Dahomey d'avant l'indépendance le vivier de cadres de l'Administration coloniale de toute l'Afrique de l'Ouest : instituteurs, commis, infirmiers, agents administratifs, médecins de brousse, cadres agricoles, ingénieurs, etc. À l'époque, réussir à l'école, avoir un diplôme était synonyme d'aller à l'extérieur et inversement. C'est là où le Béninois a attrapé le virus de l'excellence et de la compétition scolaire qui va de pair avec le rêve de l'étranger. Un Français, Emmanuel Mounier, qui a observé ce phénomène, a donné par métaphore le nom de Quartier latin de l'Afrique au Dahomey. Faut-il en rire ou en pleurer ? Comme toujours, les Africains ne se sont pas posé la question, surtout que c'est un Blanc qui parle. Aujourd'hui, si la candidature du ministre au poste de directeur Afrique de l'OMS peut soulever à la limite de l'hystérie une passion nationale, c’est bien sûr en raison de ce complexe de QLA. Mais pas seulement. C'est aussi parce que, sorti de la matière grise, nous n'avons rien à nous mettre sous la dent. Alors de-ci, delà, tout le monde guette le prochain os qu’une organisation internationale de plus ou moins grande envergure va lancer en l'air et nous sommes prêts à bondir. «Ômashéô !», pitié, comme le disent les Yoruba. Parlant de Yoruba, mon cher Pancrace, te souviens-tu, la même occasion de postulation à une fonction internationale s'est présentée il y a quelques années précisément en 2012 au Nigeria avec la ministre des finances Mme Ngozi Okonjo Iweala qui guignait sur le poste prestigieux de Président de la banque mondiale. Malgré son expérience et son curriculum, elle a échoué devant le candidat américain. Avant, pendant et après son échec, la nouvelle est quasiment passée inaperçue dans les médias nigérians et encore moins dans la société au sens large. C'est tout juste si les journaux en ont parlé, et on est très vite passé à autre chose. Parce que justement, vois-tu, ce genre de sujet est le cadet des soucis des Nigérians. Les citoyens de la première économie d'Afrique comme s'enorgueillit le Nigeria ont d'autres choses à faire que de se battre comme des chiffonniers autour d'un poste, fût-il international. Un pays dans lequel la disparition de 20 milliards de dollars des caisses de l'État ne suscite pas plus d’émoi que cela n'en est plus à attendre pour son élite l'obtention d'un poste international. Et ce n'est pas l'argument bateau qu'avancent les intéressés au Bénin--à savoir qu'il y va aussi et surtout du renom diplomatique de leur pays qui va distraire les Nigérians. Soit dit en passant, tout le monde sait que la rage et la passion que les Béninois mettent à s'investir dans la chasse aux postes internationaux cachent des motivations égoïstes et personnelles en dépit des considérations patriotiques qu'ils avancent. Mon Cher Pancrace, prends l'exemple sur la vie culturelle et intellectuelle du Bénin sous l'angle du seul secteur de la presse et des médias et tu te feras une idée des séquelles de la culture QLA au Bénin. Bien sûr dans toutes les sociétés, la vigueur de la presse et des médias est indexée sur l'économie, puisque pour vivre, les journaux ont besoin de financement. Cela peut venir en partie de l'achat des journaux ou de l'abonnement par les lecteurs, et en partie de la publicité en provenance des grands et moins grands groupes industriels, des associations ou organisations plus ou moins gouvernementales. Pour pourvoir et garantir la richesse du contenu ainsi que sa créativité et son originalité, les organes de presse doivent avoir des moyens de faire des investigations, et un réseau de journalistes, de collaborateurs culturels et intellectuels. Tout cela, je le concède, a un coût. Comme au Bénin, nous n'avons pas une économie forte et des ressources de rente qui génèrent de la richesse, les moyens d'origine publicitaire de nos organes de presse sont dérisoires sinon relativement nuls. De même, le lectorat est-il réduit à se limiter à sa portion congrue dans quelques poches sociologiques des centres urbains. Face à ce vide, la presse et les médias on abdiqué leur vocation culturelle, intellectuelle et informative du citoyen en vue de son édification. Ils se sont logiquement tournés vers les seuls milieux solvables de la société que constitue la classe politique. La presse et les médias sont devenus des organes à la disposition des hommes ou des partis politiques ; leur seul thème exclusif, leur centre d'intérêt est la politique ; leurs donneurs d'ordre et leurs lecteurs se recrutent parmi le personnel politique à toutes les échelles de la société. Ainsi se constitue le paradoxe d'un pays qui d'un côté se vante d'être une pépinière d'intellectuels et de diplômés, et qui de l'autre affiche une presse intellectuellement et culturellement déserte, sans contenu et sans créativité, en dehors de la monomanie naturalisée de la thématique politique. De sorte qu'aujourd'hui au Bénin, cette même presse en est arrivée à considérer et établir comme manifestation et paradigme littéraires les productions écrites des hommes politiques, qui dans ce désert culturel font figure de penseurs, d’intellectuels et d’écrivains. Regarde quand même un peu la projection de la presse béninoise sur Internet--puisqu' à l'instar de ce qui se passe un peu partout dans le monde, bon nombre de titres de la presse nationale sont présents sur la toile--et tu auras une idée saisissante du désert culturel et intellectuel qui caractérise cette presse monothématique. Ainsi, sur la toile, en dehors d’un journal comme « l'Évènement précis », qui fait un effort louable de diversification de son contenu, en affichant autant que faire se peut un contenu culturel--littérature, théâtre, danse, éducation, vulgarisation médicale etc.--le reste de la presse béninoise est aux abonnés absents en termes de diversité et même de consistance de contenu. La plupart d'entre eux, heureusement, ne s'en cache pas et cela a le mérite de la clarté, même si la naturalisation de l'équation : journal = information politique est une escroquerie épistémologique pour le genre et ruineuse pour l'esprit. Mais le pire c'est lorsque l'un des groupes de presse les plus en vue dans le pays dénie cette escroquerie de la nullité du contenu derrière un masque et une posture cosmopolites. Tel est le cas du site d’un journal comme « Nouvelle Tribune » qui amuse la galerie en substituant au vide de contenu un pot-pourri d'informations glanées gratuitement de-ci de-là aux quatre coins du monde et offert en pâture au lecteur Béninois sans aucun souci d'un minimum d'exigence spéculaire. Ce qui se passe en Russie, en France, en Patagonie, au Brésil, au Mozambique ou au Gabon pourvu qu'il ait un certain intérêt médiatiquement racoleur est plaqué ou plus ou moins paraphrasé pour distraire le lecteur béninois ; et ce au mépris de l'indépendance d'esprit de celui-ci, de sa capacité d'aller chercher lui-même ces informations qui sont horizontalement situées sur la toile à sa portée. Par comparaison, donne-toi la peine d'aller sur des sites d’autres pays normaux qui ne se disent pas Quartier latin de l'Afrique, et tu verras qu'aucun n'affiche cette posture cosmopolite frauduleuse. Ils donnent priorité aux informations nationales, et si les informations politiques font la une, ils mettent un point d'honneur à être exhaustifs sur la palette des rubriques qui définissent le fait informationnel. Ils ne jonglent pas avec le vide comme le fait de façon pitoyable un journal comme « Nouvelle Tribune » au Bénin, du moins à en juger par ce qui se publie sur leur site Internet. À vrai dire, si une loi devait être votée au Bénin contraignant chaque journal à consacrer 90 % de ses pages aux informations nationales, et 10 % aux informations étrangères ; et si en plus, cette loi se fait plus précise en impartissant un quota de 30 % aux informations politiques et de 70 % à tout le reste dont une par non négligeable aux informations culturelles, et à l'éducation, alors il n’y aura presque pas de journal au Bénin du moins dans l'état actuel des choses. En principe, le fait de nous prétendre Quartier latin de l'Afrique signifie que nous avons beaucoup de diplômés, des historiens, des sociologues, des scientifiques, des juristes qualifiés, des médecins etc. Comment se fait-il alors que tout ce beau monde ne prenne pas sur lui d'envoyer aux journaux des papiers à but informatif et éducatif : qui sur la médecine et la vulgarisation médicale, qui sur la littérature, qui sur l'histoire de tel ou tel terroir, qui sur la science et son appropriation endogène etc. ? Voilà autant de contributions qui si le fait Quartier latin avait une répercussion sociétale positive aurait enrichi les contenus de nos journaux, qui aujourd'hui font la honte de tout Béninois lucide et qui sait que jadis, du temps des Paul Hazoumè, des Blaise Kouassi, ou des Tovalou Quenum etc., la presse du Dahomey était l'une des plus réputées de l'Afrique Noire. Mon Cher Pancrace, aujourd'hui, comme le montre le psychodrame autour de l'échec de la candidature de Mme Gazard au poste de directeur Afrique de l'OMS, la qualité QLA, loin d'être une qualité à effet sociétal, apparaît plutôt comme un prétexte d’affirmation de l'individualisme méthodique béninois. La passivité individualiste du Béninois fait alors apparaître l'engouement pour la chose scolaire plus comme une prouesse de singe savant que comme une valeur sociale socialement conjuguée.
Au total, mettons-nous au travail. Brisons ce carcan puéril de la valorisation abstraite de la compétition scolaire ou universitaire. Et concevons du savoir une approche vivante, réelle qui nous aide à activer notre créativité. Un doctorat sans créativité est nul et de nul effet, et ne nous sera d'aucune utilité dans la modification concrète de notre environnement.
Comme tu le vois, mon cher Pancrace, le sujet est vaste, et je me demande si j'ai apporté une réponse satisfaisante à ta question. Mais j'ose espérer que mes digressions et longueurs trouveront auprès de toi une indulgence digne de notre amitié
Amicalement,
Binason Avèkes
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