3.1
Vers midi, sur le dos de Tamani, j’ai pris la route de Dorominfla. Je connaissais la route par cœur. Zhalia m’a tout indiqué, point par point. Zhalia m’a raconté aussi l’histoire de Dorominfla et, pendant que j’étais en route, j’entendais encore sa voix :
» Je suis orpheline. Mon père est mort, ma mère aussi. Autrefois, à Doro, mon père était vivant et ma mère aussi. Notre roi s’appelait Baboni Imorou. Baboni était un bon roi. Il aimait les animaux et les protégeait. L’emblème de notre village était le Zégué noir…
» Le Zégué noir est un bousier aux ailes intérieures bleu encre qui vit et prospère dans notre région. C’est un animal sacré pour nous autres de Doro. Nos ancêtres ont fondé notre clan grâce à la bénédiction du Zégué noir. Contrairement aux autres bousiers qui naissent dans n’importe quelle bouse, les Zégué noirs naissent uniquement dans la bouse d'éléphant. Pour pondre son œuf unique, la femelle va chercher de la bouse d’éléphant et la roule jusqu’à l’abri dans un trou aménagé. Et le Zégué noir a toujours vécu ainsi…
» Notre village était prospère. Nous vivions de culture et de chasse, et nous protégions les animaux sauvages contre les braconniers. Notre roi avait une cavalerie qui menait la guerre aux braconniers, parce que le marabout du roi Baboni a dit que si on ne protégeait pas les éléphants, les Zégué noirs disparaîtront tous. Mais Bonzo Yamaoré, le demi-frère du roi, n’était pas du même avis, il était l’ami des braconniers…
»Bonzo Yamaoré et ses hommes ont décidé de tuer le roi. Avec les braconniers, ils ont creusé un trou sur le chemin du roi ; un trou très profond et très large comme pour attraper un rhinocéros. Sur le trou, ils ont mis des tiges de roseaux et des branchages et de la terre par dessus. Bonzo Yamaoré était à la tête de l’escorte du roi. Quand il est venu près du trou avec son cheval, il a fait un grand saut pour montrer au roi qu’il était un bon cavalier. Et pendant que le roi et ses hommes avançaient au trot en applaudissant Bonzo Yamaoré, ils sont tombés dans le trou. Et ils sont tous morts parce que le trou était profond et dedans Bonzo Yamaoré avait mis des pierres et des tessons de bouteilles…
»A la mort du roi, selon la tradition, c’est son frère le plus âgé qui a pris la succession provisoire pour deux ans jusqu’à l’élection d’un roi parce que chez nous les rois sont toujours élus. Et, comme Bonzo Yamaoré était le frère le plus âgé, il a pris la succession. Depuis ce jour, les choses ont changé dans notre village. D’abord, ça été l’emblème : au lieu du Zégué, notre animal sacré, c’est l’éléphant qui est devenu l’emblème. Ensuite, il n’y a plus d’armée. Chabi, mon père qui faisait partie de l’escadron en lutte contre les braconniers a été décapité, comme tous les autres. Ils ont attrapé mon frère Aruna qui avait quatre ans à peine et l’on jeté aux léopards dans la jungle…
» Avec Bonzo Yamaoré, la misère s’est abattue sur tout notre village. Quelques-uns sont devenus riches mais la plupart sont pauvres. Dorominfla est accablé de tous les maux. La sécheresse s’est abattue sur le village, et les puits se sont asséchées. Les criquets attaquent les champs. La variole et le choléra ont décimé le peuple. Et la famine est arrivée parce que Bonzo Yamaoré a interdit l’agriculture aux hommes. Désormais, les hommes parcourent la jungle pour chasser les éléphants et les rhinocéros. Ils tuent les bêtes sauvages et vendent leurs défenses ou leurs cornes aux trafiquants arabes, chinois ou européens. Ils rapportent leurs viandes séchées. Et les femmes sont chargées par les fonctionnaires du roi de vendre ça au marché de Kandi et des environs…
» Mais le plus jeune frère de Baboni, le prince Yaradoua n’est pas d’accord avec ce système Yaradoua a formé une armée de résistance. Il veut redonner à notre village sa dignité d’antan. Il veut que le Zégué noir devienne l’emblème de Doro. Il veut que la pluie revienne et que les hommes deviennent de bons cultivateurs comme avant. C’est pour ça que Yaradoua et ses hommes mènent la guerre contre le Prince Régent Bonzo Yamaoré et vous les trouverez sur votre chemin.»
Ainsi parlait Zhalia mais je ne savais pas de quel côté était Montcho dans toute cette histoire. Est-ce qu’il était devenu l’ami des braconniers ou l’ami de Yaradoua ? Est-ce qu’il était toujours à Dorominfla ou était-il déjà tombé mort et a changé de monde ?
J’ai traversé des endroits dangereux. Des guerriers, cachés dans la forêt, tuaient ou capturaient les personnes qu’ils ne connaissaient pas ou ceux qui disaient qu’ils allaient à Dorominfla ou à Korominfla. Mais Zhalia m’avait prévenu. Elle m’avait dit que si on me demandait où j’allais de ne jamais répondre que j’allais à Dorominfla ni à Korominfla parce que ces deux villages étaient ennemis depuis la mort du roi Baboni. Korominfla avait le Zégué noir pour emblème comme Dorominfla avant la mort de son roi. Et c’est à Korominfla que se sont repliés tous les guerriers de Yaradoua. Zhalia avait dit : « Si vous rencontrez un homme de Dorominfla et s’il vous demande où vous allez et si vous lui répondez que vous allez à Korominfla, il va vous tuer. Si vous rencontrez un homme de Korominfla et s’il vous demande où vous allez et si vous répondez que vous allez à Dorominfla, lui aussi il va vous tuer. Si vous tenez à votre vie, vous devez toujours répondre " Je suis un étranger, et je vais demander conseil au roi de Borominfla" parce que ce village est neutre et son emblème est le caméléon. »
Plusieurs fois, j’ai été arrêté par des guerriers. Je ne les connaissais pas. Peut-être étaient-ils de Dorominfla, peut-être de Korominfla. Ils portaient des flèches empoisonnées, des sabres et des fusils. A chaque fois ils me demandaient où est-ce que j’allais, et je leur répondais : « Je suis un étranger, et je vais demander conseil au roi de Borominfla » et à chaque fois ils m’ont laissé passer sans rien dire. J’ai continué ainsi ma route, et mon voyage a duré deux heures. Tamani était agile. Quand je suis arrivé en vue de Dorominfla, il y avait une grande fête dans le village. C’était la fête du cheval. Et quand les gens m’ont vu venir à califourchon sur Tamani, ils m’ont pris pour un noble visiteur. Deux gardes du roi préposés à l’accueil des étrangers de hauts rangs sont venus à ma rencontre. Ils m’ont aidé à descendre de cheval et l’un d’eux m’a dit en se courbant avec respect :
« Noble étranger, cavalier émérite, soyez le bienvenu.
— Braves gens de Dorominfla, je vous salue
— Noble étranger, comment parler de vous a notre roi ?
— Eh bien, je suis le Demi-Frère-Des-Dieux-Et-Des-Esprits-Qui-A-Beaucoup-De-Pouvoir-En-Ce-Bas-Monde. »
Quand j’ai dit ça aux gardes du Prince Régent, ils étaient étonnés et ils m’ont conduit au devant leur roi. L’intérieur du palais était riche. Il y avait beaucoup d’objets en ivoire et l’or scintillait partout. Le roi était vêtu d’un ample boubou bleu ciel et coiffé d’un turban jaune or. Son visage était voilé et je ne voyais que ses yeux noirs perçants. Quand il m’a vu, il m’a fixé un moment.
« A qui ai-je l’honneur, noble étranger ?
— Je suis le Demi-Frère-Des-Dieux-Et-Des-Esprits-Qui-A-Beaucoup-De-Pouvoir-En-Ce-Bas-Monde.
— Ah, j’aimerais bien vous croire, noble étranger.
— Il ne tient qu’à vous d’éprouver mon pouvoir, Ô Vénérable Roi.
— Bien, je vais voir ce que vous pouvez faire. Dans une heure, il y aura une course de chevaux entre cinq cavaliers : le cavalier rouge, le cavalier jaune, le cavalier vert, le cavalier bleu et le cavalier blanc. Si vous êtes le Demi-Frère-Des-Dieux-Et-Des-Esprits-Qui-A-Beaucoup-De-Pouvoir, dites-moi l’ordre d’arrivée des trois premiers chevaux.
— Sire, permettez-moi de vous rappeler que votre vœu concerne le possible et seuls les dieux peuvent prévoir le possible.
— A ce que je sache, vous êtes leur demi-frère n’est-ce pas ?
— Certes mais je ne réponds pas pour autant du possible
— Alors, bon Dieu, de quoi répondez-vous donc ?
— De tout ce qui est advenu en tout temps et en tout lieu.
— Que voulez-vous dire par-là ?
— Eh bien dans le cas d’espèce, interrogez-moi après la course.
— Quel intérêt y a-t-il à cela ? A ce jeu-là tout le monde excelle.
— Non Sire qu’on se comprenne bien, je n’entends pas assister à la à la course. Et pour vous en assurer, mettez-moi en lieu sûr…
— Eh bien, j’accède à vos vœux, noble étranger.
« Emmenez-le à Zankoukou !» ordonna le roi d’une voix autoritaire. Les gardes m’ont conduit dans une demeure située à l’extérieur du palais. La demeure était vide et farouchement gardée par des hommes en armes. Les hommes du roi m’ont enfermé dans une pièce obscure. La pièce était peuplée de rats et sentait mauvais. En vérité, c’était une prison.
Du dehors me parvenaient les bruits de la fête. Le tam-tam et les cris des femmes s’entendaient aussi mais je ne pouvais rien distinguer. Alors, je décide d’utiliser mes bôs. A cause de l’obscurité, je deviens un hibou. Avec mes yeux de hibou, je découvre un petit trou dans le mur pas plus grand que le chas d’une aiguille. Et dans le trou, passaient des fourmis. Pour sortir, je prends la forme d’une fourmi. En suivant les fourmis je me retrouve en un rien de temps derrière la demeure obscure, dans une cours étroite entourée de hauts murs. Une fois dehors je prends la forme d’un aigle. Et je commence à survoler le ciel de Dorominfla. De ma position, je pouvais voir les habitants en fête mais eux ne me voyaient pas. Ils étaient très occupés à faire la fête et nul ne songeait à regarder le ciel. J’étais tranquille et je surveillais les chevaux qui allaient prendre le départ. Mais ma tranquillité n’a pas duré longtemps. Après quelques minutes, des hommes du roi Bonzo Yamaoré ont aperçu un aigle en train de tournoyer dans le ciel et ils sont allés informer le roi. Le roi a interrogé son devin et celui-ci a dit que j’étais un oiseau de malheur envoyé par les habitants de Korominfla. Quand le roi a entendu ça, il a ordonné qu’on me tue, c’est à dire l’aigle qui tournoyait dans le ciel de Dorominfla. Les chevaux étaient prêts à prendre le départ de la course. C’est à ce moment-là que les gardes du roi ont commencé à tirer sur moi. Les gardes faisaient feu dans tous les sens. Si le ciel avait été une toile, il aurait été troué de partout, tellement ils tiraient sans s’arrêter. J’ai eu de la chance ce jour-là. Grâce à mon touglôbô, j’étais protégé contre les balles des fusils mais pas contre les flèches et comme j’étais très haut dans le ciel, les chasseurs du roi, ont pensé qu’il n’y avait que le fusil qui pouvait m’atteindre. Ils avaient raison mais mon touglôbô était plus fort que leurs balles. A un moment donné, pendant la fusillade, une balle est passée tout près de mon bec et m’a coupé le souffle. Tout à coup, le ciel s’est assombri. J’ai piqué vers le sol et au moment où j’allais reprendre l’envol, mes ailes n’ont pas répondu et le vent soufflait dans une direction contraire. J’ai commencé à tomber comme une pierre, ou comme si j’étais un être sans ailes. Je ne comprenais pas ce qui se passait. Les choses se sont passées très vite et je me suis retrouvé dans les branches d’un baobab nain, les ailes prises dans des lianes. J’ai battu les ailes pour sortir de là avant l’arrivée des gardes du roi, je me suis agité follement mais c’était compter sans leur agilité de vieux chasseurs. Aidés par des chiens, ils m’ont rattrapé bien vite. Et à ce moment-là, un des chasseurs voulait me tuer et m’a mis en joue avec sa flèche empoisonnée. Heureusement, son chef lui a fait signe de ne pas tirer. « Non, Minguida, dit-il, il faut que nous l’apportions vivant au roi. »
L’homme obéit à l’ordre de son chef et j’étais sauvé. Ils me capturèrent. Je n’ai pas opposé de résistance, j’étais déjà content d’être vivant. Je me suis fait calme et bien sage et ils m’ont apporté vivant au roi. Le roi était content de l’œuvre accomplie et leur promit des récompenses. Et comme le roi voyait que j’étais un oiseau sage, il m’a posé sans crainte sur ses genoux comme un trophée vivant en attendant de régler mon sort. Pendant ce temps, les cavaliers prenaient rang pour la course. Assis au milieu de sa cour sous un grand parasol, le roi me caressait en regardant le spectacle de la course qui se préparait. Quelques instants après, pendant que le roi parlait avec des notables du royaume, la course a commencé devant mes yeux d’aigle. Quand elle a pris fin, le roi s’est levé pour saluer les vainqueurs. C’est alors que je me suis faufilé de ses mains et j’ai disparu en un éclair. Les gardes me cherchèrent en vain.
A la fin du spectacle, le roi m’a fait chercher. J’étais déjà de retour dans le cachot. Quand j’ai été présenté au palais, j’ai vu le roi. Il ne portait plus son turban bleu, et son visage était nu. Ses yeux brillaient comme un feu de forge. Il avait un regard de tueur. Il me considéra une longue minute en silence, comme un fauve près à fondre sur sa proie.
« Eh bien, dit-il d’une voix ironique, Demi-Frère-Des-Dieux-Et-Des-Esprits-Qui-Aurait-Beaucoup-De-Pouvoir-En-Ce-Bas-Monde, qu’avez-vous à me dire ?
— Ô Noble roi ! Tout dépendra de ce que vous me demanderez.
— Eh bien soit, dit le roi, voici ma proposition. Je vais vous poser deux questions, si vous répondez à une seule, vous aurez la vie sauve, si vous répondez aux deux, vous aurez tout ce que vous voudrez. Si vous ne répondez à aucune, je vais vous jeter aux lions ; ici c’est comme ça que nous faisons aux intriguants et aux menteurs, ce que je ne crois pas que vous êtes, jusqu’à preuve du contraire.
— Assurément non, Noble roi, je suis un homme de Vérité.
— Alors, Demi-Frère-Des-Dieux, si vous êtes vraiment ce que vous prétendez, donnez-moi le tiercé gagnant dans l’ordre. »
Quand le roi a dit ça, j’ai fermé les yeux en faisant semblant de consulter mes esprits secrets puis quelques instants après, en les ouvrant, j’ai dit : « Eh bien, Vénérable roi, il fallait jouer le vert, le jaune et le rouge ». En entendant ça, le roi était étonné. Il m’a regardé et malgré ses yeux de braise, je sentais qu’il était intrigué. Et il m’a dit : « Noble étranger, Demi-Frère-Des-Dieux vous avez la vie sauve ! » Ensuite, il a dit :
«Voici ma deuxième question, Demi-Frère, avant la course, un animal a troublé la paix de notre village, quel est cet animal : un serpent, un oiseau ou un animal à quatre pattes ?
— C’est un oiseau
— Mais encore...
— Un aigle »
Bonzo Yamaoré était au comble de la surprise.
« Noble étranger, s’écria-t-il, il n’y a pas de doute, vous êtes vraiment le Demi-Frère-Des-Dieux-Et-Des-Esprits-Qui-A-Beaucoup-De-Pouvoir-En-Ce-Bas-Monde, vous pouvez me demander tout ce que vous voudrez. »
Quand il a dit que je pouvais demander tout ce que je voulais, j’ai dit :
« Je vous remercie Noble roi, mais je ne veux ni fortune ni couronne
— Voyons ! Demi-Frère-Des-Dieux, que voulez-vous au juste ?
— Eh bien Noble roi, je suis à la recherche d’un homme à moi. Il a quitté mon service et serait par ici, il y a deux semaines environ.
— Et comment se nomme-t-il ?
— Montcho Amannon, fils de Montcho Gbêmavo
— Ah, oui, ce nom me dit quelque chose, c’est un homme court ?
— Oui, Noble roi, c’est cela, un homme bien court.
— Et de teint noir ?
— Oui, Sire comme chez nous au sud.
— Il est robuste n’est-ce pas ?
— Oui, c’était le plus robuste de mes hommes
— Il a une seule cicatrice ?
— Oui, Sire, une seule sur la joue droite
— Ah, je vois, je vois ! C’est peut-être l’homme à une cicatrice »
En parlant de l’homme à une cicatrice, le roi a souri parce qu’à Dorominfla, et dans tout le nord les hommes n’ont pas une seule cicatrice sur le visage, mais une nappe de cicatrices sur tout le corps. Il a dit que Montcho avait été capturé par ses hommes parce qu’il luttait dans le camp adverse. Le roi n’a pas prononcé le nom de Yaradoua mais j’ai compris. Montcho serait enfermé dans la prison de haute sécurité du royaume, et cette prison se trouvait quelque part à la lisière de la jungle et le roi a dit à ses hommes d’aller le chercher immédiatement. Cet ordre du roi me rendit heureux. Je pouvais enfin dire adieu à mes malheurs. Je revoyais le bonheur revenir dans ma famille. Ma dignité allait être sauve. Je revoyais mes quarante femmes à Ajalato et je pensais que j’allais les rendre heureuses à nouveau. Je pouvais dire adieu aux intrigues de Nan-Guézé qui voulait m’épouser. Mais comment une telle chose est-elle possible ? Comment un homme qui se respecte peut-il épouser la femme de son grand-père et rester digne de son clan ?
Le roi Bonzo était content lui aussi ; il m’appelait “Demi-Frère” et nous étions à tu et à toi comme des frères. En attendant l’arrivée de Montcho, il m’a invité à un festin en reconnaissance des mes pouvoirs et j’ai accepté avec joie. Les meilleurs musiciens du royaume étaient invités à chanter les louanges du roi. Dans leurs chansons, ils parlaient de la gloire du roi et des bienfaits de la chasse à l’éléphant ; ils louaient la bonté des trafiquants chinois, italiens et arabes qui faisaient le commerce avec Dorominfla. Et ils maudissaient Yaradoua et le roi de Korominfla avec les hommes et les femmes de Korominfla. Ils maudissaient aussi un Français présenté dans leur chanson comme l’ennemi des chasseurs d’éléphants. D’autres chansons annonçaient le couronnement prochain de Bonzo Yamaoré. Pendant ce temps, le roi et moi nous étions au festin. Comme les ors, les diamants et l’ivoire qui étaient abondants dans le palais, je n’avais jamais vu avant un festin aussi fabuleux. Il y avait des monceaux de viandes de toutes sortes : antilope, sanglier, phacochère, chèvres, etc. Et il y avait aussi des plats à base de farine de mil et de riz et des sauces dans lesquelles nageaient des testicules de bêtes sauvages : rhinocéros, buffles, éléphants. Toutes sortes de boissons agrémentaient le banquet royal : bière de mil et de maïs, vin de palme importé du sud, même des boissons européennes comme le gin ou le whisky de première qualité étaient servies, parce que le roi de Dorominfla était riche et pouvait s’offrir ces choses venant du monde entier. Je ne peux pas dire tout ce qu’il y avait au festin ce jour-là. Le repas était vraiment bon.
Pendant que nous mangions, le roi me parlait de politique ; il m’expliquait comment les choses allaient se passer pour lui bientôt. Ainsi j’appris que le lendemain il allait être intronisé roi, selon un rituel spécial qu’il m’expliqua dans le détail. Selon la coutume, lui et son demi-frère Yaradoua prétendant au trône, seront enfermés chacun dans l’une des deux cases sacrées de la cour des Rois. Une case est carrée et l’autre ronde. La case carrée est pour le Prince Régent, et la case ronde est pour le prétendant. L’officiant de la cérémonie, le grand prêtre du village est un vieux sage nommé Gonokoré ; tout le monde le respecte, et ses décisions sont bien acceptées. Selon la tradition, Gonokoré doit présider un conseil d’électeurs. Et sous l’arbre à palabre de la cour sacrée, le trône du roi sera placé. Une fois que le trône est placé et tous les notables réunis, Gonokoré doit battre trois fois le tam-tam sacré, ensuite il appelle le nom du Prince Régent et le Prince Régent doit sortir de la case carrée. Si le Prince Régent ne sort pas de la case carrée après les trois battements du tam-tam, Gonokoré battra encore trois fois le tam-tam et si le Prince Régent ne sort toujours pas, alors le prétendant peut sortir. En tout cas, celui des deux qui finit par sortir en règle dans la cour doit marcher tête haute vers son trône. S’il trébuche il ne sera plus roi. S’il tombe, le châtiment est plus sévère encore : on le fait prisonnier sur-le-champ et pour le reste de sa vie, car il y va de l’honneur du royaume et le roi ne doit ni trébucher ni tomber devant ses sujets le jour de son intronisation. C’est pourquoi, il doit marcher dignement vers le trône. Quand il s’assied sur son trône, tous les notables doivent fermer les yeux et baisser la tête. Tous à l’exception de Gonokoré qui doit lui mettre le collier royal au cou. Après quoi, il tape sur son tam-tam et les notables ouvrent les yeux, relèvent la tête, et frappent dans leur main en s’écriant : « Bienvenue à notre Roi, que la paix soit sur Dorominfla ! »
A son tour, le roi bénit les notables et déclare ouvertes les festivités de son intronisation. Alors commence la fête. Tout le monde chante danse, et mange, et les réjouissances durent trois jours et trois nuit.
Après m’avoir expliqué tout ça, le roi me demande :
« Demi-Frère, toi qui sais tout, est-ce que tout se passera bien demain ?
— Eh bien, noble roi…
— Je sais, je sais…vous me direz encore une fois que cela relève du possible et que Dieu seul s'y connaît…
— Vous avez raison Noble roi
— Prends tout ton temps, Demi-Frère. Honneur au repas ! Voici des testicules, manges-en, Demi-Frère, tu en auras besoin bientôt… »
Quand le roi a parlé ainsi, je n’ai pas compris ce qu’il voulait dire mais j’ai mangé les testicules tout simplement et je sentais que c’était bon. C’est après le festin que j’ai compris tout à fait où le roi voulait en venir. Il m’a invité à le suivre dans l’une des chambres de son somptueux palais. La chambre était basse, peu éclairée et remplie d’or et de femmes. Elles étaient au nombre de trente, couchées à même le sol sur des tapis en peaux de bêtes très douces. C’étaient les plus belles femmes du royaume. Elles me faisaient penser à Zhalia, avec leurs jambes longues, leurs hanches souples et leurs seins dressés comme des sagaies. Mais, contrairement à Zhalia qui était simple dans sa beauté naturelle, tout ce que ces femmes portaient sur elles était de l’or et des diamants, des bijoux, des bracelets et des colliers qui scintillaient dans la pénombre. Quand le roi et moi nous nous sommes entrés dans le gynécée, les femmes se sont levées et nous ont salués en disant :
« Ô Vénérable roi, Votre visite nous honore. Votre présence nous comble de joie, quel plaisir pouvons-nous procurer à votre corps, quel enchantement à votre âme pour la gloire de notre royaume ? » Ce à quoi le roi a répondu : « Perles du royaume, fontaines de rêves, voici venu le jour des grands honneurs, le Demi-frère-des-Dieux est là, il mérite votre compagnie. »
Ayant dit ça, le roi se tourne vers moi :
« Demi-Frère, chez nous, l’énergie, c’est comme de l’argent, quand on en a reçue, il faut la dépenser » Puis me prenant mes deux mains dans les siennes et me regardant de ses yeux de braise il ajouta : « Mon Frère, prenez du plaisir, tout le plaisir est pour moi. » Puis me laissa en compagnie des plus belles femmes du royaume.
Dès que le roi fut parti, les femmes m’attirèrent dans leur lit de duvet douillet. Nous avons commencé à faire l’amour comme des bêtes, et de toutes les façons, et je ne manquais pas de force. C’est là que j’ai compris ce que le roi voulait dire quand il m’a parlé des testicules en disant « Manges-en, Demi-Frère, tu en auras besoin ». Les femmes étaient exigeantes. Elles s’entendaient pour me laisser profiter d’elles et chacune savaient attendre son tour. Ainsi, je suis resté plusieurs heures avec elles, à faire l’amour comme jamais je n’avais fait avant parce que c’était la première fois de ma vie que je faisais l’amour avec plus d’une femme à la fois. Après l’amour, j’ai sombré dans un profond sommeil.
Le soir était déjà tombé. Un garde du roi était venu me chercher dans le gynécée. Je ne savais pas quelle heure il était. Le serviteur du roi m’a conduit par un étroit couloir en pente à ciel ouvert qui reliait le gynécée au palais. Dans la salle de séjour, le roi était assis sur son sofa. Drapé dans son boubou bleu qui couvrait tout son corps du cou jusqu’aux pieds, il n’avait pas l’air très heureux. Dès qu’il m’a vu, il m’a invité à m’asseoir et je me suis assis en face de lui dans un fauteuil en ivoire rembourré de kapok. Le roi me regarde d’un œil sincère et me dit : « Demi-frère, j’ai une mauvaise nouvelle à vous annoncer. » Il observa un moment de silence et pendant ce temps qui me parut très long, je craignais pour la vie de Montcho. Mais le roi ajouta : « Noble étranger, votre homme s’est évadé cette nuit même !». Après il m’explique que des pilleurs chinois s’intéressaient au trafic des rhinocéros. La nuit précédant mon arrivée, ces Chinois auraient fait un assaut dans la prison de haute sécurité ; il y auraient massacré les gardes, et libéré tous les prisonniers dans le seul but de libérer un de leurs. Bonzo Yamaoré n’a pas parlé de Yaradoua mais j’étais sûr que l’histoire des trafiquants chinois était une fable. Il m’avait dit ça parce pour me cacher la vérité sur Dorominfla et ne savait pas que je connaissais l’histoire du village.
Bonzo Yamaoré ne savait pas non plus pourquoi j’étais à la recherche de Montcho et il me demande :
« Mais voyons Demi-Frère, pourquoi cherchez-vous donc cet homme ?
— Parce que c’est lui qui fabrique mon breuvage.
— Quel breuvage ?
— Le breuvage qui m’aide à être digne de mes femmes
— Oh, si ce n’est que ça ! Noble étranger, je peux vous aider.»
Pour me faire plaisir, le roi me parle d’un breuvage fait à base de poudre de corne de rhinocéros. Je lui fait remarquer que dans le sud, il n’y a pas de rhinocéros et même s’il y en avait il faudrait sans doute les tuer tous pour me satisfaire. Quand j’ai dit ça, le roi s’est tu et j’ai vu dans son visage qu’il cachait sa gêne. De mon côté, j’étais triste, parce que mon espoir s’était envolé : je ne savais pas où trouver Montcho. Mais comme je croyais que Montcho avait été libéré par les hommes de Yaradoua, je pensais que tout ce qu’il restait à faire était de prendre la route pour Korominfla, le plus vite possible. Le roi voyant que j’étais triste me dit : « Demi-Frère, gardez le moral, mon royaume est le plus riche de la région, choisissez ce que vous voulez, et il sera à vous » Quand le roi a dit ça, j’ai répondu que je ne cherchais ni gloire ni or mais que j’étais près à accepter une faveur à la place de la promesse que le roi n’a pas tenue.
« Eh bien Demi-Frère, dit le roi, soulagé, vos désirs sont les bienvenus.
— Je veux aller à Korominfla, dès que possible
— A Korominfla ? Mais voyons, pourquoi donc ?
— Peut-être que mon employé est là-bas. »
© Blaise APLOGAN
A suivre
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