Ou le procès des Honorables
VI : Le Procès
Sur le seuil, mon regard se perdit un moment à l'intérieur du Palais. Je ne vous dis pas, le spectacle était prodigieux. Le décor, les ors, le lustre, le mobilier, les lumières, tout cela était d’une magnificence ineffable. Bouche bée, je restai en admiration un certain temps, sans oser entrer. Le Tribunal siégeait sous le regard attentif des Ancêtres fortement représentés par des grands noms : Chefs d’Etat, Rois, Dignitaires religieux illustres, Juristes éminents, Artistes etc. Inutile de citer des noms, mais ô que c'était émouvant de trouver là d'illustres Ancêtres comme Béhanzin dans sa majesté éternelle, ou Monseigneur Isidore De Souza dont le souci de la chose nationale n’avait pas varié d’un iota !
Le Président du Tribunal était le Juge Coojo, envoyé ad Patres récemment dans une affaire pour le moins crapuleuse qui mêlait la politique et les conflits de clans maffieux. Comme pour faire bonne mesure, l’Avocat général était un jeune homme récemment débarqué, en la personne de Maître Joseph Aboki, mort sur l’autel fraîchement dressé du Changement, dans des conditions dont le caractère mystérieux était aussi révoltant qu’intrigant. Mais à voir ce jeune avocat dynamique et intègre aller et venir sur la scène du tribunal, on aurait dit qu’il était en pays de longue connaissance, tant il se sentait à l’aise. Mes camarades, les députés révisionnistes qui s’étaient lancés dans la danse folle du saumon, étaient assis côte à côte sur le banc des accusés. Ils avaient l’air prostré. Le Président de l'Assemblée était à la barre lorsque prenant mon courage à deux mains, je me décidai à franchir le seuil du Palais. Un silence religieux marqua mon entrée. Je fus accueilli par l’Intercesseur qui m’indiqua un siège à part, celui du témoin privilégié ; avec respect, je le remerciai et m’inclinai tour à tour du côté des dignitaires présents, puis du côté du Président de la Cour.
Aussitôt que je me fus assis, le procès reprit son cours normal. Il était du reste largement entamé. L’ordre des questions débattues étant historiquement inversé, la Cour avait déjà traité avant mon arrivée de tout ce qui touchait à l’actualité au pays, à savoir les actes politiques du Parlement ayant provoqué la crise du Siège de l’Assemblée et le vent de péril qui soufflait sur tout le pays. Le Président de l’Assemblée nationale, l’air abattu, avait perdu de sa superbe des beaux jours, ce goût enjôleur de la rhétorique pontifiante qui le caractérise. L’Avocat général Maître Joseph Aboki le malmenait.
«Monsieur le Président, dit-il, je ne reviendrai pas sur vos allégations. Tout ce que je retiens, c'est votre souci mainte fois proclamé d’échanger des arguments. Qui dit échanger dit partager. Or je note que votre volonté d’échanger ne vous a pas inspiré l'idée au demeurant fort sage de partager avec le peuple vos opinions sur l’urgence de la prolongation du mandat de vos pairs ! En effet, dans votre esprit, l’échange que vous préconisez n’avait qu’une valeur rhétorique. Mais Monsieur le Président, ne nous attardons pas sur ces détails dérisoires : venons-en aux faits, et parlons à cœur ouvert devant nos Ancêtres ici présents. Quelles étaient vos réelles motivations dans la première révision de la constitution ?
– Comme je l’ai fait jusqu’ici, je jure devant les Ancêtres de dire la vérité. S'agissant de la première modification de la Constitution, qu'est-ce qui s'est passé ? Ce serait erroné, je le dis sincèrement, de penser que la seule motivation des députés c'était de prolonger leur mandat. Vous savez bien, chers Ancêtres, que les dernières élections présidentielles nous ont coûté dix milliards. Dix milliards, financés avec l'Union Européenne, le Danemark et la Suisse. Nous devons six milliards de francs qui ne sont pas encore payés et que nous devons payer. Les prochaines élections législatives nous coûterons environ dix milliards également. Et si nous devons mettre en place la LEPI comme la loi l'exige, ce projet nous coûtera entre douze et dix huit milliards ! Ce n'est pas moi qui le dis, c'est le gouvernement. Si nous ne pouvons pas mettre en place la LEPI, la loi exige qu'on mette en place un recensement électoral national approfondi (RENA) qui coûtera environ six milliards. Cela voulait dire qu’en l’espace d’un an, il aurait fallu sortir vingt milliards ! Et début 2008 nous devrions sortir dix autres milliards. En tout trente milliards ! Chers Ancêtres, il y a quelque chose qui me paraît personnellement important. Je ne suis pas à l'aise quand je vois que ce sont d'autres qui viennent financer notre démocratie. Nous devons rapidement arrêter de faire financer nos élections par les Danois, les Français, la Suisse, ou l'Union Européenne. Voilà la vérité ! Le problème qui se posait et que nous avons tranché était de savoir si oui ou non nous étions prêts à dépenser en si peu de temps trente milliards pour des élections !
– Donc, raisons économiques et financières, si je comprends bien, Monsieur le Président.
– Oui, votre honneur, et de dignité nationale …
– Mais Monsieur le Président, pensez-vous que la seule façon de faire de l’économie ce soit de ne pas respecter les échéances électorales prévues par la Constitution en couplant les élections ? Pourquoi n'avez-vous pas par exemple assorti la prorogation du mandat des députés de l'engagement de vos pairs à renoncer à leurs salaires, primes et privilèges pendant cette année supplémentaire ? En payant ainsi de vos personnes, n'auriez-vous pas apporté la preuve par l'exemple, Monsieur les Députés, de votre sens élevé du sacrifice et, du coup fait taire ceux qui doutaient du caractère désintéressé de votre intiative de révision ? Un tel renoncement à vos émoluments n'aurait-il pas mis en valeur le souci de l'économie dont vous dites être animés ? Par ailleurs, et dans un tout autre registre, qu’est-ce qui pouvait justifier que votre Assemblée n’eût pas voulu donner créance au nouveau Gouvernement qui assurait pourtant que les élections pouvaient avoir lieu à bonne date ? Si la question de l’économie vous tenait tant à cœur, pourquoi n’avoir pas prévu et proposé le couplage des élections de 2007 avec les Présidentielles de 2006 ? A côté de ces questions dont le souci est de mettre à nu la motivation réelle de la révision de la constitution, l'autre question est de savoir les raisons pour lesquelles cette initiative qui avait d’abord été, d’un commun accord avec le Président de la République, mise en veilleuse, tout à coup ressurgit au devant de la scène des préoccupations de l’Assemblée après l’incarcération du Président du parti que vous représentez ? Savez-vous que pas moins de 42 milliards de nos francs étaient en jeu dans l’Affaire au centre de laquelle se trouve ce triste sire dont l'incarcération a provoqué l'émoi de vos pairs ? Savez-vous le nombre d’Affaires équivalentes qui ont contribué à vider les caisses de l’Etat ? Ne croyez-vous pas qu’il eût été plus urgent et comment dirais-je ? plus sain, que la représentation nationale se préoccupât de la manière dont toutes ces sommes détournées devraient retrouver le chemin des caisses de l’Etat, plutôt que de chercher à faire soi-disant des économies sur le dos de la Constitution, et contre la volonté du Peuple ? Vous savez très bien, Monsieur le Président, la position du Peuple à ce sujet, vous qui préconisez d’échanger les arguments, pourquoi du haut de votre autorité n'avez-vous daigné vous abaisser à entendre le Peuple sur la meilleure manière de faire de l’économie ? Est-ce une manière de mépriser sa volonté ? Enfin, en bon démocrate, pensez-vous sincèrement qu’il vaut mieux laisser filer les milliards volés par quelques-uns, et avec des airs de vertu offensée, s’indigner ensuite que l’Etat soit réduit à la mendicité pour organiser les élections ?
» Oui, ces questions sont pernicieuses, je le sais, Monsieur le Président de l’Assemblée, je ne le sais que trop : elles sont d'autant plus pernicieuses qu'elles vous embarrassent, mais elles convergent toutes vers le nœud du problème. Si vous jugez nécessaire d’y répondre, n'hésitez pas, faites votre devoir en toute sincérité devant les Esprits de nos Ancêtres ici présents. Mais dans le cas contraire, je laisse le soin aux jurés, ainsi qu’à l’Esprit de sagesse de nos Ancêtres d’en apprécier la pertinence et le bien fondé. »
Pour toute réponse, le Président laissa entendre un profond soupir, baissa la tête et ne broncha pas. Pendant une longue minute, il resta silencieux, la tête baissée. Maître Joseph Aboki savoura le constat du silence. Après avoir jeté un regard rapide au Président de la Cour et aux jurés, il reprit la parole.
« Le silence est d’or, dit-on, Monsieur le Président de l’Assemblée ! A propos de la première révision, celle qui a ouvert la boîte de Pandore que vous avez du mal à refermer, votre défense a évoqué l'existence de raisons autrement plus techniques, les prenez-vous à votre propre compte ? Qu'avez-vous à déclarer à ce sujet ?
– Oui, Monsieur l’Avocat général, dit le Président de l’Assemblée qui se réveilla de sa léthargie. Je vous remercie de me donner l’occasion d’en parler. Cet argument touche à la sincérité même de nos élections. Lorsque nous faisons nos listes électorales et qu'on vienne nous dire qu'il y a des fraudes dans nos élections, y compris celles de 2006, quand on dit qu'il y a des inscriptions d'étrangers, de mineurs, est-ce que ce sont là des faits ou bien sont-ce des fantasmes ? Les citoyens béninois doivent pouvoir répondre à cette question-là. Donc la nécessité absolue est que nous ayons une liste électorale fiable si nous voulons consolider la démocratie. Et si nous ne la consolidons pas, sachons très bien que ça n'arrive pas qu'aux autres. Ça peut très bien nous arriver après seize ans de courage et d'effort. Ceci est possible si notre démocratie s'arrête un matin.
– Vos arguments sont pertinents, Monsieur le Président de l’Assemblée mais j’ai peine à croire qu’ils justifient l’usage d’un couplage des élections, et particulièrement une prolongation du mandat des députés, votée sans discussion publique et en dépit de la réserve pressante du chef de l’Etat, alors qu’un article fameux stipulait noir sur blanc que l’Assemblée a l’initiative des lois concurremment avec le chef de l’Etat ; mais cet article vous gênait tellement que vous n’avez eu de cesse de le supprimer ! »
à suivre
© Copyright Binason Avèkès, 2006
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