Ou le Procès des Honorables
Conte politique
IV : La transe des saumons
Quelques jours plus tard, je me retrouvai à Cotonou, parce que j’estimais que le jeu en valait la chandelle. Grâce à mon ami journaliste, je pris contact avec l’Honorable Moïse Kourikan et nous nous donnâmes rendez-vous un soir dans l’espace café du restaurant la Caravelle en face du marché Ganhi. Là, assis dans un coin relativement isolé nous pûmes nous parler tranquillement sans crainte des oreilles indiscrètes et des regards obliques. Nous commandâmes à boire et prîmes le temps d’échanger quelques amabilités sur nos parcours respectifs. Je félicitai le député sur la constance de ses positions et son sens élevé de l’intérêt national ; lui me parla de mon dernier ouvrage, consacré au thème de la culture, et dont la lecture dit-il, avait « quelque chose de rafraîchissant. » Puis, nous échangeâmes un toast, qui en l’honneur de la Nation qui au nom de la Vérité. Mon hôte se versa un verre de Flag et le but d’un trait ; la gorge rafraîchie, il entra dans un état second, roula les yeux et tourna le regard de guingois. Après une longue minute de silence déconcertant, ils se mit à parler à voix basse.
« Vous n’allez pas me croire, commença-t-il, mais écoutez-moi bien »
Sur ces paroles, j’enclenchai mon magnéto et me fis tout ouïe.
»Pendant la crise du Siège de l’Assemblée, on ne savait pas que faire. Après la décision de la Cour constitutionnelle rejetant la demande de levée d’obstruction, l’Assemblée était au pied du mur. Son Président entra dans une furie monstre. Il décida de se passer de l’aide de la Cour et du Gouvernement. L’ensemble des députés qui avaient voté la nouvelle révision de la constitution, c’est-à-dire tous sauf moi, étaient invités à proposer une solution pour contourner le Siège. Les députés essayèrent toutes sortes de solutions techniques : envoyer le texte de loi à la Cour par fax, par courrier électronique. Toutes ces solutions furent rejetées comme non conformes. Certains députés se déguisèrent en journalistes pour faire passer le texte mais rien n’y fit. Le Peuple qui avait placardé dans les rues les images de ceux que tout le monde appelait les députés fascistes ne se laissa pas abuser. Or au fur et à mesure que durait le Siège, le parlement était entré dans une logique de course contre la montre. Il fallait faire vite sinon la promulgation de la loi était vouée à l’échec certain. C’est dans ces conditions que le député Orou Chane, urbaniste et historien de formation, a parlé de l’existence d’un passage souterrain qui jadis reliait le Palais des Gouverneurs à l’ancien IFAN, l’Institut Française d’Afrique Noire, et aussi au site de la Préfecture. L’idée parut intéressante, le principe est que si un député pouvait réussir à franchir le périmètre du Palais et se retrouver au milieu de la foule, alors l’Assemblée avait partie gagnée, le reste ne serait plus qu’une question de formalité.
»Avec fièvre les députés rivalisèrent d’ardeur pour trouver le chemin menant à ce passage souterrain. Au bout de deux jours de recherche acharnée, la chance finit par leur sourire. Alors qu’au dehors le Printemps béninois battait son plein, les députés tombèrent sur une trappe discrète conduisant au passage souterrain en question. Toute l’Assemblée, le Président en tête était aux anges. On sabla le champagne à huis clos et on promit de faire la nique au Peuple, à la Société Civile et au Gouvernement. Sans tarder, deux émissaires furent envoyés en mission souterraine commandée. Selon les ordres du Président, qui jouait le rôle du général en chef, l’un des envoyés devait franchir le périmètre du Palais et l’autre revenir sur ses pas pour annoncer la bonne nouvelle. Or on attendit les deux envoyés des heures entières et il n’y eut pas de retour. S’étaient-ils égarés ? Avaient-ils choisi de partir tous les deux ? Ou bien ont-ils profité de l’occasion pour fausser compagnie à l’Assemblée et se désolidariser de leurs camarades révisionnistes ? Le Président, qui connaissait bien ces deux députés, n’était pas loin de pencher pour la dernière hypothèse. Mais le temps pressait et il fallait agir vite. Aussi, sans perdre du temps en discussions inutiles, le Président envoya trois Députés cette fois-ci avec les mêmes consignes qu’il martela fermement. « Toi Bouniou, quelque soit alfa, tu reviens sur tes pas ! »
»Le deuxième groupe d’envoyés descendit dans la trappe, et partit à l’aventure du contournement du Siège. Leurs camarades les attendirent des heures durant mais en vain. A partir de là, la suite des événements devint proprement farfelue, bizarre, on se croirait dans un roman ou un conte tragique. Les Députés révisionnistes entrèrent dans une espèce de folle excitation. Comme s’ils étaient en transe, ils ne pouvaient plus se contrôler. Vous voyez, pour donner une image, ils étaient comme des bans de saumons venus frayer dans leur rivière de naissance et, tenaillés par une compulsion irrésistible, ils se lançaient frénétiquement par petits groupes à l’assaut du passage souterrain sans demander leur reste. Avec la pression des événements et du temps, ils avaient perdu leur bon sens et tout contact avec la réalité. Seul parmi eux, moi je me tenais à l’écart de cette exode délirante. Perplexe, je les regardais faire en me demandant jusqu’où ils allaient s’arrêter et quand finiront-ils par regarder la réalité en face. A mon grand étonnement, comme des bêtes de Panurge, attirés par la Sirène de l’amour propre et de la folie des grandeurs, par petits groupes déterminés, ils prirent ce chemin de non retour. Le Président de l’Assemblée lui-même et la doyenne du Parlement furent les derniers à tenter l’aventure. Avant de s’en aller, le Président me jeta un regard perfide et prononça une phrase qui aujourd’hui, avec le recul me semble chargée d’ambiguïté. « Si nous ne revenons pas, avait-il dit, j’espère que vous respecterez la volonté de la majorité ! » Je n’ai pas eu le temps de lui dire que pour moi, la majorité c’était le Peuple. Très vite, le couple infernal avait disparu sous mes yeux ébahis.
»Dès qu’ils furent partis, cela me fit tout drôle d’être le dernier représentant du Peuple au Parlement. Le reste du personnel non élu avait été tenu à l’écart des discussions et des décisions secrètes des Députés. Je me sentis donc seul ; du dehors, le cri du Peuple me parvenait. Quand je m’installais aux fenêtres pour jeter un œil au dehors, je voyais tantôt des bras qui s’agitaient au loin en signe de menace, tantôt une forêt de mains qui faisaient le V de la victoire. Parmi la foule, certains me saluaient avec ferveur parce qu’ils me reconnaissaient comme étant le seul député n’ayant pas suivi le mouvement de révision mais d’autres ne faisaient pas la différence et se montraient menaçants. Evidemment, comme il fallait s’y attendre, le dernier carré des députés égarés, ne revint pas. (...)
»Cette nuit-là, plus que les autres fut pour moi une nuit blanche. Des heures durant, je me demandais quoi faire ? Allais-je moi aussi entrer dans cette folle danse des saumons ? Les députés s’étaient-ils passé le mot pour s’enfuir en douce en se donnant des airs de héros géniaux en quête de solution finale ? Inutile de vous dire que cette myriade de questions resta sans réponse satisfaisante.
»Le lendemain, je tournai en rond au Parlement, marchant dans les travées, assis seul dans une Assemblée vide. Des membres du personnel venaient me voir et m’encourager. Ils me tenaient des propos rassurants sur le retour rapide de mes collègues. « Le Président est un homme d’honneur juraient-ils, même si les autres s’étaient enfuis par peur, lui au moins reviendra » Mais quand je discutais avec eux sur l’éventualité de trouver quelqu’un pour aller à sa rencontre plus personne ne voulait me suivre sur cette voie risquée. "Ah ! Non, s'excusaient-ils, chacun son destin, nous on est pas des députés" Cette façon de se défiler était typique du Béninois...mais qu'y puis-je ? On ne change pas les gens du jour au lendemain... A méditer...
»Au premier jour de ma solitude, alors que le Printemps béninois battait son plein, la rumeur se répandit que les Députés avaient réussi à déjouer le Siège et seraient parvenus à transmettre officiellement le texte de loi à la Cour Constitutionnelle. Evidemment, la rumeur fit monter la pression, et la colère du Peuple décupla. Du fond de ma réclusion, j’en sentais directement les effets dévastateurs. Et je n’osais même plus jeter un oeil par la fenêtre, de peur de provoquer la furie du Peuple. Mais vers le soir, la rumeur fut démentie catégoriquement par les médias et les services de la Cour. Ce qui eut pour conséquence de faire baisser la colère du Peuple.
»La deuxième nuit de ma solitude, je parvins à dormir un peu et ce fut pour moi l’occasion de faire un rêve. Dans ce rêve qui était plutôt un cauchemar, je vis le Président du Parlement enseveli sous un monceau de gravats et une main en l’air s’agitant pour demander secours. L’image me frappa tant et si bien qu’elle me retira de mon sommeil qui du reste, en raison de la situation, n’était pas profond. Je ne pus refermer l’œil de la nuit. Cette image du bras du Président demandant secours me hanta jusqu’au matin. Pour tout vous dire, je suis quelqu’un qui ne fait pas souvent des rêves, mais l’expérience m’a prouvé que pour le peu qu’il m’est arrivé de faire dans ma vie, il y a toujours une réalité sous-jacente. C’est pour cela, voyez-vous, que j’étais gagné par l’inquiétude. Je me sentais pris en otage moralement. Vous savez, comme si j’avais le syndrome de Stockholm, je me sentais le devoir moral d’aller au secours de ces égarés, que je croyais ensevelis, agonisant sous une tonne de gravats ! Toute la journée, l’image du Président à l’agonie me hanta. Je voyais son bras impuissant qui continuait de s’agiter devant mes yeux. Je n’arrivai même pas à boire ni à manger. Et du coup, toutes les clameurs du Peuple passèrent au second plan. Je me disais qu’il fallait faire quelque chose pour sauver ce qui pouvait l’être, car j’étais persuadé que tous autant qu’ils étaient, ces députés égarés n’avaient pas pu aller très loin.
»C’est pourquoi la nuit du deuxième jour de ma solitude à l’Assemblée, ne sachant plus à quel sain me vouer – au peuple qui criait : « A morts les Révisionnistes ! » ou à la voix intérieure qui me disait « Vas-y sauve ces égarés de la Mort sûre ! » – je finis quand même par agir selon ma conscience. C’était comme un impératif catégorique. A mon corps défendant, j’entrai moi aussi dans la danse des saumons. Par solidarité, je partis à la recherche de mes collègues égarés.
»Encore une fois, vous dont le droiture et la probité sont des qualités rares parmi notre intelligentsia, je vous demande d’ouvrir grandes vos oreilles ; à partir de maintenant, ce que je vais dire n’a plus rien de rationnel, surtout pour vous qui vivez en Europe depuis je ne sais combien d’années. Pourtant c’est la vérité, rien que la vérité... »
à suivre
© Copyright Binason Avèkes, 2006
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