4.2
Le discours d'Aruna
Laissant les Lycaons tout à leur joie, je sortis du Parlement sur la pointe des pieds. Devenu homme, je ne pouvais plus leur parler et je repris le chemin de la colline du Fouta Kora, heureux d’avoir apporté la nouvelle à toute la jungle, même si je ne savais pas encore comment faire pour trouver Aruna lui-même. En simple épervier, je repris les airs pour tuer la distance, mais dans les airs, je me laissais porter par les courants. Et je dormais dans le ciel, fatigué par cette nuit blanche et mouvementée. J’arrivai au tunnel du Fouta Kora à l’aube. A ma grande surprise, Sako n’y était plus. Moumouni le plus âgé des gardes m’attendait. Il me dit que le capitaine croyant que j’avais été enlevé, était parti à l’aube avec Bonzo Yamaoré en direction du Temple du Zégué noir, le temps de mettre le prisonnier en sécurité et il repartira à ma recherche. Si toutefois je revenais sain et sauf, Moumouni avait reçu mission de me conduire où je voulais dans la jungle et de me protéger. Mais j’étais fatigué et je pris d’abord le temps de faire un somme. A mon réveil, le jour était déjà levé. Je ne savais pas combien de temps j’avais dormi, je n’avais qu’une seule idée en tête : aller la recherche de Lycaon-sans-queue. Je n’expliquai rien à Moumouni des raisons de ce choix, mais il se mit à ma disposition. En vieux connaisseur de la jungle, il pensait que ce n’était que l’affaire d’une heure ou deux. Nous sortîmes du ventre du Fouta Kora en laissant l’âne et le cheval derrière nous.
Nous frayâmes notre chemin à travers la végétation, empruntant des sentiers tortueux sur les traces des braconniers. Après une heure de marche, nous entendîmes un bref bruit guttural précédé d’une odeur humaine. Je pensai à Aruna et Montcho ; mon cœur se mit à battre de joie. Mais tout de suite après, il y eut des cris perçants et des battements rythmés. Un énorme gorille à dos argenté, debout derrière un buisson, se frappait la poitrine. Derrière lui, surgirent d’autres gorilles. Moumouni se plaça devant moi. « Ne bougez surtout pas Demi-Frère ! », murmura-t-il. Je fis le mort un instant. Nous restâmes sur place sans bouger. Nous continuâmes notre route après que les gorilles eurent cessé leurs cris et leurs battements. Avec précaution, Moumouni me conduisit à l’écart du sentier. Plus loin, à maintes reprises, nous eûmes l’occasion de croiser d’autres gorilles et des chimpanzés. Moumouni m’expliqua que c’était parce que nous cherchions des traces d’hommes que notre chemin nous conduisaient vers des gorilles ou les chimpanzés. Mais nous tombions aussi sur les traces des braconniers. Nous sommes tombés souvent sur les pièges des braconniers. Mais celui qui nous a le plus étonnés, c’est de voir l’un des trous géants vers lesquels Montcho rabattait les animaux. Le trou était si profond qu’il pouvait contenir deux éléphants à la fois. Il était rempli d’ossements et exhalait une forte odeur de chair pourrie. Moumouni et moi, nous ne restâmes pas longtemps à cause de l’odeur qui était insupportable, et parce que Moumouni avait peur des trous.
Nous continuâmes notre route. Chemin faisant, nous rencontrions des animaux qui allaient tous dans la même direction que nous. Ils étaient de toutes sortes : des gros comme des petits, ceux qui se déplaçaient sur pattes comme ceux qui volaient dans les airs. Ils allaient tous dans la même direction. Moumouni pensait qu’ils allaient vers la Grande Mare. Mais moi, je me posais des questions : Où allaient tous les animaux de ce même pas ? Est-ce qu’ils rejoignaient l’armée d’Aruna pour attaquer le Palais du roi des braconniers ? Ou bien est-ce qu’ils allaient vers la Clairière de la Grande Mare pour fêter la guerre qui n’aura pas lieu ? Avec ces questions, me venait l’envie de devenir un animal, seule façon de comprendre ce que se disaient les animaux. Mais je ne voulais pas effrayer Moumouni ; je ne voulais pas non plus utiliser mon Kanlinbô à tout propos. En effet, comme toute chose en ce monde, les pouvoirs de mes bôs se paient. Chaque fois que je deviens invisible et je redeviens visible, c’est une demi-journée de ma vie qui s’en va ; chaque fois que je deviens animal et je redeviens un homme c’est une journée de ma vie qui est perdue ; chaque fois que je me volatilise et je me retrouve dans un endroit éloigné de tout danger mortel, ce sont deux journées de ma vie qui sont perdues, ainsi de suite. Depuis que je me suis lancé sur les traces de Montcho, je crois que j’ai déjà utilisé mes bôs plus de fois que je ne l’ai fait depuis mon intronisation. Alors, ça commençait à être cher payé d’utiliser mes bô. Voilà pourquoi quand j’ai les animaux se diriger vers la Grande Mare, j’ai résisté à la tentation de les imiter. J’ai continué à marcher aux côtés de Moumouni à la recherche d’Aruna, seule personne pouvant me dire où se trouvait Montcho.
Nous continuons notre marche dans la Jungle. Le soleil est au plus haut du ciel. Il fait chaud et nous avons faim et soif. Nous nous arrêtons prêt d’un abri de braconniers. L’abri est dressé autour des troncs creux de vieux baobab. Les braconniers passent souvent plusieurs nuits dans la Jungle et le soir, ils fument des herbes fortes autour des feux de camp. Nous mettons la main sur des objets leur appartenant : pipes, cruches de lait, fils de fer, viande d’antilope séchée, réserves de nourriture etc. Moumouni creuse un trou et nous y enterrons tout ce butin honni . « Plus jamais ça ! » dit le brave soldat qui a passé une partie de sa vie à lutter contre les braconniers. Quand nous avons fini d’enterrer les restes des braconniers, Moumouni sort des galettes de sorgho et de la bière de mil, de son sac et nous nous restaurons. Pendant le repas, il me dit :
« Demi-Frère-des-Dieux de quel village venez-vous au juste ?
— Je viens d’Ajalato.
— Ah, Ajalato ! les gens doivent être forts là-bas, ma parole.
— Oui nous les Kpossouvi nous avons beaucoup de pouvoir.
— En effet, et paraît-il, vous avez aussi beaucoup de femmes…
— Oui, c’est vrai, c’est dans notre tradition.
— Justement, Demi-Frère-des-Dieux, dites-moi, y a-t-il un moyen d’avoir les femmes en ce monde, en dehors de l’argent et des biens ?
— Oui, on peut vaincre les femmes, on peut aussi les convaincre
— Les convaincre, dites-vous ? Est-ce donné à tout le monde ?
— Oh, ce n’est pas si compliqué avec un peu de cœur et du talent.
— Mais de nos jours, Demi-Frère-des-Dieux, sur le marché des femmes, le talent est une misère, et le cœur un leurre.
— Oui, vous avez raison, il faut vaincre avant de convaincre »
Quand j’ai dit qu’il faut vaincre les femmes avant de les convaincre, Moumouni semblait satisfait, mais je sentais toujours curieux d’en savoir à propos des femmes. Nous reprîmes la marche un peu après. Notre chemin obliqua vers la rivière Gambari séparant la Grande Prairie de la région boisée où se dresse l’imposant château de Kaniwi, la Reine des Termites. Nous avons pris cette direction, parce que je pensais que, de la rivière Gambari, nous pourrions aller vers la tanière de Zénabu ou même vers la Grande Mare. Plus d’une fois, nous avons dû ramper dans les herbes, et marcher à quatre pattes comme les animaux pour passer dans les taillis et les futaies.
Moumouni a peur des trous. Il me l’avait dit déjà, mais je n’y avait pas accordé de l’importance. Sous un baobab, pendant que nous faisions une pause, il me dit : « Ma femme s’appelait Zhira » et je lui demande si elle avait changé de nom et, après un instant de silence ému il me dit : « Non, elle est morte, assassinée par les braconniers. » Zhira était réfugiée à Korominfla et, un soir, au retour des champs, elle avait été capturée par les hommes du commandant Sanni. Elle n’était pas la seule, mais les hommes de Sanni après avoir violé toutes les femmes, s’en sont pris particulièrement à Zhira parce qu’elle était belle et elle leur tenait tête. Avec fierté, Zhira avait commis l’erreur de leur dire le nom de son mari en toute naïveté. Quand les soldats de Sanni ont entendu que Zhira était la femme de Moumouni, leur furie s’est transformée en rage, et ils lui ont coupé la tête, qu’ils ont jetée dans un trou à l’entrée du village à la vue de tout de monde. C’est ainsi que Moumouni est devenu veuf car Zhira était sa seule femme et, depuis lors, quand il voit un trou, il a peur et son cœur bat très fort et il pense que sa femme va surgir du trou et il ressent des bouffées de chaleur dans sa colonne vertébrale. Après m’avoir dit tout ça, Moumouni me dit si je peux l’aider avec mon pouvoir à trouver une femme, il n’aurait plus peur des trous.
« Si je dois te donner un seul pouvoir, lequel choisirais-tu ?
— Je veux un pouvoir pour les femmes
— Pour les vaincre ou les convaincre ?
— Pour les convaincre !
— Eh bien, ce pouvoir c’est le min-yolobô, et je te le promets.»
Quand j’ai dit à Moumouni que je lui donnerai le min-yolobô, il était très heureux et il m’a parlé d’une jeune femme de Dorominfla dont il était amoureux. Les parents de cette femme seraient morts il y a deux ans. A cause de la mort de ses parents, cette jeune femme s’était enfuie pour échapper à la mort. Elle serait partie à Kandi, vivre avec d’autres femmes dans une maison dont Moumouni dit ne pas être fier. Quand j’ai voulu savoir pourquoi il n’était pas fier de cette maison, il m’a répondu: « C’est L’Auberge des Quarante-et-une-Délices »
Pour m’encourager à lui donner le min-yolobô, Moumouni me parle d’un homme blanc qui veut emmener son amie au pays des Blancs et elle est d’accord, parce qu’elle a honte de rester à Dorominfla et, parce qu’elle rêve de connaître le Pays des Blancs où personne ne saura qu’elle a habité une fois à « L’Auberge-des-Quarante-et-une-Délices.»
Avec toutes ces confidences, Moumouni et moi nous sommes devenus amis. « Je te donnerai le min-yolobô, lui dis-je. Une fille ne doit pas quitter son pays tout simplement parce qu’elle a été obligée d’habiter dans " L’Auberge-des-Quarante-et-une-Délices. " »
En entendant ça, Moumouni était heureux. En peu de temps, il avait confiance en moi et en mes pouvoirs. Il a commencé à dire les prénoms des enfants qu’il aurait avec cette femme qu’il était désormais sûr d’épouser. Je l’écoutais et j’étais ému. Nous nous sommes reposés sous le pommier sauvage pendant près d’une heure et, chaque fois que les pommes mures tombaient, nous en mangions. Pendant ce temps, les bêtes de la Jungle, les animaux à quatre pattes, les reptiles comme ceux qui volent dans les airs allaient tous du côté de la Grande Mare.
Les rayons du soleil n’étaient plus très brûlants quand nous avons repris notre route. Nous avons marché en traversant les endroits les plus sombres. Parfois, nous marchions doucement à quatre pattes pour trouver notre chemin entre les arbustes et les barrages de lianes touffus. Nous évitions les trous et les pièges de justesse. C’étaient des nœuds coulants vides et nous les détruisions ; parfois, ils n’étaient pas vides et une bête était prise dedans ; une fois, l’animal vivait encore et nous l’avons délivré ; mais le plus souvent l’animal était mort de faim ou de blessures profondes.
Nous avons continué à avancer ainsi et, devant nous, dans les airs et les fourrés, nous voyions les animaux qui allaient tous vers la Grande Mare. C’est du moins ce que nous croyions. Mais arrivés à un embranchement de sentiers nous avons vu un spectacle surprenant : le peuple Zinhô, tous clans et familles confondus, ne suivaient pas la même route que les autres animaux. Au lieu d’aller vers la Grande Mare, ils se dirigeaient vers la rivière Ouaborougon située sur la route du Temple du Zégué noir. Pourquoi allaient-ils dans cette direction ? Que savaient-ils ? Est-ce que Montcho étaient allés là-bas ? Moumouni et moi nous ne pouvions pas deviner pourquoi ils allaient dans ce sens et nous sommes restés un long moment sans savoir ce que nous allions faire et nous regardions des familles entières de singes qui hurlaient, sautaient, criaient et se dirigeaient vers le Temple du Zégué noir ou vers la rivière Ouaborougon. Alors, pour en avoir le cœur net, j’ai dit à Moumouni de suivre le chemin des Zinhô, et si jamais les singes allaient vers le Temple, de m’attendre là-bas. Et Moumouni les a suivis sur le chemin de la rivière Ouaborougon, cependant que moi-même j’ai continué ma route vers le Grande Mare comme les autres animaux.
En marchant, j’ai pensé encore au Peuple Zinhô. Je comprenais bien pourquoi ils ne faisaient pas comme les autres animaux. Les singes pensent qu’ils sont plus malins que les autres animaux. Parce qu’ils ressemblent aux hommes, ils se moquent des autres habitants de la Jungle et, chaque fois, ils prennent du plaisir à ne pas faire la même chose que les autres animaux ou même à faire tout le contraire de ce qu’ils font. Mais ce que je ne comprenais pas, c’est pourquoi ils allaient vers la rivière Ouaborougon. Ou allaient-ils vers le Temple ? Et si c’est le Temple, est-ce que ça voulait dire que Montcho était là-bas ? Je commençais à penser que c’était peut-être vrai et je me disais que moi aussi j’aurais mieux fait d’aller dans la même direction. Mais quelque chose me disait qu’il ne faut jamais faire confiance aux singes et j’étais sûr que la seule façon de retrouver Montcho, c’est de retrouver d’abord Aruna parce qu’Aruna et Montcho étaient devenus des amis et si Lycaon-sans-queue voulait attaquer le Palais, il ne comptait pas seulement sur la puissance des animaux mais aussi sur l’aide de Montcho. C’est ainsi que je croyais, et j’ai continué ma route.
Le soleil a disparu très vite à l’horizon et la nuit est tombée brutalement sur la Jungle. Alors, pour me déplacer sans problème, j’ai utilisé mon kanlinbô et je suis devenu un hibou et j’ai volé en direction de la Grande mare.
J’ai volé ainsi pendant deux heures, c’est dire si la Jungle était vaste, et la Grande Mare très éloignée de là où Moumouni et moi nous nous étions séparés. Dans les airs, des centaines d’oiseaux appartenant à des clans différents voyageaient comme moi en direction de la Grande Mare, là où les animaux de la Jungle se rassemblent pour les grands événements de leur vie. Ayant ouï dire que la guerre contre le Palais du roi des braconniers n’aura pas lieu, ils étaient heureux et voulaient entendre cela de leurs propres oreilles, ainsi, ils seront délivrés de toutes les menaces parce que ceux qui sont dans le camp de la guerre considèrent Aruna comme un habitant de la Jungle, et même lorsqu’ils ne connaissent pas la Loi des hommes du bout des doigts ils disent que jeter un petit d’Homme dans la Jungle est une mauvaise chose et qu’Aruna a le droit de se venger contre le roi des braconniers. Mais les autres, qui sont pour la paix, disent qu’Aruna est un petit d’Homme et que ce que le roi a fait ne concerne que les hommes ; ceux-ci ont toujours été cruels et ce n’est pas les animaux qui vont changer cela ; si les animaux s’en mêlaient, les braconniers profiteraient de l’occasion pour violer la Décret du Conseil des Villages-Frères. Et voilà ce que j’entendais dans les airs de tout côté cependant que les oiseaux volaient vers la Grande-Mare. Mais comme Aruna et son armée n’avaient plus besoin d’attaquer le Palais, parce que le roi des braconniers avait perdu son trône, tous les animaux sans exception étaient contents et ils allaient vers la Grande-Mare pour entendre ça de leurs propres oreilles.
Et ils y allaient vraiment en masse. A plus d’un kilomètre de la Grande Mare, le ciel était rempli d’oiseaux de toute sortes : ceux qui voyaient la nuit comme ceux qui ne voyaient pas la nuit. Et les oiseaux se chamaillaient parce que ceux qui ne voyaient pas suivaient ceux qui voyaient comme leurs ombres et de temps en temps, ils les cognaient en plein vol et ceux qui voyaient se mettaient en colère. Il y avait de la bagarre dans l’air et les oiseaux s’insultaient entre eux méchamment.
« Quel est ce blanc bec qui me colle au cul ?
— Plumes défraîchies, où as-tu reçu ton permis de vol ?
— Tu ne manques pas d’air toi ! Ah, tu ne vas quand même pas apprendre à voler à un vautour, ma parole ?
— Eh là, dis-donc un peu, tu te prends pour l’aigle royal ?
— Ferme ton bec, ou je te chavire, parasite volant.
— Oiseau galeux, touche à une seule de mes plumes et tu verras.
— Allons, les amis, allons ! dis-je, vous n’allez tout de même pas faire la guerre du ciel quand il s’agit de fêter la paix au sol, voyons ! »
Au milieu de ces discussions, nous arrivâmes dans le ciel de la Grande Mare. Il faisait nuit noire. Les animaux étaient massés tout autour du Grand Baobab de la place Kinifo. Quand j’ai piqué vers le sol en fauchant l’air, malgré mes yeux perçants de hibou, je n’ai pas pu voir le sol de Kinifo, tant la place était noire de monde. Je me suis alors posé sur une branche du Grand Baobab parmi d’autres oiseaux qui étaient déjà là bien avant moi. Malgré la nuit, le clair de lune était resplendissant. Et ma vue portait jusqu’au pied du baobab. En regardant en bas, je vis Aruna, le petit garçon de sept ans aux cheveux longs hirsutes que j’avais sauvé dans le Palais quand Bonzo Yamaoré avait ordonné à ses gardes de le jeter aux lions. Oui, c’était bien lui, et il était tout nu comme la dernière fois. Je voyais tout ça avec mes yeux perçants de hibou. A ses côtés se tenaient Kossoko, Zénabu et toute la famille Lycaon au grand complet. Les animaux avaient formé un grand cercle autour de la place Kinifo. Au premier rang, se tenaient Maya le buffle, et Gomina le chef des gnous et ils criaient: « A mort le Roi des braconniers ! A nous le Palais! » A côté d’eux, venaient Ajinaku l’éléphant et son fils aîné Bouana. Les éléphants barrissaient de joie et d’impatience. Non loin d’eux, Bouloukou le rhinocéros secouait la tête avec nervosité.
Comme les éléphants, le Clan de Bouloukou était la plus grande victime des braconniers, et comme eux, ils attendaient avec impatience la parole d’Aruna. Kanlingan le lion assis dans sa belle crinière dorée, regardait calmement Aruna et toute la famille Lycaon sous le baobab. Même Bakari le léopard était là avec son fils aîné Bakayo, qu’on surnommait Nougaga, c’est à dire Grande-gueule. Depuis qu’Aruna a échappé à Bakari, toute sa famille en veut au petit d’homme et au clan des Lycaons. Bakari était assis juste à côté de Kanligan et derrière lui, Nougaga, âgé seulement d’un an quand Aruna a été jeté dans la Jungle et qui maintenant était aussi grand que sa mère. D’autres animaux étaient aussi représentés et ils formaient cercle autour des premiers. Il y avait là Gbôgbô-N’dada, le représentant des Hippopotames, Zinia le représentant des Zèbres, Fonlinon de la Clique des Chacals, Lanchoukou représentait la famille des Hyènes, la Tribu des Antilopes était représentée par Zounmègbo, et Kogah la reine des Girafes était là sans oublier Daanabé le chef de la Tribu des Pythons et beaucoup d’autres tribus du Peuple de la Jungle qui avaient fait le déplacement étaient représentés. Tous ces renseignements, je les ai obtenus des autres oiseaux qui ne savaient pas que j’étais un homme mais me prenaient pour un oiseau comme eux, venu d’une contrée lointaine. Dans les arbres et le ciel, beaucoup d’oiseaux se côtoyaient. Parmi eux Agamèhè était le plus redoutable et Azéhè avait les yeux les plus perçants de la nuit.
Chose curieuse, la Tribu des Zinhô n’était pas de la partie. Seul Daanabé avait remarqué leur absence. Les autres animaux n’avaient rien remarqué et il y avait tellement de monde et la nuit était noire tour autour de la place Kinifo, et nul ne pensait aux singes qui n’étaient pas là.
« Silence ! cria Aruna. » Le jeune garçon tapait sur un gong jumelé. Les animaux se turent. La place Kinifo prit les allures d’un océan tout à coup endormi. Le silence était total quand Aruna prit la parole.
« Je vous remercie d’être venus nombreux, dit-il. Vous connaissez tous mon histoire, comment j’ai été jeté dans cette Jungle par le roi des braconniers qui a tué ma mère, mon père et fait fuir ma sœur. Vous savez comment j’ai pu survivre grâce à Zénabu et à Kossoko, à tout le Clan des Lycaons, et à vous tous, habitants de la Jungle sauf bien entendu quelques rancuniers qui rêvent encore d’avoir ma peau et que je me garderai de nommer ici…
— GrrrGrrrGr, fit Bakari, malin petit d’Homme espèce d’étranger.
— Tais-toi Bakari dit Ajinaku, laisse nous écouter.
— Mais, dit Aruna, on ne peut pas plaire à toute la Jungle.
— Ah, ah, ah ! rirent les animaux en chœur.
— Plus sérieusement, continua Aruna, vous savez aussi que j’ai décidé de me venger contre le roi des braconniers pour plusieurs raisons. D’abord parce qu’il a tué mes parents, et puis par sa faute, les braconniers s’attaquent aux éléphants, n’est-ce pas Ajinaku ?
— C’est vrai, dit Ajinaku, pour nous, le Paradis n’est plus ici.
— Et il s’attaque au clan des rhinocéros, n’est-ce pas Bouloukou ?
— Oui et pour nous aussi, chaque jour, la Jungle est un enfer.
— Oui, le roi des braconniers a transformé notre Paradis en enfer et il a voulu se montrer plus rusé que les autres rois du Conseil des Villages-Frères. Ses hommes ont creusé des trous partout dans la Jungle, des trous très profonds et hérissés de pieux et quand Montcho l’homme-leurre est arrivé, il a commencé à l’utiliser pour vous tromper et vous précipiter par centaines dans ces trous de la mort. Combien d’entre vous n’ont perdu un ou plusieurs membres de leur famille et de leur Clan dans ce massacre quotidien ? Chaque jour, c’était l’hécatombe. Vous mourriez par centaines, et le roi des animaux faisait arracher vos peaux, vos cornes et vos défenses et les vendaient dans les contrées lointaines et riches. Tout cela est bien vrai et vous le savez. Jusqu’au jour où Montcho l’homme-leurre et le roi des braconniers se sont brouillés pour une histoire de cornes de rhinocéros. Alors j’ai compris que l’occasion était arrivée pour moi d’attaquer, afin de protéger la Jungle ma patrie mais aussi pour venger mon Père, ma mère, et le mal que le roi des braconniers m’a fait, lui qui a souvent voulu me jeter aux lions. Mais les choses n’ont pas été faciles. Quand j’ai dit autour de moi que j’allais me venger, tout le monde n’était pas de mon avis. Zénabu pensait que la vengeance serait source de massacre et susciterait une haine plus grande des autres animaux à l’égard des Lycaons. Mais j’étais décidé à me venger et le bruit de ma vengeance s’est répandue comme une traînée de poudre et la Jungle s’est divisée en deux camps : il y a d’un côté ceux qui sont pour la vengeance et qui pensent que le roi des braconniers ne mérite pas mieux, et de l’autre, ceux qui pensent comme Zénabu que la vengeance est contraire à notre Loi. Mais je n’ai écouté que mon cœur et j’ai réussi à lever parmi vous une armée de volontaires animaux à cornes et à bosses, puissants mastodontes, tous décidés à en finir avec le roi des braconniers. La Jungle a commencé à bruire des échos de la vengeance et moi-même pour ne pas être pris au piège des braconniers et de quelques rares animaux qui dans cette même Jungle n’auraient pas hésité à vendre ma peau, je me suis caché dans un lieu secret où je préparais mes troupes au combat sous la direction éclairée de L’homme-leurre qui avait décidé de mettre tout son pouvoir à ma disposition. Or voilà que par bonheur, hier, est arrivée la bonne nouvelle : le maître de l’homme-leurre, celui qui lui a donné son pouvoir, celui que tout le monde appelle Demi-frère-des-dieux-et-des-esprits-qui-a-beaucoup-de-pouvoir-en-ce-bas-monde, vient de faire tomber le roi des braconniers de son trône usurpé. Et il l’a fait prisonnier. Quelle joie ! Quelle aubaine ! La Jungle entière ne saurait demander mieux. Cette nouvelle est la meilleure que nous ayons entendue depuis des lunes. Le Roi de la Jungle est fait prisonnier ! Ah ! La vengeance est à nous et nous l’aurons sans faire couler de sang inutile ! Voilà la bonne nouvelle qu’est venue annoncer le Demi-frère-des-dieux-et-des-esprits-qui-a-beaucoup-de-pouvoir-en-ce-bas-monde à toute la jungle.
— Mensonge ! Ruse d’Homme ! s’écria Bakari, c’est un nouveau tour de l’homme-leurre, il nous mène par le bout du nez, vil étranger !
— Non, dit Zénabu, tout ceci est bien vrai, j’ai vu le Demi-frère-des-dieux de mes propres yeux, il était devenu un hibou et il m’a parlé.
— C’est bien vrai, dirent en chœur les Lycaons, nous l’avons vu dans le Parlement, et il est devenu un homme à nouveau ! Foi de Lycaon, notre Clan ne ment jamais et nous suivons toujours la Loi.
— C’est bien vrai, dit Daanabé, m’est idée que je l’ai vu moi aussi.
— GrnnGrrrnggrrr, dit Nougaga, qu’il vienne, l’ignoble farceur !» Alors, exauçant le vœu de Nougaga, je descendis dans le cercle des animaux au pied du Grand baobab de la place Kinifo. « Juste ciel, le voilà ! s’écria Zénabu.
— C’est lui ! crièrent les lycaons en chœur, nous le reconnaissons.»
A suivre
© Copyright, Blaise APLOGAN, 2006
Les commentaires récents