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V
Un drame dans la nuit
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Une fois Aruna et sa troupe partis, le silence retomba sur le Temple. J’étais seul dans l’enceinte. Le feu brûlait, éclairant tout autour ; les vêtements des prêtres, les tessons de bouteilles d’huile ou de sodabi vides, les tam-tams et autres instruments de musique, les objets sacrés, tout cela était éparpillé au sol, dans les herbes ou pendait dans les arbres. C’était comme si une tempête avait soufflé sur le Temple. Si je n’avais pas vu les Zinhô, j’aurais pensé que c’était l’armée des braconniers qui était venue piller le Temple pour protester contre l’arrestation de leur roi.
Comme je me suis retrouvé seul dans l’enceinte et la nuit était avancée, je me mis à chercher les autres gardes. Passant devant les douze couvents je disais « Moumouni, Moumouni ! » ou bien «Capitaine Sako ! » mais personne ne me répondait. Je commençai à me poser des questions. Je ne savais pas si Moumouni avait bien suivi le chemin de la rivière Ouaborougon comme nous en avions décidé, ou s’il s’était trompé de chemin. S’il ne s’était pas trompé de chemin, je ne savais pas si, une fois arrivé au Temple, il en était reparti avec le capitaine et le troisième garde et les chevaux. Las de ne pas trouver de réponses à toutes ces questions, j’étais allé m’asseoir devant le feu. En regardant le feu brûler, je pensais à ma famille, à mon trône de Dah Kpossouvi, à ma mère restée à Ajalato veiller sur mes quarante femmes qui m’attendaient en espérant que je reviendrais avec Montcho et que nous allions continuer notre vie comme avant, et qu’elles allaient à nouveau vivre comme des sœurs et ne plus se battre entre elles pour savoir qui aura la faveur de mes visites la nuit, sachant que celle qui a la faveur de ma visite la nuit n’est pas la plus heureuse, vu que je n’arrivais plus à la satisfaire depuis que Montcho a disparu et qu’il n’y a plus personne pour me faire le breuvage de la joie.
Je pensai aussi à Montcho et à tout ce chemin parcouru pour le retrouver. Tout ce chemin m’a conduit dans les villes et villages parmi les hommes, et dans la Jungle parmi les animaux. Parmi les hommes, j’ai défait un faux royaume et fait un vrai roi. Dans la Jungle, j’ai cherché Montcho. Comme Montcho était devenu l’homme-leurre et que je ne savais plus où il était, j’ai pensé que pour le retrouver il était plus simple de chercher Lycaon-sans-queue qui l’a vu la dernière fois quand il s’est échappé du Palais après qu’il était devenu un cochon sauvage géant. Pour cela, le sage Daanabé m’a aidé, Zénabu m’a aidé et tous les animaux m’ont aidé.
Maintenant, j’étais au bout du chemin, grâce à la promesse d’Aruna, il n’y avait pas de doute, parce que si les hommes sont menteurs Aruna n’est pas un homme, et si les animaux ont la mémoire courte, Lycaon-sans-queue n’est pas un animal.
Je pensais ainsi, assis près du feu qui me réchauffait dans la nuit et je ne sais au bout de combien de temps, une minute ou une heure ? quand tout à coup, dans le clair de lune, je vis un âne et un cheval entrer doucement dans l’enceinte du Temple. Les deux animaux étaient seuls, personne ne les accompagnait. Je me levai pour aller à leur rencontre car même s’ils étaient des animaux, je préférais encore leur compagnie que d’être seul dans l’enceinte du Temple, perdu au milieu de la Jungle. Mais à mon arrivée, près de la palissade en bambou, je vis une silhouette d’homme qui entrait dans l’enceinte du Temple et, malgré l’obscurité, je reconnus le capitaine Sako à son bonnet phrygien. Nous nous saluâmes, contents de nous revoir. Le capitaine Sako m’apprit qu’il était arrivé au Temple vers dix heures du matin et il était reparti à ma recherche. Il m’avait cherché dans la Jungle et dans sa recherche il était reparti sous le tunnel. Mais sous le tunnel, il n’avait vu personne alors, il a continué à me chercher. Ils ne se faisaient pas de souci pour Moumouni mais pour moi qui étais un étranger venu du sud. Comme, j’étais introuvable dans la jungle, le capitaine Sako pensa que j’étais peut-être reparti à Dorominfla où on continuait de fêter l’intronisation du roi Yaradoua. C’est ainsi qu’il y retourna. Il y rencontra le roi qui lui dit que je n’étais pas revenu, et l’assura que je n’étais pas homme à quitter la jungle tant que je n’aurai pas retrouvé Montcho. Le roi avait raison, il avait compris combien Montcho m’était cher. Le capitaine Sako, en m’apprenant tout ça, me remis un cadeau du roi : une rivière de diamants comprenant vingt et un chatons de cent carats chacun. « Puisque vous ne voulez ni or ni honneur, il ne reste plus que les diamants pour vous remercier » aurait dit le roi en me priant d’accepter son offre. Le geste du roi m’alla droit au cœur. Je voyais qu’il continuait à penser à moi quand bien même il n’avait plus besoin de moi. J’acceptai le cadeau royal même si, au fond de moi, j’étais gêné du fait que le village de Dorominfla était pauvre, et je pensais que tant de richesses devaient servir d’abord à ses hommes et ses femmes qui venaient de vivre une vie difficile pendant les deux dernières années passées sous la régence de Bonzo Yamaoré. A propos de ce dernier, j’ai raconté à Sako ce qui s’était passé dans l’enceinte du Temple, la présence des singes et comment les animaux de la Jungle, conduits par Aruna, étaient venus s’emparer du roi des braconniers. A propos des singes Sako me dit que les singes avaient l’habitude du Temple et qu’il les avait laissés là pour surveiller Bonzo Yamaoré car tant qu’ils étaient là, me dit-il, personne ne pouvait venir le libérer. Mais comme les singes avaient mis le Temple sens dessus dessous, le capitaine était en rogne contre eux. Et il pensa que c’était peut-être la présence de Yaradoua qui les avaient mis dans cet état.
Le capitaine Sako et moi, nous allâmes nous asseoir près du feu. Je commençais à être fatigué de la nuit. Je mourais d’envie de m’étendre quelque part dans un des couvents car je devais me réveiller à l’aube pour aller avec Aruna au lieu-dit l’Endroit-Secret. Mais pendant que nous étions autour du feu, nous entendîmes un bruit bizarre qui troubla le silence de la nuit, en face de nous le long de la palissade de bambou. Nous allâmes aux abords de la palissade et, à l’entrée de l’enceinte du Temple, nous vîmes trois singes qui s’agitaient en faisant des signes incompréhensibles. Le plus vieux des trois avait dans sa main un sac en raphia vide, et nous reconnûmes le sac de Moumouni. Sako prit le sac et les trois singes se mirent à courir dans la nuit en faisant des signes et en criant. Aussitôt, sans attendre, Sako tira l’âne, et nous suivîmes les singes qui nous entraînèrent du côté de la rivière Ouaborougon. Nous marchions derrière les singes à pas rapides, et comme ils étaient plus rapides que nous, ils nous attendaient plus loin et nous les rattrapions et ainsi de suite. Sako éclairait le chemin de temps en temps avec sa lampe torche, moi je tirais sur la corde de l’âne. Après une heure de marche environ, nous sommes arrivés à un endroit où la Jungle était difficile à pénétrer. L’endroit était en amont de la rivière et peuplé d’arbustes avec des lianes qui montaient du sol dans tous les sens jusqu’à la cime des arbres et la végétation était touffue. Les singes ont trouvé facilement leur chemin par une poche étroite dans le rideau de végétation, et nous attendaient de l’autre côté en poussant des cris rauques et inquiétants. Pour les suivre, nous avons dû laisser l’âne sur place et nous avons marché à quatre pattes comme eux.
Quand nous fûmes de l’autre côté du rideau, Sako éclaira l’endroit et nous comprimes pourquoi les singes poussaient des cris rauques et inquiétants. Un homme était étendu à terre parmi les lianes et les herbes et c’était Moumouni. Le pauvre était tombé dans un piège à collet ; le collet était recouvert par la végétation et relié au moyen d’un fil de fer à de gros troncs d’arbre. Les troncs avaient été posés en équilibre à hauteur d’un mètre environ. Cherchant son chemin, Moumouni marchait sans doute à quatre pattes ; et sa main a dû toucher le collet, et les gros troncs d’arbres se sont abattus sur lui. Il a été tué sur le coup.
Cette nuit-là, nous avons transporté le corps de Moumouni à dos d’âne et l’avons enterré dans l’enceinte du Temple au pied d’un jeune figuier. Quand Sako comblait le trou dans lequel reposait le corps de Moumouni, une sourde tristesse m’avait envahi. Je m’étais souvenu des prénoms des enfants qu’il rêvait d’avoir et j’ai pensé à son amie et le désir qu’il avait de la convaincre, et ma promesse que ne pouvais plus tenir. J’en avais les larmes aux yeux… Cela a duré une partie de la nuit.
Plus tard, en dormant, j’ai fait un rêve et je me suis réveillé ; dans mon rêve, Zhalia était devenue ma quarante et unième épouse. Mais est-ce que j’avais le droit d’épouser une si jeune et jolie fille sans lui faire l’amour comme il faut ? J’ai pensé à ça tout le reste de la nuit, et je n’ai plus fermé l’œil jusqu’à l’aube.
A suivre
© Copyright Blaise APLOGAN, 2006
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