La démocratie solitaire est un euphémisme pour désigner l’autocratie qui jouit de l’aval de la démocratie. Que faire lorsqu’un chef arrivé au pouvoir très démocratiquement, devient autocrate, instaure l’arbitraire, refuse les contre-pouvoirs, enfonce le pays dans la division, la corruption, et la misère en réprimant toute voix dissidente ?
Dans ces conditions, l’intervention d’un putsch apparaît comme salutaire. Paradoxe, alors que l’idée du putsch en elle-même connote une culture antidémocratique qui met à l’honneur la force brute, la violence, l’autoritarisme et le mépris de l’expression populaire, c’est encore par cette voie que la démocratie peut être remise en selle.
Que faire donc pour éviter d’en arriver là ? On ne peut que préconiser l’éthique, le sens de l’intérêt supérieur de la nation, le sacrifice de soi ; la démocratie doit savoir développer les vertus du dialogue et non pas exacerber les passions. Etre majoritaire ne veut pas dire conserver le pouvoir à soi seul, encore moins mépriser la minorité. Cela dit, les circonstances dans lesquelles les coups d’Etat interviennent sont déterminées. Elles dépendent du type de pays, de régime, de société, et de données historiques plus ou moins prégnantes. Les militaires eux-mêmes apparaissent alors comme les bras armés d’ambitions politiques qui les dépassent.
Le cas de l’Espagne est à plus d’un titre révélateur. Dans ce pays où l’écho de la culture politique franquiste et les rémanences de la guerre ont généré une culture résiduelle de l’ordre et une frustration par rapport à la démocratie, les fantasmes de putsch sur fond d’un héroïsme militaire suranné, persistent. Récemment, après l’arrivée au pouvoir de M. Zapatero, le général Mena Aguado, l’un des trois adjoints du chef d’Etat-major de l’armée de Terre, a été limogé pour avoir dans une harangue prononcée à Séville suggéré que l’armée intervienne si le futur statut d’autonomie élargie de la Catalogne dépassait «les limites» de la Constitution.
Evidemment cette rodomontade d’un responsable militaire de haut niveau ne pouvait laisser indifférent dans le pays de Franco ; elle a suscité un véritable tollé dans les milieux politiques et médiatiques dans la mesure où le pronunciamiento est une hantise historique de la culture politique de l’Espagne. Mais à y regarder de près, la rapidité et la sévérité de la sanction ne sont pas étrangères à la dramatique alternance politique intervenue dans le pays, alternance inattendue où le terrorisme a joué une partition sanglante et décisive.
Plus intéressante encore est la situation qui avait présidé aux élections et qui a mis au jour la résurgence des tentations antidémocratiques et la difficulté d’accepter le verdict des urnes. Le 18 mars 2004, le site italien Reporterassociati écrivait qu’un groupe au sein du gouvernement Aznar avait tenté, le 13 mars, de faire adopter un décret déclarant l’état d’urgence, annulant les élections du lendemain et adoptant des mesures de contre-insurrection en Espagne. Le roi Juan Carlos en toute responsabilité refusa de signer, voyant là l’équivalent d’un putsch…
Pour autant, ces péripéties font-elles de la démocratie espagnole une démocratie solitaire ? La réponse est sans ambages non. En effet, à aucun moment de l’histoire récente du pays, et quelle que soit la majorité au pouvoir, on n‘y a décelé les germes ou expressions flagrantes de l’autoritarisme, de la confiscation personnelle du pouvoir. Au contraire la société espagnole et ses institutions politiques connaissent un fonctionnement démocratique globalement conforme au standard des pays occidentaux. En Espagne, pays européen ayant opéré une mue politique et économique radicale en l’espace de quelques petites décennies, force est de faire la part de l’histoire, du drame du terrorisme, et des problèmes soulevés par l’intégration nationale.
En Thaïlande, il en va tout autrement. L'histoire de ce pays depuis 1973 a été une suite de transitions difficiles et parfois sanglantes entre le pouvoir militaire et civil. La révolution de 1973 a été suivie d’une brève et instable démocratie suivie du retour à un régime militaire porté au pouvoir par un coup d’état en 1976. Ce régime militaire a été très instable en raison de multiples coups d’état. Au cour de la plus grande partie des années 80, le général Prem Tinsulanonda a régné sur la Thaïlande avec un mandat démocratique à partir de 1983. Par la suite, le pays est demeuré une démocratie mise à part une brève période sous un régime militaire de 1991 à 1992. Le parti Thai Rak Thai mené par le premier ministre Thaksin Shinawatra a accédé au pouvoir en 2001. Mais le coup d’état du 19 septembre 2006 est un cas typique des conséquences politiques d’une démocratie solitaire.
Thaksin Shinawatra, ancien lieutenant-colonel de police, docteur en criminologie, diplômé de l'Université du Kentucky (États-Unis) est issu d'une famille aisée sino-thaïe de la province de Chiang Mai. En 1987 il crée le Shinawatra Computer and Communication Group, profitant de l'essor spectaculaire de la téléphonie mobile, des liaisons satellite et du boom boursier, il fait rapidement fortune et est devenu aujourd'hui, avec sa famille, la première fortune du pays.
Il entame une carrière politique et gravit rapidement les échelons, député du parti Palang Dharma, puis ministre des Affaires étrangères en 1994. Il devient vice-premier ministre en 1997. Mais son parti explose suite à la crise de 1997. En 1998, il crée un nouveau parti le Thaï Rak Thaï afin d'appuyer son ambition de devenir premier ministre. Son parti remporte les élections législatives du 6 janvier 2001 et le roi le nomme effectivement premier ministre.
Sa politique et ses actions
Thaksin est relativement jeune, dynamique et sait séduire la population. Son programme est assez populiste en façade, à la manière de Silvio Berlusconi, mais les milieux d'affaires ne sont pas oubliés. Comme toujours, les problèmes de corruption et de détournement de l'argent public sont d'actualité en Thaïlande, mais Thaksin arrive à se dépêtrer de diverses accusations. Il montre une volonté d'action radicale et même ses adversaires doivent reconnaître ses succès, bien que ceux-ci soient parfois obtenus avec des méthodes qui lui vaudront le surnom de Thaksinator. Il s'attaque au problème de la drogue, promettant de le régler en six mois, son action se soldera par plus de 2 000 morts dans des opérations de police litigieuses. La crise du poulet est traitée dans une transparence toute militaire. Dans le Sud du pays, il traite le problème des revendications islamiques d'une main de fer. Mais le bilan économique de son mandat paraît positif et sur le terrain social son gouvernement a travaillé à un système de salaire minimal et de sécurité sociale qui lui ont valu une popularité à travers le pays.
Les élections du 6 février 2005
Des élections législatives se sont déroulées le 6 février 2005 afin de renouveler la chambre des représentants. La popularité de Thaksin avait légèrement baissé fin 2004 et ces élections pouvaient sembler indécises. Mais, d'une façon imprévisible, le tsunami du 26 décembre qui a durement frappé la région de Phuket a été l'occasion pour le premier ministre de raffermir ses positions. Il a très bien géré la crise, en étant présent sur le terrain et en montrant l'image d'un gouvernement efficace et actif. Les résultats obtenus par le parti de Thaksin ont dépassé ses espérances et en gagnant 399 sièges sur les 500 de la chambre, il peut se permettre de gouverner sans coalition. Le parti démocrate ne recueille que 80 sièges.
La crise de février-mars 2006
Mais ce succès massif a été interprété comme un sauf-conduit pour l’exercice solitaire de la démocratie. À partir de février 2006, la situation se dégrade pour Thaksin. Accusé une nouvelle fois de corruption et de népotisme, il pense cependant redresser la situation en décrétant des élections législatives anticipées le 2 avril 2006. Les partis d'opposition thaïlandais boycottèrent ces élections pour protester contre le rejet de leurs propositions de réforme politique par le Premier ministre. Le bras de fer a accentué la crise déclenchée par un mouvement d'opinion croissant en faveur d'une démission de M. Thaksin, soupçonné de corruption et d'abus de pouvoir. On en était là jusqu’au 19 septembre 2006...
Donc si les coups d’Etat interviennent dans des circonstances déterminées, mettant en jeu le type de régime, de société et des données historiques plus ou moins prégnantes qui préexistent à la volonté de l’acteur politique, ils dépendent aussi de l’éthique personnelle des hommes d’Etat. Le cas de l’Espagne prouve que les hommes, les personnes peuvent se placer en toute intelligence au-dessus du tropisme historique. En Italie où Silvio Berlusconi a flirté avec le mélange des genres, entre intérêts personnels et dérive autocratique sur fond de populisme insidieux, la démocratie a tenu bon et jamais il n’a été question de coup d’Etat parce que ce type de recours est étranger à la culture politique de l’histoire de l’Italie.
Le cas de la Thaïlande qui défraie actuellement la chronique concentre les inconvénients du cas italien et espagnols. Comme l’Espagne en effet la Thaïlande est une monarchie constitutionnelle, et l’histoire de ces deux pays a été marquée par l’intervention militaire récurrente dans le domaine politique avec comme justification à la fois l’allégeance au monarque et le rappel à l’ordre des valeurs infrangibles. En Asie de l’Est où la politique ne s’est pas encore dégagée de sa représentation autoritaire du pouvoir et de l’ordre conformiste qui donne peu de place aux libertés individuelles, les démocraties ne sont pas légion. Et quand elles existent, que ce soit au Japon ou en Corée, il s’agit d’expériences spécifiques dont les différences de fond avec le modèle occidental sont voilées par la prospérité économique. Thaksin est pour la Thaïlande ce que Silvio Berlusconi est pour l’Italie. Mais contrairement à la Thaïlande, l’Italie n’est pas hantée par le spectre du démon du pronunciamiento, les valeurs de la liberté individuelle y sont enracinées et lorsqu’elles sont mises en danger par des dérives autocratiques, les contre-pouvoirs savent y mettre le holà.
Donc pour éviter les conséquences désastreuses de la démocratie solitaire, il faut revenir aux sources, exorciser les démons du passé ; savoir que l’exigence démocratique ne prévaut pas seulement à l’occasion des élections, mais pendant l’exercice du pouvoir. Les élus et le chef ont aussi leur partition décisive à jouer en sachant trouver le juste équilibre entre conviction et responsabilité.
Par Binason Avèkes.
© Copyright, Blaise Aplogan, 2006
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