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La vengeance d'Aruna
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. 4.3
Et tous ensemble, les animaux laissèrent entendre un grand bruit de joie. Nougaga ne s’avoua pas vaincu et bondit dans le cercle
« C’est faux, cria-t-il, cet oiseau est un farceur, ce n’est pas un homme, il est de la famille d’Azéhè, vous le voyez bien. »
A ce moment, j’avançai vers Aruna et lui parlai.
« Fermez vos yeux, un instant, cria Aruna, traduisant mon souhait. » Les animaux s’exécutèrent. Entre deux battements de gong, j’utilisai mon kanlinbô et devins moi-même. Quand les animaux rouvrirent les yeux et virent que j’étais devenu un homme, ils n’en croyaient pas leurs yeux. Aruna m’ayant reconnu sauta dans mes bras.
« Oui, cria-t-il, c’est lui, c’est lui qui m’a sauvé la vie !
Nougaga atterré, se tourna vers Bakari, son père qui était bouche bée.
Les animaux entrèrent dans une grande joie. La place Kinifo résonnait de leur cris. Pendant ce temps, je fis comprendre à Aruna que nous pourrions aller voir Bonzo Yamaoré le roi des braconniers s’il le désirait mais Aruna fit semblant de ne m’avoir pas entendu et préféra laisser se laisser aller à la joie. Il était vraiment heureux et il embrassait Zénabu et Kossoko, et les membres du Clan des Lycaons tous fiers de lui. Puis alors que je m’y attendais le moins, Aruna frappa sur son gong et le silence s’installa à nouveau.
«Chers amis, cria-t-il, voulez-vous voir le roi des braconniers ?
— Oh que si ! Nous voulons sa peau ! » répondirent les animaux.
Aruna vint me parler à voix basse.
« Si j’ai bien compris Demi-Frère-des-Dieux, vous pouvez me dire où est le roi des braconniers ?
— Oui, bien sûr.
— Alors là, c’est super ! Moi aussi je vous dirai l’Endroit-Secret.
— L’Endroit-Secret ?
— Oui, c’est là où se trouve votre homme. »
Quand Aruna m’a dit ça, je lui ai demandé si je pouvais avoir confiance en lui, parce que plus d’une fois déjà dans ma quête j’avais été déçu.
«Demi-Frère-des-Dieux, protesta-t-il, tu sais bien que j’ai grandi dans la Jungle, j’ai appris la loi de la Jungle. Si tu me dis où est le roi des braconniers je te dirai où est l’Endroit-Secret.
— Très bien, Aruna, il est au Temple, nous pouvons y aller »
Cette révélation mit le cœur d’Aruna en joie. Sans tarder il fit appel à Ajinaku et son fils aîné Bouana et ils arrivèrent vers nous lentement. Sur son ordre, les éléphants nous hissèrent sur leur dos. Aruna prit les devants et frappa sur son gong. Les animaux firent silence à nouveau.
« Chers amis, leur cria, tous au Temple du Zégué noir ! »
Comme un seul être, les animaux se mirent en marche. Nous primes la direction du Temple. Aruna était en tête. Seul Daanabé fit exception à la ruée générale. Après avoir laissé le gros des animaux s’ébranler, il alla se cacher sous le baobab : loin de toute idée de vengeance, le sage de la jungle n’avait qu’une seule idée en tête : surprendre les Zinhô aux abords de la Grande Mare, le moment venu.
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*******
Après trois heures de marche nous arrivâmes devant le Temple, Aruna et moi, nous étions côte à côte sur nos éléphants et tous les autres animaux étaient derrière nous. Il faisait nuit mais le clair de lune était resplendissant. Tous les animaux de la Jungle étaient là et formaient une masse compacte. Dans le ciel, les oiseaux tournoyaient. Ceux qui voulaient faire la guerre au Palais étaient aux premiers rangs, juste devant la palissade de bambous tressés qui protégeait l’enceinte ; ceux qui hésitaient et ne savaient pas quel camp choisir venaient au deuxième rang et ceux qui étaient dans le camp de la paix parce qu’ils avaient peur des braconniers ou parce qu’ils pensaient que la vengeance était contraire à la Loi de la Jungle étaient au dernier rang. Les animaux faisaient un énorme vacarme à cause de leur grand nombre et aussi parce que dans l’enceinte du Temple il y avait un grand feu qui brûlait et ils avaient peur du feu. Au fond, le long des hauts murs de l’enceinte, se dressait un immense mausolée en forme de pyramide. C’est là que, avant la mort de Baboni, les prêtres de Dorominfla, de Korominfla et de tous les royaumes qui avaient le Zégué noir pour emblème venaient vénérer leurs ancêtres. Devant le Temple se dressait en demi-cercle une vaste estrade au centre duquel se trouvait un autel avec un siège pour le prêtre. A droite de l’estrade, trônait le Lègba cornu haut de plus d’un mètre. Poli par le temps, le Lègba en terre glaise était recouvert de la tête au pied de l’offrande sacrée, un mélange de lait de sorgho et d’huile de palme. Du côté opposé se trouvait une immense cuvette en argile remplie d’eau. Le long du mur de l’enceinte s’alignaient les couvents secrets réservés aux divinités de la Jungle. Chaque divinité avait son animal éponyme dessiné sur son couvent. Toutes sortes d’animaux étaient dessinés, du plus petit au plus grand, de la fourmi noire à l’éléphant avec au centre le Zégué noir dessiné sur le plus grand des couvents coiffé d’un dôme en marbre majestueux. Aux quatre coins de l’enceinte, il y avait des arbres et parmi les arbres, il y en avait qui étaient grands et d’autres petits, presque des arbustes. Parmi les grands arbres, il y en avait qui étaient sacrés et à leurs pieds reposaient de grandes jarres pleines d’eau et les arbres qui n’étaient pas sacrés abritaient des oiseaux comme le hibou ou le vautour des plaines. Parmi les arbustes, il y en avait qui donnaient de l’ombre et les arbres qui ne donnaient pas de l’ombre avaient des feuilles qui servaient à faire des médicaments. L’herbe poussait dans l’enceinte du Temple mais devant l’estrade, juste en face de l’autel, il n’y avait pas d’herbe et la terre était sèche et le sol argileux et ferme. C’est là que brûlait le grand feu. Autour du feu, le Clan des Zinhô menait grand bruit. A trois pas de là, éclairé par la lueur du feu, Bonzo Yamaoré était assis sous un arbre, toujours dans le même étrange silence de mort qui s’était emparé de lui depuis qu’il avait perdu le trône. Enchaîné à un figuier sauvage, il ne pouvait pas bouger. Les singes tournaient autour de lui en une ronde bouffonne. Ils avaient jeté sur leur dos les vêtements des prêtres et des moines. Certains étaient coiffés de bonnets phrygiens rouges et autour de leur cou pendaient des colliers de perles ; d’autres avaient mis les jupes des femmes consacrées à l’esprit du Zégué noir. Un peu partout, des dizaines de jeunes singes étaient massés sous les figuiers, certains étaient réfugiés dans les branches, d’autres allaient et venaient dans tous les sens. Ils tapaient sur les tam-tams à tort et à travers et n’étaient pas peu fiers de faire comme les hommes. A la vue des animaux massés en grand nombre devant la palissade, les singes commencèrent à s’agiter et à pousser des hauts cris. Ils pensaient que les animaux s’en retourneraient effrayés par leurs cris. Ceux qui faisaient la ronde autour de Bonzo Yamaoré commencèrent à sauter sur leurs quatre pattes en soulevant leur queue et en criant comme des fous. Un jeune singe agile tira violemment un autre et ils aillèrent se jeter dans la cuvette en argile remplie d’eau. D’autres singes excités suivirent le mouvement ils commencèrent à s’agiter dans l’eau qui jaillissait de tout côté. Ceux qui étaient dans l’eau emplissaient leurs abajoues et venaient cracher par-dessus la palissade, puis il s’enfuyaient en bandes joyeuses sous les grognements des animaux éclaboussés.
Les animaux étaient furieux. Ils voulaient entrer dans l’enceinte et saisir le roi des braconniers sans attendre. Fagbémi, le buffle, beuglait, Kanlingan, le lion, faisait entendre son rugissement des plus mauvais jours, Ajinaku et les membres de sa tribu, les premières victimes des braconniers, barrissaient. Dans les airs, les oiseaux tournoyaient et piaffaient d’impatience.
Au milieu de tout ce vacarme, Aruna tapa sur son gong. Sa voix d’enfant retentit dans la nuit. « Cher amis, cria-t-il, de tout mon cœur, je vous demande patience, laissons les Zinhô terminer leur cirque.
—Tu parles d’un cirque, grogna Fagbémi en colère, ce sont des prétentieux, des bouffons, ils se prennent pour des hommes.
— Stupide bande d’idiots, dit Adjinakou !
— Patience, patience, ne nous trompons pas d’ennemi, malgré leurs singeries, les Zinhô ne sont pas nos ennemis. Nous n’avons qu’un ennemi et nous aurons sa peau sans verser une goutte de sang des nôtres.
— Oui, mon enfant, dit Zénabu, tu as raison.
— Bien parlé Aruna ! » répondirent les autres animaux en chœur.
Mais les singes continuèrent à s’agiter et à crier. Ayant crié tout leur saoul, au bout d’un certain temps, voyant que les animaux restaient impassibles, ils se calmèrent après l’un d’eux eut crié fort en se frappant sur la poitrine. C’était Nguézo, le chef de la Tribu des Zinhô. Nguézo se leva et, marchant sur ses deux pieds comme un homme, il vint se placer devant Bonzo Yamaoré. Face au roi des braconniers, il leva la main au ciel mais Bonzo Yamaoré, la tête baissée, restait toujours prostré. Alors pour se faire remarquer, Nguézo s’accroupit devant lui et a commença à tracer des traits par terre avec ses doigts comme les devins le font quand ils veulent interroger le destin. Après son simulacre d’interrogation du destin, se tourna vers les autres singes et poussa un long cri funeste. Aussitôt, des dizaines de singes se précipitèrent vers de Bonzo Yamaoré et commencèrent à faire une ronde macabre autour de lui.
Pendant ce temps, les animaux laissaient entendre leur impatience. Moi aussi je perdais patience. Je me demandais où étaient partis le capitaine Sako et ses hommes, si Moumouni était vraiment arrivé au temple ; s’il avait vraiment suivi le chemin des singes ou s’il était perdu quelque part dans la Jungle.
Mais au milieu de mes pensées, Aruna approché de moi.
« Demi-Frère-Des-Dieux, murmura-t-il, je sais tu es plus impatient que nous tous ici, tu veux savoir où est l’homme-leurre, n’est-ce pas ?
— Oui, Aruna, cela va de soi, il y a belle lune que je le cherche.
— Mais comment chasser les Zinhô du Temple ?
— Là est la question
— Toi le Demi-Frère-Des-Dieux, n’as-tu pas une solution ?
— Et si nous faisions appel à Daanabé ? Il est leur pire ennemi.
— Eh oui ! Voilà une bonne idée Demi-Frère-Des-Dieux, j’allais oublier ! Daanabé est leur pire ennemi et les Zinhô ne redoutent rien tant que son sifflement ! Oui, oui ! » dit Aruna et il frappa sur son gong.
« Daanabé ! cria-t-il, où es-tu ? Daanabé au secours ! Daanabé ! »
En entendant le nom de Daanabé, les singes prirent peur et ils cessèrent de s’agiter. Ils s’entassèrent les uns sur les autres près du feu, en un colossal monceau et ne bougèrent plus pendant un certain temps. Sur le mur de l’estrade, leur ombre projetée ressemblait à une colline frileuse. Mais Daanabé ne répondait pas et après quelques minutes de silence, les singes commencèrent à donner de la voix, peu à peu sans trop se risquer. Ils ne croyaient pas en la présence de Daanabé parmi les animaux et se doutaient que si Daanabé avait été vraiment là, il aurait déjà lancé son terrible « Tsss-Rrrrr-Chchch-Sssrr » qu’ils redoutent tant. A ce moment, Parapé le perroquet qui venait d’arriver de la place Kinifo annonça : « Daanabé est sur la place Kinifo ! Daanabé est sur la place Kinifo ! » Alors ce fut à nouveau la débandade parmi les singes. Soulagés par l’annonce que venait de faire Parapé, ils se mirent à s’agiter comme des fous. Les animaux étaient déçus. La place Kinifo était loin, et même un oiseau rapide mettrait bien une heure pour y aller et une heure pour en revenir. Personne ne savait plus quoi faire.
« Je jette ma langue au chat ! » dit Bakari, fier de jouer les troubles fêtes.
— Pas question ! crièrent les autres animaux. »
Pendant un instant, une agitation s’empara des animaux. Bouloukou le rhinocéros en colère avait failli donner un coup de corne à Bakari et Kanlingan le lion était intervenu pour le calmer. Profitant de cet instant de confusion, j’utilisai mon kanlinbô et, du haut de Bouana où j’étais assis, je fis entendre un « Tsss-Rrrrr-Chchch-Sssrr » retentissant comme Daanabé. J’étais devenu un grand boa. Les singes en entendant leur bruit redouté ne crurent restèrent figés sur place. Morts de peur, ils n’avaient même pas la force de se rassembler. Ils attendaient, croyant que c’était un cauchemar qui allait passer bien vite. Mais au deuxième « Tsss-Rrrrr-Chchch-Sssrr » je m’élançai par dessus la palissade de bambou et, en un clin d’œil, je me retrouvai à l’intérieur du Temple. Ma tête tournoyait au dessus de mon corps en faisant des cercles en l’air. A ma vue, les singes, sans demander leur reste, saisirent la poudre d’escampette. Par toutes les issues du temple, ils détalèrent. « Courage, les gars, fuyons ! criaient-ils, c’est Daanabé pour de bon ! » A plusieurs lieues à la ronde, on pouvait entendre leurs hurlements qui se répandaient dans la jungle.
Je réussis à chasser le dernier des singes jusqu’à l’intérieur d’un couvent et il sortit par une fenêtre donnant vers le côté du Château de la Reine Kiniwi. A mon retour, l’enceinte était vide et sous le figuier à côté du feu, le roi des braconniers était assis la tête baissée, tremblant de peur. Fous de joie, les animaux criaient à qui mieux mieux. Le buffle disait « Ouom-oua-oua-ouom ! » ; le rhinocéros d’habitude silencieux disait « Faouch-faouch- » et le lion rugissait de joie et l’éléphant barrissait et tous les oiseaux du ciel tournoyaient en criant. Tout ce bruit n’était plus ni clair ni distinct pour moi parce que, entre temps, j’étais devenu un homme et je ne comprenais plus tout à fait la langue des animaux.
Aruna était le plus heureux de tous. Cette nuit-là, il ressemblait à un général qui ayant conduit ses troupes à la victoire sans effusion éprouve la joie de la mission accomplie. Fièrement, il vint me serrer la main.
« Demi-Frère-Des-Dieux, dit-il, je voudrais te remercier en mon nom propre, et au nom de toute la Jungle pour ce que tu nous a fait.
— Je t’en prie Aruna, la promesse est une dette, n’est-ce pas ?
— Bien sûr, Demi-Frère-Des-Dieux. Demain matin de bonne heure, je paierai la mienne en te conduisant à l’Endroit-Secret. »
Sur cette promesse d’Aruna, j’allai détacher Bonzo Yamaoré du figuier et remis ses chaînes dans ses mains. Lycaon-sans-queue m’adressa un sourire puis, il regarda Bonzo Yamaoré comme un homme regarde son pire ennemi. « Misérable usurpateur, à nous deux maintenant » dit-il en tirant le roi des braconniers derrière lui comme un chien. Enfermé dans un silence de mort, Bonzo Yamaoré ne broncha pas. Aruna confia ses chaînes à Ajinaku puis il monta sur le dos de Bouana.
« Roi des braconniers, au trou ! » cria-t-il dans un signal de départ et toute la troupe se mit en marche. Dans mon esprit, il était clair que ce signal était aussi un cri de vengeance. Les animaux allaient sans doute jeter leur prisonnier dans le trou de la discorde, comme naguère le roi des braconniers et ses hommes le faisaient aux animaux de la Jungle.
Au détour du sentier, Aruna se tourna vers moi.
« Demi-Frère-Des-Dieux, cria-t-il dans la nuit, je paierai ma dette !
— J’y compte bien !
— A demain, Demi-Frère-des-Dieux !
— A demain, Aruna, digne fils de la Jungle ! »
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A suivre
© Copyright, Blaise APLOGAN, 2006
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