II
De l'eau des collines
aux Gouverneurs de la rosée
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Par Théophile Nouatin
Ingénieur informaticien, Théophile Nouatin a travaillé plusieurs années au Laboratoire de systèmes énergétiques de l’EPFL et fut enseignant à l’Ecole d’ingénieurs de l’Etat de Vaud. Ce Béninois, passionné de littérature – il est lui-même auteur d’un recueil de nouvelles – rouvre en parallèle deux grandes œuvres, «L’eau des collines» du Français Marcel Pagnol et «Gouverneurs de la rosée» du Haïtien, Jacques Roumain. Une manière de mieux comprendre l’enracinement de l’eau dans la culture et l’imaginaire des hommes.
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Dans toutes les cultures, l’eau a donné naissance à bien de contes, de légendes, de mythes fondateurs, de cosmogonies diverses. Les œuvres de fiction dont la trame se tisse sur l’eau sont nombreuses.
C’est sous le titre «L’eau des collines» que l’écrivain Français Marcel Pagnol (1895-1974) a publié en 1962 une fiction en deux tomes, le premier intitulé « Jean de Florette» et sa «suite», «Manon des sources». S’il y a une œuvre littéraire qu’on peut qualifier de «Roman d’eau» ou «d’histoire d’eau», il s’agit bien de celle-là. Une telle qualification pour abusive et réductrice qu’elle soit traduit simplement le fait que l’intrigue des deux tomes du roman est construite autour de rivalités engendrées par la « possession» de l’eau. C’est par le film bien connu « Manon des sources» que l’auteur lui-même, bien avant l’écriture des deux livres, a transposé à l’écran une variante de la trame de ce conte «provençal». Car Marcel Pagnol, membre de l’Académie française, fut non seulement romancier mais aussi le dramaturge et le cinéaste que l’on sait, abordant tous ces genres avec une égale réussite.
En langue créole haïtienne, un « Gouvèné rozé» désigne un paysan dont la tâche est d’arroser et d’irriguer les plantations. Bref celui qui amène l’eau (rosée) dans les champs. Jacques Roumain (1907-1944) a jalonné son sillage d’une création littéraire qui a marqué des générations de créateurs et d’acteurs sociaux. « Gouverneurs de la rosée» publié après la mort de l’auteur demeure incontestablement le livre qui a fait sa notoriété et l’a consacré comme un écrivain majeur. Jacques Roumain fut romancier, nouvelliste, poète, ethnologue et diplomate de son pays.
L’eau des collines
Nous sommes dans le petit village nommé « Les bastides blanches» près d’Aubagne en France méridionale. César Soubeyran, dénommé le Papet, la soixantaine, le personnage le plus important du village a le souci de ressusciter la prospérité de sa famille déclinante. Dernier survivant de cinq frères, le Papet se retrouve seul avec Ugolin, son neveu de 24 ans, ultime maillon à même d’assurer la continuation de la famille Soubeyran. Les deux parents formulent le projet de redorer le blason de la famille par la culture florale, notamment celle des œillets. Pour être mené à bien, ce projet nécessite de jouir de terres de qualité et d’une source abondante d’eau. Les deux parents convoitent la propriété voisine, « Les Romarins» qui réunit toutes les conditions requises. Mais cette propriété est l’héritage de Jean de Florette, un citadin, « intellectuel» qui a décidé de retourner à la vie rurale avec sa fille Manon et sa femme Aimée. Dès lors, Le Papet et Ugolin n’auront plus qu’un vœu ardent: assister rapidement à l’échec du projet agropastoral de Jean de Florette afin de pouvoir lui racheter son domaine à vil prix. Tenu dans l’ignorance du fait qu’une source existait sur sa propriété, Jean de Florette acculé par la sécheresse, va hypothéquer sa propriété et s’épuiser dans la corvée de l’eau nécessaire à la survie de son entreprise. Il finit par y laisser la vie à la suite d’un accident survenu alors qu’il tentait de forer un puits à quelques mètres à peine de la source qu’Ugolin et le Papet avaient pris soin de camoufler bien avant que Jean de Florette et sa famille ne viennent s’installer sur le domaine. Les derniers des Soubeyran peuvent alors acquérir la propriété de Jean de Florette et mettre en œuvre leur projet de plantation d’œillets. La suite de l’histoire verra la revanche de Manon, la fille de Jean de Florette qui a compris que tout le village est responsable de la mort de son père par ce silence complice au sujet de l’existence de la source. Mais son ressentiment sera tempéré par l’amour de Bernard, l’instituteur.
Gouverneurs de la rosée
Le célèbre roman posthume de l’écrivain Haïtien Jacques Roumain, traduit en 18 langues, relate une histoire où le personnage principal, Manuel, rentre à « Fonds Rouge », son village natal après un exil de 15 ans comme coupeur de cannes à sucre à Cuba.
A son retour, il découvre un village ravagé par la sécheresse, déchiré par les rivalités et surtout des habitants fatalistes qui ont capitulé et s’en remettent aux dieux pour changer leur sort au lieu d’accomplir le seul acte qui s’impose en la circonstance: débusquer la source perdue et drainer vers la plaine l’eau salvatrice, seule à même de redonner vie aux plantations. Manuel avec détermination, soutenu par l’amour d’Annaïse, bravant toutes les adversités va s’atteler à cette tâche qui sera couronnée de succès, démontrant à ses congénères que l’homme est l’artisan de son propre destin et qu’aucune force, quelle que soit son essence ne peut le forger à sa place. Victime expiatoire, Manuel sera frappé à mort par Gervilen, un jeune homme du clan rival qui convoite aussi la main de la belle Annaïse. Avant de rendre l’âme, il a souhaité la réconciliation et formulé le vœu que sa mort passe pour naturelle afin de préserver le village des violences d’une terrible vendetta. Ainsi, grâce à la découverte de la source, le travail collectif de la terre, le « Coumbite », pourra être réalisé par tout le village dans un climat de concorde et de prospérité retrouvée.
En définitive Manuel aura fait de sa vie une œuvre utile car de surcroît, Annaïse est enceinte. Et ces paroles qu’il adresse à la future mère sont une épitaphe qui lui sied: « Oh, sûr, qu’un jour tout homme s’en va en terre, mais la vie elle-même, c’est un fil qui ne se casse pas, qui ne se perd pas. Tu sais pourquoi ? Parce que chaque homme pendant son existence y fait un nœud: c’est le travail qu’il a accompli et c’est ça qui rend la vie vivante dans les siècles des siècles: l’utilité de l’homme sur la terre ».
La force socialisante de l’eau
«Gouverneurs de la rosée» et « L’eau des collines» sont deux œuvres littéraires de grande notoriété. Si le lecteur est plongé dans des drames qui dépassent le niveau des individus et revêtent une dimension communautaire, c’est grâce au pouvoir socialisant mais aussi désocialisant de l’eau que ce soit la source, le puits, la pluie tant espérée, etc.
Ainsi, dans « Gouverneurs de la rosée », c’est sur la découverte de la source que Manuel compte pour inciter les habitants de son bourg à retrouver la cohésion sociale autour du travail collectif nécessaire pour drainer l’eau dans les champs. Ce n’est donc pas le fait du hasard si la mort des deux héros survient comme un sacrifice expiatoire. L’eau redécouverte apparaît à la fois comme l’onction ultime et le symbole purificateur et régénérateur de toute la communauté.
Des héros au profil d’agronome
Dans les deux romans, les auteurs ont doté les héros Manuel et Jean de Florette d’un profil de techniciens de l’agriculture, parfaits connaisseurs de l’écosystème. Ainsi, Jean est venu à la campagne sûr de réussir son projet agropastoral grâce à ses connaissances scientifiques comme les statistiques pluviométriques dont il fait usage avec une rigueur mathématique sous le regard dubitatif et un brin moqueur d’Ugolin. Malheureusement les aléas de la nature vont fausser les prévisions scientifiques de Jean et déjouer ses plans. Et on le verra alors s’en remettre à la providence pour ouvrir les vannes du ciel sur sa plantation.
Manuel, prenant le contre-pied des croyances populaires, explique à ses concitoyens que la stérilité des sols est due à l’action humaine, notamment la pratique du déboisement. Il affirme aussi « J’ai de la considération pour les coutumes des anciens, mais le sang d’un coq ou d’un cabri ne peut faire virer les saisons, changer la course des nuages et les gonfler d’eau…»
La puissance mythique et poétique de l’eau
La puissance symbolique d’un élément aussi « simple» que l’eau confère aux deux romans un charme et une richesse d’une dimension quasi mythique. Et c’est encore à l’élément primaire que les deux récits doivent cette note intemporelle et universelle qui les caractérise. Dans une interview publiée dans les « Nouvelles Littéraires» en 1963, Pagnol disait: « Moi, je n’ai jamais écrit que sur des lieux communs. De quoi parlent mes pièces ou mes films ? Du pain, de l’eau, de la mère, de l’enfant naturel, de choses toujours très simples.»
Un souffle lyrique traverse les deux récits. Lorsqu’il s’agit de décrire les affres de la nature privée d’eau ou ce moment providentiel où elle s’offre enfin, les auteurs ont recours à des images d’une intensité poétique qui évoquent sans ambages la délivrance de l’acte d’amour. Le ravissement de Manuel au moment où il découvre la source: « Manuel s’étendit sur le sol. Il l’étreignit à plein corps: Elle est là, la douce, la bonne, la coulante, la chantante, la fraîche, la bénédiction, la vie». L’extase de Jean de Florette et de sa fille Manon, lorsque la pluie tombe enfin après une attente désespérée: « L’orage torrentiel crépitait sur les tuiles, la chanson de l’eau dégringolante faisait sonner les échos des voûtes vides de la citerne. Elle sauta dans ses bras et ils allèrent à la fenêtre. Les éclairs révélaient la pinède à travers mille diamants et la petite fille lançait des cris sauvages, de victoire et de bonheur»
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Théophile Nouatin,Ingénieur Informaticien EPFL.
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© 2003 EPFL, 1015 Lausanne
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