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Epistémologie de la Résistance anticoloniale
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Les royaumes qui ont bâti leur puissance sur la seule source de revenu constituée par le commerce des esclaves étaient marqués dans leur culture et dans leur histoire par la géopolitique de l’esclavage. Cette géopolitique déterminée à leur insu par les donneurs d’ordre que sont les puissances occidentales européennes induisait au fil des ans et des siècles une logique territoriale inspirée par la loi de la jungle. Comme tout espace structuré sur le modèle de la jungle, il fallait des lions, des fauves, des chacals, des hyènes et des charognards. L’ordre territorial de la géopolitique de l’esclavage était donc sous-tendu par la double nécessité de l’existence de nations lionnes régnant sur un territoire de chasse donné, et la coexistence de territoires constitués d’une ribambelle de nations moins fortes et dont l’articulation subtile les unes aux autres instaurait la chaîne de l’esclavage sur le modèle de la chaîne alimentaire.
Chaque nation avait naturellement à cœur de persévérer dans son être. Mais pour que le ballet tragique des entités se perpétue, il fallait que les nations lionnes qui avaient la possibilité d’étendre leur territoire ne le fissent pas aux dépens de l’extinction des entités dont elles dépendaient. L’esclavage et son temps avaient beau être cruels, sa pratique était régie par des codes et une morale : dans ce qui était considéré comme son royaume, une nation lionne ne prélevait pas d’esclaves. D’une manière générale, la récolte des esclaves se faisait après le labeur de la guerre et la guerre elle-même, qu’elle soit surprise ou déclarée, ne manquait pas de justifications, réelles ou imaginaires, occultes ou politiques.
Ce schéma sylvestre instauré par la géopolitique de l’esclavage allait constituer un piège pour les nations lionnes lorsque, le moment venu, les véritables donneurs d’ordre du système sonneront son hallali et passeront au schéma moderne, c’est-à-dire à une forme d’économie sous-tendue par un personnel et une organisation politiques différents : la colonisation. Pris au dépourvu par ce changement inattendu, les rois des nations lionnes prenaient douloureusement conscience qu’il leur manquait un élément vital de puissance : l’unité intégrée de ce qui n’aurait pas dû être une jungle. Car l’idée de la jungle qui a prédominé subtilement jusque-là était aux antipodes de celle d’intégration nationale. Comment saurait-il en être autrement lorsque le nerf et le but des guerres fratricides à répétition étaient l’esclave ? Au moment où les Européens mettaient en pratique leur volonté de coloniser qui se traduisait sournoisement par des traités, des alliances, des menaces, des conflits et des guerres, la psychologie nationale héritée des structures instaurées par la loi de la jungle ne permettait plus aux nations lionnes de faire la paix des braves. Et pourtant une telle paix aurait été guidée par le bon sens du moindre danger. Les Européens auraient eu alors du mal à jouer sur le velours de la division. Au contraire, minées par des siècles d’exaction, de saignées et d’inimitiés tenaces, la plupart des entités mineures et maintes nations fortes naguère rivales préféraient la douceur lénifiante des traités à l’improvisation d’une entente politique nationale de fortune.
Dans la nouvelle donne, compte tenu de la psychologie politique induite par leur rôle et leur histoire, il allait de soi que les nations chacals n’allaient pas trouver exorbitant le coût de sortie de la jungle. Au contraire, et eu égard aux promesses fallacieuses des traités qu’ils s’empressaient de signer avec les puissances occidentales, les nations de moindre importance espéraient que ceux-ci à quelques aménagements près, assureraient leur sécurité à défaut de leur conférer le nouveau rôle de lions qu’ils convoitaient.
En revanche, les nations lionnes et les fils de lions ne pouvaient entendre la chose de cette oreille. Pour les mêmes raisons psychologiques, ils ne pouvaient pas entendre raison sur cette mutation forcée imposée de l’extérieur. Et dans cette affaire, au-delà du fait que lions, ils étaient naturellement fort peu disposés à se voir dicter des ordres de l’extérieur – et c’était là l’un des arguments fort du Roi Béhanzin – ils ne voyaient pas comment un lion pouvait du jour au lendemain accepter de se transformer en antilope. Les dispositions et entendement en jeu ici sont d’ordre philosophique et psychologique. Pendant des siècles en effet, le royaume du Dahomey a bâti sa puissance sur le commerce des esclaves par l’intermédiaire d’un engagement guerrier qui constitua le socle de son identité nationale. Cet engagement et la culture qu’il secréta ont structuré au fil des siècles une éthique, des pratiques, une économie et une vision du monde qui sous-tendaient la mentalité collective. D’un point de vue individuel, l’idée de toute-puissance de l’entité nationale – terre, sang et ancêtres – était tenue pour sacrée et intériorisée par la caste militaire, les dignitaires, Généraux, Princes Rois au premier chef ; au niveau des individus, elle se traduisait par un habitus générateur de dispositions et de conditionnement de l’entendement. Pour le Roi qui en était le premier garant devant le peuple et les Ancêtres, l’entité nationale était inviolable dans son ordre et son espace vital.
Or le projet colonial visait à l’exigence du renoncement au pouvoir et au renversement de l’ordre sacré qui fondait celui-ci. Pour les nations sans pouvoir ou en butte au harassement des plus forts, le renoncement n’était pas perçu comme problématique ; il pouvait même avoir ses avantages. Mais pour les nations fortes, monstrueuse, cette visée était une atteinte de lèse-entendement, une chose impensable et qui ne pouvait se dénouer que dans la tragédie.
Vue sous cet angle, le véritable déterminant de la résistance à l’envahisseur coloniale était psychologique. Il ressortit de la psychologie politique d’une nation forte de sa dignité, de l’idée sacrée de sa gloire et de sa prédominance qui ne saurait faire l’objet d’un marchandage.
Avant et après son accession au trône, pendant et jusqu’à la fin de ses guerres de résistance, Béhanzin assuma cette posture jusqu’au bout.
Certes la pensée historique ne sous-estime plus le rapport causal entre la biographie des grands hommes et leurs actions. Mais dans le cas de la résistance au projet colonial, il s’agit moins d’une psychologie individuelle que collective. Autrement dit, au Dahomey, au-delà de sa personnalité qui donne à sa geste sa force et son style, tout autre roi à la place du Prince Kondo aurait opposé une fin de non recevoir catégorique au projet colonial. D’ailleurs, le roi Guézo avait lui-même montré la voie de l’indépendance et de l’intégrité nationale. Et en dépit de la traîtrise supposée de l’entourage de Béhanzin qui aurait concouru à sa perte, le roi Agboli-Agbo qui en assumait de fait la responsabilité politique et morale en tant que successeur désigné par le vainqueur sur le trône des Guédévi n’allait pas rester longtemps dans les bonnes grâces de ses protecteurs ; et son exil prouve si besoin en est l’irréductibilité de la position du Dahomey face aux ambitions coloniales. En tant que royaume ayant bâti sa fortune sur le commerce des esclaves, dans le contexte de la géopolitique de l’esclavage qui lui conféra le rôle du lion, le Dahomey ne pouvait pas accepter de renoncer à sa position ; celle-ci était sacrée et sa représentation faisait partie intégrante de l’entendement, de l’habitus de la culture et de l’éthique de ses dirigeants : le lion ne peut accepter de devenir chacal. Ce n’était là que principe de psychologie. Il s’agit en l’occurrence de la représentation collective de soi en tant qu’entité nationale dominante dans un espace de rivalités politiques et territoriales fonctionnellement stabilisé et historiquement structuré.
Or le sens de la tragédie du Roi Béhanzin et au-delà de sa personne du royaume du Dahomey tout entier se trouve dans cette structure historique de l’espace géopolitique. L’esclavage plonge d’abord ses racines dans des pratiques sociales autochtones. Au niveau africain, il était pratiqué par les Arabes depuis la nuit des temps de façon caravanière et artisanale, à travers des razzias ou des trocs organisés. Puis les Européens entrèrent en scène au début du 15ème siècle et , suite à la « découverte » de l’Amérique, donnèrent au commerce des Noirs son caractère triangulaire et industriel. Pendant quatre siècles et plus l’Afrique allait être soulagée de ses hommes et femmes les plus valides, jeunes et en bonne santé dans une saignée bestiale, violente, implacable, réglementée et codifiée. Au fil des siècles, pendant que durait l’hémorragie dans le temps, aidés par des techniques qui faisaient leur supériorité : navigation, cartographie, communication, psychologie, géographie, armement, etc. les Européens allaient mettre au point un espace géopolitique de l’esclavage, une sorte de vaste zoo politique à l’échelle mondiale dont ils déterminaient la vie, l’économie et l’écologie de l’extérieur. De cet espace de convoitise exotique qui annonce une anthropologie des rapports politiques implacable, les Européens élaborèrent patiemment une représentation affinée au fil des siècles ; celle-ci, en interagissant avec son objet, allait se révéler un redoutable outil de vision, de prospective et de stratégie au service de leurs fantasmes d’expansion démographique et économique.
Dans le même temps, desservis par leur retard technologique et la faiblesse de leurs systèmes symboliques, les royaumes d’Afrique, surtout ceux à qui l’espace géopolitique de l’esclavage avait conféré le beau rôle de lion, se sont peu à peu laissés enfermer dans le piège d’une représentation immédiate et partielle de la réalité. Cette différence hiérarchique des représentations était à l’image de la dissymétrie des rapports entre les deux parties. Au fil des siècles, il apparaissait de plus en plus évident que sur la scène du cirque violent de la domination, les dompteurs étaient d’un côté et les bêtes de l’autre. Lorsqu’au début du 19ème siècle la pression des ambitions coloniales de l’Europe allait se faire précise et intraitable, il était déjà trop tard pour corriger cette dissymétrie des représentations. Du reste, c’était moins la dissymétrie elle-même que le retard mis à en prendre une claire conscience et la corriger qui sera fatal pour les lions de l’espace géopolitique de l’esclavage.
En embarquant avec sa suite pour l’exil, le Roi Béhanzin croyait qu’il allait à la rencontre du « Roi de France » or la France n’avait plus de roi, et à mille lieues du Palais de Versailles, sa destination réelle sera la Martinique. Ce malentendu frauduleux résume à lui seul la différence hiérarchique des représentations. Là réside toute la tragédie du Roi Béhanzin…
En guise de conclusion.
Une condition sine qua non pour assurer son indépendance en tant que nation est d’éviter la différence hiérarchique des représentations dans les relations, qu’elles soient économiques, commerciales, politiques, ou diplomatiques. Cela suppose d’en prendre conscience et de mettre en œuvre et en valeur tout ce qui concourt au développement des connaissances, d’une vision de soi et du monde, et d’une prévision de soi dans le monde. Deux exemples illustrent cette exigence. L’une actuelle, l’autre potentiellement lourde de fâcheuses incertitudes : la situation politique actuelle en Côte d’Ivoire, et la culture de mendicité qui gouverne les pratiques politiques et imprègne la mentalité en Afrique. En Côte d’Ivoire, comme partout ailleurs en Afrique, les citoyens du pays pensent que leur pays leur appartient selon une vision autochtone de l’appartenance sanctionnée par l’acte de l’indépendance. Mais pour l’ancien colonisateur dont les systèmes symboliques y sont toujours en vigueur en même temps que ses intérêts économiques vitaux il en va tout autrement : la Côte d’Ivoire est le pré carré, œuvre et volonté de la France et doit le rester, en vertu de la capacité de la France à s’imposer politiquement aux Africains, dans la mesure où ses structures symboliques, sa supériorité technique et économique sont garantes d’une différence hiérarchique des représentations qui joue mécaniquement en sa faveur. Dans le même ordre d’idées, une partie de la population qui a intériorisé l’idée implicite d’une identité exclusive d’Ivoiriens qui a prévalu longtemps avec la bénédiction néo-coloniale des partis-prenants est aussi victime de cette différence de la hiérarchie des représentations sachant que ce sentiment d’identité exclusive qu’elle nourrit avec passion relève d’un consensus frauduleux. A ces deux niveaux une prise de conscience des positions intériorisées des uns et des autres est nécessaire pour réduire la dissymétrie des représentations qui fait obstacle au dialogue.
Le deuxième point, la mendicité d’Etat, ressemble à s’y méprendre à l’esclavage, compte tenu du fait que la figure synthétique de rapports ou de contraintes sous le signe de laquelle sa logique est placée reste totalement insoupçonnée aujourd’hui, et, à l’instar de l’esclavage, échappe à un questionnement sérieux. De nos jours, le nec plus ultra de la conformité politique et diplomatique des gouvernements africains est l’aide étrangère. Elle est une des viatiques de la longue marche chaotique vers l’équilibre des budgets nationaux. Sékou Touré, qui n’était pas que le sombre dictateur sanguinaire que l’orthodoxie néo-coloniale en a fait dans nos mémoires disait que l’aide devait nous aider à nous passer de l’aide. Ce n’était qu’une version laïcisée du proverbe chinois qui dit : «Il vaut mieux apprendre à pêcher à un homme que de lui donner du poisson. » Or, depuis que l’aide internationale s’est naturalisée dans les colonnes de nos budgets nationaux, non pas comme variable d’ajustement mais comme un véritable pilier de leur équilibre, loin de nous apprendre à nous passer d’elle, elle a surtout contribué à nous conditionner doublement : d’une part, par rapport à l’attente permanente dans laquelle nous sommes, à tout propos – catastrophes naturelles, guerres, famine, politique de santé, politique alimentaire, dépenses spéciales, financement d’élections, promotion de la démocratie, et la liste est infinie – d’espérer son attribution par tel ou tel pays donateur, par telle ou telle organisation à but non lucratif, ou plus ou moins non gouvernementale, telle ou telle instance internationale, bref toute cette noria obscure de donateurs zélés que par euphémisme nous appelons « partenaires au développement » ; d’autre part, ce n’est un secret pour personne que l’aide est toujours assortie d’une kyrielle de conditions dont celles qui sont énoncées clairement soit disant pour la bonne cause ne sont que la partie émergée d’une iceberg d’intérêts vitaux, d’autant plus vitaux qu’ils sont cachés à mille lieues nautiques des côtes de l’altruisme le plus débridé.
Et la question qui se pose est de savoir ce qu’il adviendra de nos pays, de nos peuples sous le rapport de la liberté, eu égard à cette dépendance vis à vis de l’aide internationale dans laquelle nos gouvernements se vautrent avec une déconcertante alacrité. Quelle figure de contrainte, d’ordre nouveau nous réserve cette habitude ? Nul ne le sait. Et le refus de soumettre la culture de la mendicité à un questionnement sérieux fait le lit de la différence hiérarchique des représentations. Or celle-ci ne pardonne pas : le moment venu selon le signe qu’en toute conscience ( ou inconscience) nous lui aurons conféré, elle fera de nous des sujets ou des objets dans l’histoire. Alors sans doute les yeux de nos élites consentiront-ils à voir le nez au milieu de la figure du temps. Et s’ils sont de la graine des héros, ils monteront au créneau pour défendre notre race dans le sang et le sacrifice. Mais qui d’autre mieux que le roi Béhanzin peut incarner cette bravoure posthume d’un combat perdu d’avance ?
Là réside toute la tragédie de l’Afrique…
Par Binason Avèkes
© Copyright, Blaise APLOGAN, 2006
Bonjour
pour toute informations que vous avez donnez sur le roi Béhanzin,et en particujlier les rois africains,je vous demande en toute sinsérité de fait éffort de nous présenté la résistance des chefs africains notamant le cas de Béhanzin face aux français.
Rédigé par : DEHA GERARDO | 12 avril 2008 à 00:59
Le Drame de Ouanilo
Un témoignage troublant d’Albert Londres
Abomey était en deuil. Vingt années après sa mort, Béhanzin revêtu d’un cercueil européen, rentrait dans sa capitale. La France ayant tâté ses cendres, les avait jugées assez froides pour ne plus mettre le feu au pays. Il faisait d’ailleurs, comme cela, suffisamment chaud au Dahomey !
C’était un grand deuil, c’est-à-dire une belle fête. Ouanilo, fils chéri du mort, avait ramené son père, au nom de notre gouvernement, d’Algérie à Marseille, de Marseille à Cotonou et de la Côte des esclaves à Abomey. Parti avec lui au moment de l’exil, alors qu’il était un petit prince noir, Ouanilo, élevé par la France, au début, à la Martinique, ensuite à Alger, était maintenant avocat près la cour à Bordeaux.
Il touchait le sol natal pour la première fois depuis son déracinement. Il revenait avec son père Noir et sa femme Blanche.
Elégant, habillé à l’européenne, instruit, rempli de réserve et de tact, il était réellement un gentleman timide. Tant de bonnes manières le mirent tout de suite au ban de sa patrie. Au milieu de ses frères au torse nu, il ne savait plus que faire de son faux col, de ses habits, de ses chaussures, et surtout de son éducation. Il regardait ses parents d’un œil qui demandait pardon.
Les funérailles allaient durer longtemps. Le gouvernement Fourn avait logé le prince et la princesse dans une maison de Blancs, pas très loin des ruines du Palais où, à l’ombre du trône paternel, vissé sur quatre crânes, l’enfant royal était né. Les volets de cette maison demeuraient clos.
Béhanzin, d’après la coutume, n’était pas encore considéré comme mort. Le cercueil dans lequel ses restes reposaient était bien dans le tata de son fils aîné, le grand Ouagbé, préfet de Bohicon et d’Abomey, mais, pour le peuple, Béhanzin n’était que très souffrant. (…) Deux de ses femmes si vieille que lorsqu’elles marchent leur tête dodeline à la hauteur des genoux, veillaient dans l’obscurité près du cercueil, retour d’un si long voyage. Enfin, le lendemain, Béhanzin mourut officiellement.
Les fêtes dahoméennes commencèrent. Le tam-tam s’établit.
Le premier jour, fils aîné, fils et filles, frères et sœurs et amis sincères se lamentèrent dans le tata. Le deuxième jour, le gris-gris So sortit.
Le troisième jour, l’ami supérieur de Béhanzin, celui qui lui avait dit : « Ne combats pas les Français » , tua trois cabris.
Le quatrième jour, les fils égorgèrent des animaux domestiques.
Ouanilo, toujours vêtu à l’européenne, accomplissait son devoir. Je le vis rentrer, du tata mortuaire à sa maison, du sang sur les mains et sur la chemise. Il marchait vite, comme honteux. Derrière les volets, sa femme blanche anxieusement l’attendait.
Les funérailles continuaient. Alors que les frères de Ouanilo, chefs riches et puissants, s’apprêtaient à offrir de fastueux cadeaux aux mânes de leur père, Ouanilo comptait ses sous. Le jour de la présentation des pagnes, sa honte éclaterait devant le pays réuni. L’aboyeur funèbre crierait pendant des heures le nom de ses frères, étalant leur générosité, leur piété filiale. Ouanilo n’avait, lui, ni troupeaux, ni trésors de famille. Son peuple ne lui faisait plus de dons. Son peuple ? il regardait l’ancien petit prince sans vouloir se souvenir. Ouanilo n’était plus de chez lui. Il s’en alla à Bohicon, chez les marchands blancs. Les marchands blancs ne donnent pas beaucoup de marchandises pour peu d’argent. Ouanilo revient avec quelques pièces de calicots. Il avait une bague, il la joindrait à ses pauvres pagnes pour prouver sa bonne volonté.
Le grand jour arriva.
C’était dans la cour du grand tata d’Ouagbé, son frère aîné. Les autorités blanches, du gouverneur à l’évêque, étaient là. les soixante-dix femmes d’Ouagbé, groupées, chantaient le chant funèbre. Ouanilo, hésitant, s’éloigna des cris sauvages et conduisit sa femme blanche, immensément troublée par la furie de ses belles-sœurs, entre l’évêque et le Gouverneur. Chacun de ses frères se tenait, selon la coutume, au milieu de ses femmes et de ses serviteurs. Ouanilo chercha où se placer.
Un mouvement de surprise souleva cette foule. Magnifique, drapé de rouge, un puissant sein nu dehors, coiffé d’un bonnet phrygien, chaussé de sandales, sceptres-casse-tête sur une épaule, un homme à l’allure de Dieu se présenta sous un parapluie, entre deux amazones fulgurantes et suivi de l’appareil royal. C’était Agboli-agbo, l’oncle de Ouanilo, le frère de Béhanzin, le dernier roi du Dahomey détrôné, exilé, puis pardonné.
Agboli-agbo tenait pour la deuxième fois un coup d’audace. il se présentait au peuple en posture royale. L’administrateur, comme lors d’un dernier 14 juillet, allait-il se précipiter sur lui, d’une main, l’empoigner par le sein, ongles dans la chair, et de l’autre lui arracher son bonnet, ses sandales, son sceptre et son crachoir ?
Le vieux lion semblait attendre la scène. Elle n’eut pas lieu. Il s’installa au milieu de sa cour, de ses amazones. Ouanilo le regardait comme frappé de stupeur.
L’aboyeur commença. Frères et fils connurent de longs honneurs. Pagnes, éventails, bouteilles de liqueurs, objets d’or et d’agent, bœufs, peaux de bêtes, ils offrirent tout cela pour être enterré dans le grand trou ou Béhanzin allait descendre. Quand le nom de Ouanilo tomba sur la foule, porté par si peu de cadeaux, il fit un si petit bruit que personne ne chercha le fils chéri. Ouanilo baissa la tête.
Dans la maison aux volets clos, Ouanilo et sa femme blanche ne goûtaient pas aux mets que lui envoyaient les anciens sujets de son père. Le cous-cous, le riz, les œufs mêmes étaient jetés la nuit venue. Son embarras fut grand devant une calebasse d’eau, alors que je lui en demandais un verre. Il me fit comprendre qu’il désirait ne pas me donner de ce liquide, dont lui même ne boirait pas.
Royaume des féticheurs, c’est-à-dire du poison, le Dahomey est dans la main des sorciers. Il est à la fois le pays noir le plus avancé et le plus secret. Monseigneur, notre évêque, le sait bien, lui, qui dut intervenir cette semaine auprès des prêtres du diable, sans qui son missionnaire, touché l’autre jour par trois féticheurs voilés, alors qu’il rentrait à bicyclette sur la route de Kalavi, serait mort déjà. (…)
Féticheurs et féticheuses en tutu froufroutant pullulaient aux funérailles de Béhanzin. Ouanilo faisait un grand détour pour les éviter. A la nuit, le boy fidèle du commandant français entrait dans la demeure de l’avocat de Bordeaux : il apportait des boîtes de conserves sur lesquels les prêtres de Maon n’avaient pas laissé tomber leur regard.
Ouanilo s’en allait seul à la découverte de son berceau. Je le voyais marcher sur le plateau d’Abomey, s’arrêtant, s’interrogeant. Un jour, un chef passa près de lui dans son hamac ; ses gens de case portaient le parasol, le crachoir et les autres attributs. Alors que les frères de Ouanilo, plus grands chefs que le passant, eussent fait déblayer la route, Ouanilo se rangea sur le bord et d’un œil où se lisait l’étonnement d’un Blanc, il suivit longtemps le cortège traditionnel.
Il s’assit un jour au milieu des ruines du palais de son père. Dans l’une de ses mains, posée sur son genou, il tenait son autre main. Sur ces murs de boue, défaits par le temps, il promenait un regard étranger. Il se leva, parcourut l’emplacement. Il s’inclina devant le tombeau de Glèlè, son grand-père, alors qu’il aurait dû tomber à terre et frapper son front contre le sol. Ses ancêtres ne l’appelaient plus.
Les soixante et soixante-dix femmes de ses frères le plongeaient dans de grandes réflexions. Je le vis jeter discrètement sa cigarette, alors qu’elles fumaient la pipe. Dans son salon, un soir que nous causions, son frère Robert entra, torse nu. Il le fit asseoir dans un fauteuil, face à la princesse blanche, sa femme en toilette de dîner. Il avait la mine d’un écartelé. Tous les soirs, le malheureux avait mal à la tête. Il ne supportait plus le tam-tam. C’était un pauvre déraciné. Lui-même avouait : « Ah ! ces funérailles, elles n’en finissent pas ! »
Deux mois passèrent. Je me trouvais aux larges de Cotonou sur le paquebot Amérique. La mer était hargneuse. On se demandait si l’on allait pouvoir embarquer des passagers. Des chalands essayaient d’approcher le bord ; le flot contrariait la manœuvre. Dans ces chalands, de curieux carrosses, des carrosses dont on n’aurait conservé que la caisse, les roues étant parties on ne sait où, contenaient les voyageurs. C’étaient ces carrosses sans lesquels on ne pourrait ni débarquer ni embarquer sur cette côte. Une grue les dépose et les soulève. Ils se balancent ainsi un bon moment au-dessus de la mer. On dirait un départ en avion pour une traversée de l’Atlantique Sud !
– Tiens ! dis-je, c’est Ouanilo et la princesse qui pendent au bout de la grue. On ne les a pas empoisonnés !
Le prince Ouanilo revenait dans son pays, en France.
Le carrosse ayant capoté à l’arrivée, c’est sur les genoux que les Béhanzin firent leur entrée à bord. Robert et un autre frère accompagnaient les voyageurs.
La forte houle les avait éprouvés. Ils montèrent au bar pour prendre un cordial.
– Sortez ! dit le barman, pas de nègres ici.
– Mais, dit Ouanilo, je suis passager de première.
– Encore vous, je puis vous servir, vous êtes propre ;
mais pas les deux macaques !
Ouanilo vint me chercher. Il me dit que ses frères étaient malades, ce qui se voyait ; que le barman leur refusait un verre de cognac ; que, pourtant, il avaient fait la guerre en France ; que Robert avait été blessé.
Suspect comme Blanc au Dahomey, suspect comme Noir en France, pauvre Ouanilo ! Je fis apporter le cognac dans sa cabine.
L’Amérique naviguait depuis plusieurs jours. Ouanilo mangeait en tête-à-tête avec la princesse sur une petite table de deux, vivant sans bruit, souriant, espérant que bientôt les Blancs lui pardonneraient d’être Noir. Il me disait sa joie de revenir à Bordeaux.
Le premier mois lui sembla si long à Abomey ! il se sentait égaré, surtout on le regardait mal !
Un soir, Ouanilo ne parut plus à la table à manger. La mer, cependant, était calme. Un garçon vint prévenir le docteur qui quitta la table. Le dîner des autres passagers s’acheva. Une heure après, le commandant m’apprit que Ouanilo était à toute extrémité. Le docteur confirma la sentence. Dans sa cabine, Ouanilo était couché, immobile mais, Ouanilo n’était plus Ouanilo. En trois heures, sa figure avait épousé je ne sais quelle autre ressemblance. Il allait mourir.
– Sorciers ! Les sorciers ! disait-il.
Il tint jusqu’au lendemain matin dix heures. On eut le temps de
le débarquer à Dakar. Il s’y éteignit aussitôt. Il avait ramené son père en terre d’Afrique. Son sort voulut qu’il y mourût aussi.
Extrait de Terre d’ébène, Albert Londres, Paris, 1929
Rédigé par : Godjiblanou | 28 septembre 2006 à 08:42