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De la nécessité d'une Opposition
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Binason Avèkes :
J’aimerais ouvrir le débat en soumettant à votre attention, si vous le permettez, ces propos d’André Brink. Extrait d’une interview récente dans le cadre de la promotion de son nouveau roman, Au-delà du silence ; où il ressort que même les changements les plus superbement positifs, peuvent s'inverser, se pervertir en l'absence d'une vigilance de tous les instants, d'un contre-pouvoir quel qu'il soit : politique, intellectuel, éthique, etc....
Voici ce que déclare le célèbre écrivain sud-Africain :
«… Nous courons aujourd’hui un très grave danger, reconnu par Mandela en personne. Lorsque, dans une démocratie, un seul parti remporte une majorité de plus de deux tiers, il y a le risque de voir s’installer une nouvelle dictature. Nous passerons alors de la tyrannie d’une minorité à celle de la majorité, qui est aussi dangereuse. Il faut donc trouver des alternatives à l’ANC. Parmi tous les partis de l’opposition, il n’y a pas un seul parti qui peut se targuer de représenter même 10 % de l’électorat. La réponse viendra de l’ANC lui-même. Il y a au moins trois sensibilités regroupées à l’intérieur de l’ANC. Il y a l’ANC proprement dite, une organisation de résistance qui opérait de l’extérieur du pays. Il y a le Parti communiste, qui est très minoritaire, mais compte en son sein beaucoup d’intellectuels très importants. Il y a ensuite les syndicats. Le renforcement de chacune de ces différentes sensibilités permettra peut-être à l’Afrique du Sud d’écarter les menaces que fait peser sur elle la domination de l’ANC… »
Edgard Gnansounou :
André Brink a bien raison et il sait de quoi il parle. Cet écrivain était en effet à l'avant garde de la lutte contre l'apartheid. Sa prise de position ici concerne le monopole non régulé ou faiblement régulé en particulier dans le contexte de la politique Sud africaine. Ce qui est très intéressant dans sa prise de position est qu'il ne demande pas que la diversité politique se fasse en faveur des partisans de l'apartheid mais plutôt que ceux qui ont montré qu'ils défendaient une certaine justice laissent s'exprimer en leur sein la diversité politique et ceci dans le but de lutter contre la corruption, contre toute dérive vers un pouvoir oligarchique.
De ce point de vue, André Brink garde une rigueur intellectuelle exemplaire. La diversité seule ne suffit pas, il faut s'interroger sur la nature de cette diversité. Est-elle de nature à oeuvrer pour l'émancipation et l'épanouissement des populations? Le monopole politique peut parfois être bénéfique en période de crise. L'opposition l'a expérimenté en Afrique du Sud du temps de l'apartheid. Mais il convient que ce monopole soit légitime et surtout fortement régulé et qu'il disparaisse avec la crise, c'est ce que réclame avec raison André Brink.
Comme dans toute chose, il convient de partir des finalités et non des formes d'organisation. Il me semble que le Bénin connaît actuellement une crise due notamment (et pas seulement) à la gestion catastrophique du pays par Kérékou. Ce qui rend cette crise particulière est la base sociale de certaines de ses causes et le caractère quelque peu maffieux des réseaux d'intérêts qui l'ont entretenue. Il s'agit aussi et surtout d'une crise de valeurs. Dans ce contexte il convient de se demander dans quelles mesures ce que le peuple (dans son acception idéaliste) a souhaité en élisant Boni Yayi (le changement, le bon changement) peut réellement se réaliser afin de sortir le pays de la crise. Toute coalition, tout bloc politique autour de Boni Yayi, ou alors toute diversité politique dans le pays ne pourrait être apprécié de manière pertinente que par rapport à des objectifs bien définis. L'objectif que je privilégie pour le Bénin est la sortie de cette crise de valeurs.
Le discours de Boni Yayi et certains de ses actes semblent aller dans ce sens. Mais c'est vrai qu'il faut rester vigilant et traquer toute dérive mais aussi ne pas craindre de faire pencher la balance du bon côté. Car sincèrement je n'éprouve aucun malaise à voir s'affaiblir les idées, les partis politiques et les organisations sociales qui ont mené le pays dans la situation où il se trouve. Je ne veux pas me comporter comme si la crise était déjà derrière nous ou comme si par souci de diversité il fallait être indulgent vis à vis de certains partis politiques dont les chefs nous auraient laissé naufragés si d'autres n'avaient pas lutté pour les contrecarrer.
Thomas Coffi :
Oui, les propos d’André Brink sont tout à fait pertinents et méritent réflexion. En ce qui concerne notre pays, le Bénin, je peux dire que la liquéfaction de tous les contre-pouvoirs en cours commence à m’inquiéter. J’y ai pensé aujourd’hui encore…
Edgard Gnansounou :
En ce qui concerne notre pays, institutionnellement, les contre-pouvoirs continuent d'exister mais ce que tu déplores sans doute c'est le manque d'attitude critique de la Société civile et des partis politiques. Mais ceci ne devrait-il pas être nuancé? Tous les partis politiques au Bénin ne sont pas favorables au pouvoir de Boni Yayi, et pour cause ! Quant à la société civile, les syndicats restent sur leur garde et s'apprêteraient d'ailleurs à organiser des grèves si les négociations sur les salaires n'aboutissent pas! Je pense qu'il faudrait s'interroger sur la conception de la démocratie qui s'énonce comme un affrontement permanent entre un pouvoir et des contre-pouvoirs comme c'est le cas en France. Ne s'agit-il pas d'une conception qui voit le régime démocratique comme une co-existence musclée entre des groupes à intérêts irrémédiablement antagoniques? Ce qui me semble manquer aujourd'hui c'est l’absence d'esprit critique et ceci aussi bien du côté de la société civile que dans les rangs des inconditionnels de Boni Yayi qui ne se rendent pas compte qu'ils desservent leurs chefs en usant de procédés propagandistes. Cela étant dit, l'esprit critique devrait nous conduire aussi à repenser la problématique pouvoir/contre-pouvoirs. Il importe en effet de ne pas considérer que seul compte l'affrontement pouvoir /contre-pouvoirs mais également tenir compte de la qualité et des raisons d'un tel affrontement (lutte pour le pouvoir, défense de l'intérêt général ou d'intérêts égoïstes ou corporatistes, etc.). Ainsi, dans le cas des syndicats béninois par exemple, s'il est légitime qu'ils défendent les intérêts de leurs mandants, on pourrait aussi légitimement s'attendre à ce qu'ils tiennent compte aussi de la très grande majorité confrontée à la pauvreté et à la marginalisation. Bien! Je ne souhaite pas m'allonger davantage, car ce sujet touche à un point qui m'inspire énormément: la conception de la démocratie dans un pays tel que le nôtre.
Maintenant, à lire la propagande favorable à Boni Yayi et en utilisant ce qui me reste de mon esprit critique, je dois reconnaître que le nouveau régime globalement continue de me satisfaire et que les stratégies qu'il adopte me semble servir les intérêts du pays. Alors, je préfère le dire et en le disant je n'ai aucunement le sentiment que je baisse la garde car il serait dommage de développer un esprit de critiques à la place de l'esprit critique indispensable. J'exerce (par rapport à moi-même) une vigilance implacable pour éviter de tomber dans ce piège car l'esprit de critiques sert d'abord notre propre ego alors que l'esprit critique aspire à être constructif et altruiste.
Thomas Coffi :
Effectivement ce n’est pas une appréhension de la disparition institutionnelle des contre-pouvoirs qui fonde mon interrogation.
Ni non plus la recherche d’un climat politique fait d’affrontements entre pouvoir et contre-pouvoirs. Je pense que Binason Avèkes a trouvé l’expression juste pour qualifier le fondement de mes inquiétudes :
« les changements les plus superbement positifs, peuvent s'inverser, se pervertir en l'absence d'une vigilance de tous les instants, d'un contre-pouvoir quel qu'il soit : politique, intellectuel, éthique » Dans un contexte où la logique d’intérêts concrets prime au dépend du débat d’idée, je cite comme exemples
- les revendications corporatistes légitimes des syndicats,
- Des figures de proue notoires de la société civile qui n’aspirent qu’à aller au gouvernement ou au parlement
- La majorité des partis qui font allégeance au pouvoir
Dans ce contexte inévitablement, nous allons vers un réarrangement des éléments en présence autour du pouvoir. Et les prochaines élections législatives vont accélérer ce mouvement centripète. Mais la démocratie pluraliste est comme un jeu où chaque groupe d’acteurs doit tenir sans concession son rôle pour que l’ensemble fonctionne au mieux. Faute de quoi évidemment le risque est grand que le jeu soit faussé. Il faut donc que subsiste une masse critique de groupes politiques ou civils, vigoureux, mus par le seul intérêt national qui se démarquent du pouvoir, s’en défient et même le défient mais cela en accord avec toutes les règles et la déontologie que requiert un débat démocratique sain et constructif. Un pouvoir sans contre-pouvoir crédible se pervertit, glisse sur la pente de l’autocratie, se compromet inévitablement.
J’imagine par exemple que le nouveau pouvoir doit avoir à dos actuellement bon nombre de ceux que l’ancien système a mis en place à tous les échelons de l'administration. Pas forcément au mérite. Ils ont retourné leur veste et auraient soi-disant contribué à l’élection de Yayi Boni et de ce fait ils réclament récompense. Comment les nouveaux ministres vont-ils travailler avec eux ? Lorsqu’on sait l’état exsangue dans lequel ce système a plongé l’économie comment les intégrer dans le processus du changement sans biaiser les réparations nécessaires consécutives aux audits par exemple ? Une vigilance pour éviter de tomber dans le piège de la compromission ne peut être le fait du seul gouvernement. Des forces de pression actives doivent peser pour que les intérêts républicains ne perdent du terrain face aux manœuvres des éléments de l’ancien système.
En bref les manœuvres politiques ou politiciennes vont gagner du terrain et il faut des contre-pouvoirs vigilants actifs vigoureux pour les contrecarrer.
C'est la démocratie béninoise qui en tirera les bénéfices car nous en sommes tous conscients, nous ne pouvons imaginer de continuer à tourner en rond, d'être constamment victimes de consensus frauduleux camouflés par l'ancien système sous le vocable de «démocratie apaisée» ; nous ne pouvons imaginer que les espoirs placés par le peuple béninois dans ce pouvoir-ci, celui de Yayi Boni, soient déçus.
Edgard Gnansounou :
D'accord avec l'expression de Binason Avèkes. Ma principale préoccupation est celle-ci: Souvenez-vous de l'initiative Bénin Mains propres. Boni Yayi cherche semble-t-il à assainir l'économie nationale, à lutter contre la corruption. Il pose des actes concrets, présente des stratégies sur le plan économique, diplomatique notamment. Qu'avons-nous à dire de manière critique, sans agressivité excessive si ce n'est pas nécessaire! Les basses politiques des personnes engagées dans la politique partisane, j'avoue ne pas trop m'en préoccuper car nous n'y pouvons rien sauf à aller sur leur terrain, ce qui ne m'intéresse personnellement pas. Tout ceci n'enlève rien à la nécessité d'élucider la situation et les tactiques des uns et des autres. Mais ne devons-nous pas davantage nous préoccuper de la politique, la vraie, dans son acception la plus noble, celle qui est déclarée, qui est en partie vraie mais sans doute fausse sous certains aspects. Par exemple, on nous annonce un mouvement diplomatique important dans des centres stratégiques comme Bruxelles, Genève, NY, Adis, et dans des pays du Golfe, avec une feuille de route pour chaque nouvel ambassadeur et des objectifs clairs sujets à une évaluation annuelle et la volonté d' une implication de la diaspora. Personnellement je trouve une telle initiative très positive à condition que le contenu et l'orientation de la feuille de route soit digne. Ma préoccupation serait alors celle-ci: quelle nouvelle orientation le nouveau régime doit-il donner à la diplomatie béninoise pour s'écarter de la mendiocratie? Que peut-on comprendre sous les termes de diplomatie du développement? Rechercher des partenaires pour développer de manière équilibrée des projets au Bénin ou bien chercher le maximum de dons possibles? Nous pourrions par exemple rechercher le texte de cette nouvelle stratégie diplomatique et réagir de manière à la fois constructive et critique. Il en va de même pour d'autres sujets tels que le coton par exemple.
Binason Avèkes :
Débat bien recentré. Chez nous, la politique ne se base pas sur des idées. Elle se base sur des intérêts concrets et les calculs de gain. La chose est aidée par la constitution qui donne un pouvoir fort au Président. Et dès qu’il est élu, il devient la fleur unique du paysage que toutes les abeilles veulent butiner. Avec des risques, comme on l'a vu avec le parlement, d'une réaction pathologique. Ainsi, en dépit qu'il en aie, et quoi qu'ait put en dire la Cour constitutionnelle, je ne crois pas que sur le fond les députés fussent sortis de la ligne. Ce qui est obscène n'est pas forcément illégal. Le geste immoral des députés prouve qu'il faut reprendre la constitution et la remettre sur le métier. La question reste de savoir comment faire en sorte que l'idée des idées entre en ligne de compte dans la politique, et les multiples positionnements auxquels elle donne lieu. A travers l'affaire de la révision de la constitution, les députés, peut-on dire, se sont opposés ; mais vue l’unanimité de leur réaction, c’est une opposition pathologique et malsaine qui reconduit la non-opposition. L’opposition saine se fait dans une certaine limite ; comme les élections : lorsque le score du vainqueur est soviétique, on n’y croit plus trop... En l’occurrence, la tentative de révision de la constitution par les députés, ce coup d’Etat constitutionnel qui ne dit pas son nom, n'est pas inspirée par l'idée des idées, mais par cette logique permanente du détournement du politique à des fins personnelles qui est l'âme du politique chez nous. Et comme c'est l'intérêt qui gouverne exclusivement la politique, l'intérêt matériel s'entend, l'intérêt pécuniaire -- pensez aux multiples stratégies d'un Soglo ces dernières années – eh bien, tout ce qui se donne comme opposition est malsain, dévoyé. Même l'idée de Gouvernement d'Union nationale, dans le contexte béninois est très vite dévoyée, parce que comprise comme concertation dans le pillage, échange de bons procédés...
Actuellement, les autres secteurs de la société ne sont pas en reste. La société civile n'est pas un parti ; et de ce point de vue, elle n'est pas attendue sur le terrain direct de la politique ; au contraire, elle est attendue sur le terrain du droit, de la bonne gouvernance, du respect des libertés, de leur nécessaire adaptation à nos réalités etc. ... Mais que font nos syndicats, nos soit-disant ténors de la Société civile sinon s'immiscer dans la politique, ou l'aborder par le petit bout de la lorgnette des revendications ? Ne parlons même pas des autres contre-pouvoirs qui sont malmenés ou méprisés. Notamment le monde des artistes, des intellectuels. Le refus que l'idée des idées gouverne la vie politique, l'éclaire en tout cas, conduit à une subtile conspiration du silence sur les valeurs les plus sûres et sur la valorisation même de la pensée. Or, de ce point de vue, le mot d'ordre " je pense donc je croîs…" n'aura jamais été aussi urgent. Il faut agir dans ce domaine ; avec objectivité, rigueur, volonté et tolérance... Car souvent des rivalités de personne ont tendance à obscurcir le débat, à prendre le pas sur la promotion de l'idée des idées en tant que telle...
© Copyright Blaise APLOGAN, 2006
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