Un voyageur amoureux de Cotonou qui décide de sillonner les rues de notre capitale économique à pied ou en vélo se prépare à bien des surprises. S’il n’a pas foulé le sol de la ville depuis un certain temps, il découvrira des choses nouvelles. Cela va de soi. D’un tempérament nostalgique, il regrettera certaines et mettra d’autres sur le compte du progrès. Mais au fur et à mesure qu’il avance au cœur de la ville, au milieu des taxis-moto, des engins à deux roues et autres voitures de fortune qui circulent en masse, il se rendra compte que la qualité de l’air qu’il respire laisse à désirer. Le signe de ce constat arrive brutalement au premier carrefour lorsque la masse des motos de toutes cylindrées attend le feu vert pour redémarrer. Des dizaines de pots d’échappement vrombissant déversent dans l’air des volutes d’une fumée âcre. Certains passagers tentent de retenir leur respiration, d’autres se couvrent le nez avec un mouchoir mais inutile de se voiler la face : la fumée qui incommode n’est qu’un échantillon de ce qui est dans l’air ambiant. Lorsque le feu passe au vert, on lit sur les visages un réel soulagement. C’est comme si la nuisance que l’on fuit avait sa source au carrefour. Or le mal est dans l’air. La concentration de gaz qu’on ne supporte pas au carrefour n’est que le signe éphémère de ce mal de l’air urbain que l’on ressent dès qu’on est à Cotonou.
La mauvaise qualité de l’air représente un danger pour la santé des habitants et un énorme problème pour la nation tout entière.
Les responsables de cet état de chose ce sont les voitures et surtout les engins à deux roues fortement représentés par les taxi-moto, dits Zémidjan. Le visiteur est frappé par leur ubiquité mais au-delà du nombre, il y a surtout ce qui a permis leur existence : l’essence frelatée, le fameux kpayo. Les Zémidjans sont en habit jaune. Il suffirait de revêtir de rouge les revendeurs de kpayo pour rendre visible la symbiose désastreuse du couple Zémidjan/Kpayo à l’origine du changement de la qualité de l’air à Cotonou. Alors on verrait à l’œil nu le jaune et le rouge du drapeau national, dans une entente funeste, se liguer contre le vert, couleur de la vie même.
Mais comme c’est souvent le cas, l’imaginaire populaire a jeté son dévolu sur la cause immédiate, préférant laisser dans l’ombre tout le reste. Chacun s’entend à pointer un doigt accusateur sur le Zémidjan. Bien sur, le Zémidjan a sa part de responsabilité et non des moindres dans la pollution de l’air. Mais il y a quelque chose d’insidieux à en rester là. Dans un regard plus objectif, on pourrait mettre en relief la nébuleuse des acteurs qui gravitent autour de l’économie des moyens de transport à deux roues motorisés que sont : le vendeur de kpayo, le revendeur de motos, le trafiquant de pièces détachées, le mécanicien, l’agent véreux, l’usager, etc. Mais la diabolisation du Zémidjan est commode ; elle permet de ne pas ouvrir la boite de Pandore des causes sociales du mal. Or, loin d’être une génération spontanée, le Zémidjan est l’émanation de la société, il a une histoire, il est une histoire.
Dans le sud du pays, le vélo a été un moyen de déplacement communal. Pratique, résistant, autonome et n’utilisant que l’énergie humaine, elle reste accessible au paysan. Toute personne ayant grandi à Porto-novo dans les années 60 a vu l’ancêtre du Zémidjan. A l’origine, existaient les taxis-kannan. De grandes bicyclettes de marque "Raleigh" affectées au transport des vendeuses d’Akassa et de leurs marchandises entre le marché d’Adjarra et la ville de Porto-Novo. Les conducteurs étaient de véritables athlètes ; fils du terroir, ils avaient une bonne connaissance de Porto-Novo et de ses environs. Avec le temps, ce moyen a conquis toute la ville : Akpassa, Houeyogbé, Vèkpa, Zèbou-aga, Kandévié, Adjina, etc. Et il n’était pas rare de voir le taxi-kannan dans les coins les plus reculés de l’agglomération de Porto-Novo. Il n’y avait pas que les vendeuses d’Akassa qui les sollicitaient. Bien que les usagers de ce moyen de déplacement et de trait fussent en majorité des femmes, tout le monde pouvait l’utiliser. Les facteurs déterminants de son utilité étaient son côté pratique, son adaptation aux sentiers tortueux des villages, aux rues boueuses et son bas prix. On peut alors se demander pourquoi le taxi-kannan n’a pas conquis Cotonou ? Et pourquoi est-il resté un phénomène typiquement portonovien ? Sans doute pour maintes raisons : par exemple le fait que les VON ensablées de Cotonou se prêtent moins à l’usage de la bicyclette ; le standing différent de la ville ; l’économie plus florissante de Cotonou aspirait à un niveau moins artisanal, etc. Les changements sociaux apparaissent dans des conditions objectives. Lorsque ces conditions sont réunies, le changement arrive. C’est ainsi qu’est né le taxi-moto, qui n’est qu’une évolution du l’antique taxi-kannan. A l’origine de cette évolution, il y a des causes morales, économiques et politiques. Dans les années 70, le régime marxiste au pouvoir a bénéficié d'une bonne conjoncture économique. Mais au début des années 80 cet équilibre s’est rompu et l’économie a commencé à battre sérieusement de l’aile.
Porto-Novo, ville de sagesse mémorable, a flairé la crise et y a répondu de manière originale. Si l’économie s’était développée normalement, les taxi-ville n’auraient pas régressé dans la capitale au point que l’esprit de débrouille du Portonovien en vienne à lui substituer le système du taxi-moto.
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Aujourd’hui, allez dire à un habitant de Porto-Novo que la mauvaise qualité de l’air de Cotonou est née dans sa ville, il vous regardera d’un œil plutôt étonné. Moi même qui vous parle, je suis né à Porto-Novo et j’y ai grandi jusqu’à 20 ans ; mais je ne me retrouve pas dans cette manière d’associer les effets et la cause. Pourtant, il n’y a rien de plus vrai. Ancêtre du Zémidjan, le taxi-moto s’est répandu dans notre ville sans crier gare. De Ouando à Djassin, de Sème à Drègbé, de Katchi à Adjarra, il s’était imposé comme un compromis pratique entre le taxi-kannan qui tirait sa révérence, et les taxis devenus rares et chers. Entre le moment où le taxi-moto a constitué une curiosité bien portonovienne et le moment où, en 1986, à la faveur de la crise économique et de la hausse du prix de l’essence, le taxi-moto prend la direction de Cotonou pour s’y répandre comme une traînée de poudre, il s’est passé bien de choses.
Franz Fanon disait : « chaque génération doit, dans une relative opacité, découvrir sa mission, la remplir ou la trahir » En amont de cette vision missionnaire de l’action, il y a un impératif qu’on peut traduire comme suit : « chaque génération doit, dans une absolue clarté, regarder en face son devoir de survie, l’assumer ou mettre en péril sa descendance. » En 1988-89, le Bénin était dans un état de faillite bancaire et de banqueroute totale. Les trois banques du pays étaient K.O. La BCB avait perdu quarante-trois fois son capital ! La crise des finances publiques, déjà sensible depuis 1983, a atteint son point culminant fin 1988 avec l'accumulation des dettes intérieure et extérieure et la cessation de paiement de trésor public. Cette faillite paralyse l’activité économique dans son ensemble. L'accumulation des arriérés de salaire dans la fonction publique, le contrôle puis le gel des retraits bancaires portent à son comble la paralysie. Dans la mesure où la masse des fonctionnaires et la classe moyenne qui en sont les usagers n’ont plus de quoi se le payer, le taxi-ville est condamné au reflux et à l’extinction inéluctable.
A l’évidence, avec une telle faillite, l’impératif du pacte social est trahi. C’est dans ce contexte d’anomie qu’est né le Zémidjan à Cotonou. Le slogan de l’époque « Compter d’abord sur nos propres forces » devient un mot d’ordre de sauve qui peut général. Face à l’incurie des pouvoirs publics, les individus l’ont compris comme une injonction à peine codée à se débrouiller eux-mêmes, à trouver solution à leurs problèmes. Et l’instinct d’imitation du Béninois aidant, le phénomène s’est diffusé de manière spontanée
à suivre
Binason Avèkes
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