Mon Cher Pancrace,
J’ai bien reçu ta lettre, et je te remercie de ta réaction, suite à notre conversation téléphonique. A la fin de cet échange, en un langage certes alambiqué, j’ai laissé entendre, que je ne souhaitais plus remettre les pieds au Bénin. Et tu t’en es ému, tout en gardant un silence, preuve s’il en est de ton respect pour ma décision. Mais au fond, comme je m’en doutais, et à en juger dans ta lettre, ma décision ne manquait pas de t’intriguer. Et après y avoir réfléchi à tête reposée, tu me demandes : « Quelle est cette raison qui fasse qu’un digne patriote de ta trempe, souffrant jour et nuit pour les malheurs qui accablent notre pays depuis 50 ans sinon davantage, malheur qui hélas dans leur dimension d’aliénation, de désordre et de recul de l’indépendance se sont cruellement aggravés depuis l’instauration du régime actuel à la faveur d’une promesse de changement qui s’est mué en cauchemar, quelle est cette raison, demandes-tu, qui ferait qu’un homme comme [moi] opterait pour un choix aussi négatif que radical ? »
Eh oui, mon, cher ami, je comprends ton étonnement, et je te remercie de la peine que tu prends pour en savoir plus sur les raisons d’une décision qui à première vue peut être incompréhensible. Je dirai même idiote par certains côtés, car elle ne concerne que moi, ma sensibilité, mon éthique personnelle, et ma façon toute singulière de voir les choses.
En fait de quoi s’agit-il, cher ami ? Il y a une chose qui me révulse et en même temps m’effraie au sujet du Bénin, et qui fait que, comme je l’ai dit, je ne mettrai peut-être plus jamais les pieds dans ce pays qui a pourtant vu ma naissance. C’est le nombre incroyablement élevé et sans cesse croissant de gens qui ont été tués, assassinés, sans qu’on puisse dire qui les a tués, et juger les coupables.
Ce n’est pas que j’aie peur de mourir, d’être assassiné ou tué des mille et une façons dont le système culturel et politique local en a le secret et le savoir-faire incontesté. Mais, vois-tu, mon cher Pancrace, le fait est que j’ai une sainte horreur, le cas échéant, que mes assassins soient au large, ni vus ni connus, pendant que moi je sois à l’étroit à six pieds sous terre. Ce qui me révulse et me fait peur à la fois, c’est cette forme particulière de l’impunité qui conduit tout le système politico-social à considérer la manifestation de la vérité et la continuité judiciaires comme quantités négligeables surtout lorsqu’elle concerne des vies humaines, des assassi-
|
|
nats crapuleux ou déguisés ; c’est cette lâcheté bestiale, antisociale socialisée et banalisée, qui fait que ce pays bénin, depuis 2006, me donne des frissons philosophiques.
Et c’est ce frisson-là, doublé d’une rage morale, qui fait que je refuse pour la quiétude de mon esprit de ne plus jamais mettre les pieds dans ce capharnaüm moral et politique nommé Bénin.
Rien de plus, mon cher ami, et sans que le moins du monde ma réponse ait quelque intention protreptique, je te prie de bien considérer le fond de ma pensée, toi le vaillant combattant de la justice et de la liberté, et d’y regarder par deux fois, avant d’aller errer dans ce pays du non droit ou de l’amnésie judiciaire où, au fil du temps, tombent des victimes comme des sauterelles sans qu’il se trouve un état, un gouvernement et une justice pour nous dire qui sont responsables de leur mort, et de quelle peine ont-ils écopé pour leurs crimes.
Quant à toi, la peine que tu as pris de me lire, ainsi que mon espoir d’être compris, est à mettre au compte de notre amitié. Je t’en remercie de tout cœur,
A bientôt
Binason Avèkes
|
Commentaires
Vous pouvez suivre cette conversation en vous abonnant au flux des commentaires de cette note.