1.
Autrefois, j’ai eu quarante femmes. Les gens qui ne connaissent pas mon histoire sont étonnés d’entendre ça. Mais c’est une histoire de famille : mon aïeul avait eu quarante et une épouses ; mon grand-père, quarante et une épouses, mon père aussi. Moi seul n’aie pu atteindre ce nombre sacré. D’une certaine manière, je suis la honte de mon clan ! Chez nous les Kpossouvi-Adra, rameau des Agassouvi, descendants des amours mystérieuses de la Panthère et de la princesse Aligbonon, on a toujours eu quarante et une épouses de père en fils. Mon grand-père, Dah Hounwadan Kpossouvi était un propriétaire terrien, un homme très respecté et aimé. Il était aussi chef de notre village. Mais c’est en tant que chef de notre clan qu’il a épousé ses quarante et une femmes.
En dehors de ma grand-mère, qu’on appelait Navo parce qu’elle était de teint clair, mon grand-père avait quarante femmes. Parmi elles, il y avait Nanwi ainsi nommée en raison de son teint noir, Naga devait son nom à sa grande taille ; Nangli était petite, Gléhouéton venait de Gléhoué, Kétouton de Kétou, etc. C’est ainsi qu’on nomme les femmes chez nous. Notre famille est gardienne du culte de la Panthère. Depuis que notre ancêtre Adjahoutoh, s’est installé à Ajalato, nous vénérons les ancêtres. Chaque année, en grand nombre, les membres de notre clan font une procession à Togoudô pour les honorer. Lors de cette procession, le chef, porté en chaise, est suivi des membres du clan chantant des louanges en l’honneur d’Adjahoutoh et des invocations à la gloire de la Panthère.
Quand j’étais enfant, aussi loin que je me souvienne, mon grand-père avait toujours été chef de clan. Il avait ses quarante et une femmes et les autres familles nous respectaient. Cela me paraissait naturel. Mon grand-père adorait le gin parfumé ; il en buvait matin midi et soir. Il en a même bu sur son lit de mort à quatre-vingt-dix ans.
A ce moment là j’avais dix-sept ans, et c’est mon père qui lui succéda. Comme tout chef de clan des Kpossouvi-Adra, mon père avait mis un point d’honneur à respecter la tradition : en peu d’années, il avait réussi à avoir ses quarante et une épouses. C’est en ce temps-là que j’appris l’origine de ce nombre de la bouche de Navo, ma grand-mère. Elle m’avait conté l’histoire des guerres du roi Agadja contre Oyo. Son récit était entrecoupée d’une chanson qui disait :
La défaite de Kétou, qui peut l’oublier ? La guerre a pris fin, nous dit-on, est-ce vrai ? Mais les Guédévi en paient toujours le prix. Quarante et un jour, quarante et un an ! Combien de temps durera cet affront ?
A en croire Navo, quarante et un était le nombre de jeunes filles que le roi Agadja, après sa défaite à Kétou, devait fournir chaque année au roi d’Oyo. Les Fons devaient aussi fournir quarante et un jeunes gens, quarante et un barils de poudre, quarante et un ballots de pagne, etc.
Dans le royaume d’Abomey, quarante et un était un nombre noble ; on le désignait par «Kandé lissa » ce qui voulait dire « quarante et un noble. » Noble ou pas, je ne pense pas que nous les Fons nous soyons fiers du tribut injuste imposé par les Yorouba ; au contraire, c’est pour ne pas oublier que nos ancêtres ont décidé d’avoir quarante et une épouses.
Mon grand-père, respectueux de la tradition léguée par nos ancêtres, a eu ses quarante et une femmes. Nan-Guézé, la dernière, venait d’Abomey. Bien en chair et de teint clair, elle n’en était pas à son premier mariage. Mon grand-père l’avait épousée en seconde noce et malgré la grande différence d’âge qui les séparait, elle était fière d’être l’épouse d’un Dah. On sentait qu’elle était de la race des femmes qui, du temps des rois, prenaient plaisir à accompagner leur royal époux jusque dans la tombe. C’était le moment où les rois, prodigues en amour, se mariaient sans compter. La fidélité des épouses royales était alors chose sacrée. Des eunuques y veillaient avec soin, même s’ils n’étaient pas toujours infaillibles. On raconte l’histoire d’un eunuque de la cour du roi Adandozan amoureux d’une princesse. Le pauvre gardien des vertus princières n'ayant été châtré qu’à moitié en est arrivé à partager la couche de l’épouse préférée du roi. Une année durant, le roi était sur le front de guerre. A son retour, il va chez son épouse préférée et s’aperçoit que son ventre était plus rond que de raison. Surpris, il demande à la princesse : « Qu’as-tu là au bout ? » (En fon, bouche et bout sont désignés par le même mot "nou".) La princesse, qui mâchait son cure dent matinal, cracha par terre et s’essuya la bouche.
«Est-il interdit de mâcher son cure dent matinal, Sire ?
— Il est des cure dents qui souillent le ventre d’une reine.
— Ô Sire, un ventre vide vaut-il moins qu’un cœur souillé ? »
Chez les Fons, le ventre prime le cœur en matière d’amour. La princesse le savait si bien qui jouait sur les mots. Adandozan entra en colère. Ayant déjà subi une cuisante défaite à Oyo, il n’entendait point y ajouter celle du coeur. Les propos sibyllins de la princesse enflammèrent sa fureur. Fou de rage, il ordonna à son bourreau d’ouvrir le ventre de la princesse. Ce qui fut fait…
L’histoire est cruelle, il n’y a pas de doute. Mais elle montre à quel point les rois étaient jaloux de leurs épouses. Malgré leur grand nombre, ils les aimaient toutes et veillaient sur elles comme sur la prunelle de leurs yeux. Maintenant les temps ont certes changé. Nous autres Kpossouvi, nous n’avons ni la cruauté, ni le pouvoir des rois d’antan. Pour ce qui est des femmes, nous nous contentons juste de ce qu’il faut pour avoir l’honneur sauf en restant bon mari et bon père de famille.
Tout de suite après que mon père est devenu chef de notre clan, c’est à dire après la mort de mon grand-père, il y a eu une querelle concernant le respect du deuil. Ma grand-mère Navo, en tant que première épouse du défunt, s’était opposée aux prétentions de Nan-Guézé. En principe, chez nous, le deuil se fait en deux phases : une phase sévère qui dure trois ans et une seconde phase moins rigoureuse qui dure à peu près deux ans. Pendant la première phase du deuil, les quarante et une femmes de mon grand-père devaient rester enfermées dans leurs cases ; elles ne devaient ni changer de vêtement ni se coiffer ni prendre un bain ; elles devaient montrer leur souffrance et leur affliction, c’était le moins qu’on pouvait exiger d’elles. A d’autres époques, on les enterrait vivantes sans demander leur avis ; on supposait qu’elles mouraient d’envie d’accompagner leur royal époux aux pays des morts.
Or, Nan-Guézé qui, du vivant de mon grand-père, faisait croire à toute la famille qu’elle ne pouvait pas lui survivre, ne voulut pas entendre parler de deuil. Elle n’accepta pas d’être enfermée pendant trois ans sans se laver, sans se coiffer, sans se parfumer ni prendre un bain, etc. Elle était trop attachée à la vie pour accepter une telle privation. Au début, elle fit semblant de se plier à la règle mais bien vite, elle commença à la violer ; d’abord, secrètement puis sans se cacher de personne. Une année après la mort de mon grand-père, la rumeur disait qu’elle était enceinte. Pour y couper cours, mon père fit appel au devin seul à même d’établir la vérité. On consulta le fâ et le fâ révéla ce que tout le monde redoutait : Nan-Guézé avait un amant ! En la personne du vice-roi de Savalou, un certain Batoko Gbaguidi. Les Gbaguidi sont une grande famille de Savalou et le prince héritier allait monter sur le trône. Amoureux de Nan-Guézé depuis des lunes, il a dû attendre la mort de mon grand-père pour intervenir. Le fâ, dans sa parole sacrée, révéla aussi que depuis la mort de notre grand-père, le prince Batoko qui a pris ses quartiers à Attogon près de notre village, aurait couché sept fois avec Nan-Guézé. Enfin, l’oracle ajouta que Nan-Guézé attendait un enfant. La rumeur n’était donc pas infondée. Il n’en fallait pas tant pour susciter l’émoi dans notre famille. Ma grand-mère, en tant que doyenne des femmes de mon grand-père, décida qu’il fallait bannir Nan-Guézé de la famille. Implacable, la sentence fut vite suivie d’effet. Un beau matin, on chassa Nan-Guézé de notre maison sous les huées des femmes et des enfants. Même quand le temps est passé depuis, je me souviens très nettement de ce matin où tout le monde était remonté contre Nan-Guézé. Pour la chasser, hommes et femmes, jeunes et moins jeunes tapaient dans les mains ou sur tout ce qu’ils avaient à portée de main. On scandait en chœur : « Nan-Guézé, Sakabô ! Nan-Guézé, Niyi ! » C’était la curée générale, comme quand on chasse le diable d’une maison. La pauvre Nan-Guézé n’a pas résisté. Chargée comme un baudet, elle est partie du côté de la gare. Peut-être était-elle partie à Savalou, je n’en sais rien. Après son départ, le calme est revenu dans notre famille et tout notre clan a recouvré son honneur et son unité sous l’égide bienveillante de mon père.
Il n’y a pas à dire, mon père était un bon Dah respecté et bien aimé de tous. Pour satisfaire toutes ses femmes, sans difficulté, chaque soir il buvait le breuvage de la joie, un mélange de lait de coco, de décoction de plantes aux vertus magiques, de miel et du sang de tortue. Le secret du breuvage de la joie a toujours été gardé de père en fils par les Montcho, qui sont les sommeliers de notre chef de notre clan depuis des générations.
J’ai eu le privilège de goûter au breuvage de la joie du vivant de mon père. Ce n’était pas au début de mon mariage. J’étais déjà à la tête d’une quinzaine de femmes lorsque le besoin s’en est fait sentir. Au fur et à mesure que le nombre de mes femmes augmentait, je sentais une lourde fatigue prendre possession de moi. Un jour Montcho, le sommelier de la joie de mon père, me propose de prendre le breuvage qui donne de la force avec les femmes. En principe, le breuvage revenait à mon père en exclusivité. Mais comme j’étais de constitution faible, mon père lui-même a accepté que j’en boive de son vivant. Sans le breuvage de la joie, je n’aurais pas pu satisfaire mes devoirs d’époux et d’aîné. Mon père en était persuadé. A ce moment-là, mes forces déclinaient et mes femmes se jalousaient entre elles. Chacune voulait avoir le rare privilège de m’avoir pour elle la nuit. Alors que mon père pouvait prendre trois femmes dans une même nuit et autant dans la journée, moi je peinais avec une femme la nuit et je n’arrivais pas à la satisfaire comme il faut. Je faisais l’amour à la manière d’un lion : en un clin d’œil, j’avais fini de mouiller comme on dit chez nous. Mais, contrairement aux lions qui font l’amour plusieurs fois de suite, moi je mouillais une fois et c’est tout. Et, le lendemain, j’étais exténué et mélancolique. Je ne savais pas pourquoi. Mais dès que j’ai commencé par prendre le breuvage de la joie tout s’est arrangé comme par miracle. J’avais soudain beaucoup d’énergie. Mes amours duraient des dizaines de minutes et j’étais heureux et détendu. Je pouvais rivaliser avec mon père. Nous restions souvent ensemble à la maison à nous occuper de nos femmes respectives. Nous étions à leurs petits soins. J’en profitai alors pour agrandir le nombre de mes femmes. En quelques mois, j’épousai une dizaine de femmes ce qui fit passer leur nombre de quinze à vingt-cinq. Mes femmes étaient de toutes les régions du sud du pays. Nous étions du même sang des descendants de Tado. Beaucoup venaient de Ouidah, d’Ajalato et de ses environs, d’autres étaient du Mono ; certaines venaient du Togo voisin ou du Nigeria, car les descendants de Tado ne connaissent pas les frontières tracées par les Blancs. Je commençais à devenir heureux et mes femmes me donnaient des enfants comme je le voulais. Ma mère était ravie, Navo aussi. Certaines de mes femmes travaillaient au champ, d’autres vendaient du riz cuit à la sauce ou des gâteaux de maïs sucrés, ou des galettes de haricot frites avec de l’igname au bord des grandes rues ou au marché. Les jours et les mois s’écoulaient paisiblement dans la joie et le bonheur retrouvés. Chaque année, sous la direction de mon père, nous allions vénérer la mémoire de nos ancêtres. En procession, nous dansions et chantions des louanges en l’honneur de nos ancêtres.
Un jour cependant, notre bonheur fut entaché. Mon père mourut une nuit dans les bras de sa quarante et unième épouse, Ayoco, une ravissante jeune femme, originaire de Lokossa. C’était un drame terrible. Tout le clan en fut attristé. On réserva à mon père des funérailles dignes de son rang. Puis, comme le veut la tradition en ma qualité d’aîné, je suis intronisé Dah. Cette intronisation me permit d’avoir quatorze autres femmes en quelques mois. Et, à trente-sept ans j’épousai ma quarantième femme. Elle s’appelait Awahou, et venait de Ouidah. Elle a, comme son nom l’indique, une ascendance Nago à cause de l’esclavage qui, de Kétou, drainait les Nago dans la ville portuaire de Ouidah.
Dès que je suis devenu Dah, Montcho, le sommelier, s’est mis tout entier à ma disposition. Chaque soir, il me faisait mon breuvage et j’en buvais à mon soûl. Les soirs, ivre d’énergie, je visitais mes femmes de case en case et je répondais à leur moindre besoin. Certaines nuits, j’étais si vigoureux que, jusqu’à l’aube, il m’arrivait de passer chez six de mes femmes et je revenais chez Awahou, ma préférée. Oui, je dois l’avouer, j’aimais beaucoup Awahou. Elle était jeune et de nature très gaie. Elle ne montrait jamais de jalousie ; tout le contraire de mes autres épouses qui, dès que je les avais quittées, comme des âmes en peine, se mettaient à tourner autour de la case de l’élue de mon cœur, fredonnant à haute voix des rengaines improvisées, pleines d’allusions méchantes et perfides.
Mais malgré ces petites difficultés du quotidien, tout marchait bien dans l’ensemble et ma mère était contente de moi parce que je faisais mon devoir d’époux, de fils et de Dah, c’est à dire de chef du clan des Kpossouvi-Adra. Mon père n’était pas en reste. Du Pays des Morts, chaque fois que le devin faisait parler les ancêtres, mon père disait combien il était fier de moi car je remplissais bien les devoirs de ma charge.
Tout allait bien donc, mais c’était compter sans l’inattendu et le malheur. Un jour, Montcho tomba du cocotier ; son cou se rompit et il mourut net. Au début ça n’avait l’air de rien. Personne ne pouvait imaginer les conséquences pour notre clan. On enterra le sommelier comme le veut la tradition le jour même parce qu’il était un Abikou. Un Abikou est un enfant-esprit qui vient au monde et en repart de façon régulière. S’il n’est pas parti avant l’âge adulte, on suppose qu’il est attaché à la vie d’ici et moyennant quelques cérémonies, il peut vivre et se marier comme tout le monde. Il devient alors une personne normale. Mais le devin qui a été consulté après la mort de Montcho a dit des choses étonnantes. A l’en croire, Montcho serait toujours Abikou ; il ne serait pas mort mais aurait simplement disparu, c’est à dire qu’il vivrait encore dans ce bas monde en se cachant des vivants qui le connaissent surtout de sa femme et de ses enfants. Selon le devin, le secret désir de Montcho était de se faire oublier des siens. Le devin m’apprit aussi que Montcho allait fréquenter les marchés nocturnes de la région, histoire de gagner un peu d’argent. Après, il entreprendra un long voyage qui le conduira dans le nord puis dans la jungle au milieu des bêtes féroces. Malgré ces prophéties, selon le devin, Montcho pourrait revenir et reprendre son métier qui consistait à fabriquer mon breuvage de la joie dont lui seul avait le secret.
Ainsi prévenu par l’oracle, j’attendis une semaine mais Montcho ne revint pas. En quelques jours, j’ai vite fini de boire les quelques calebasses de breuvage que j’avais en réserve et déjà je n’avais plus rien à boire pour me donner de la force et m’occuper de mes quarante femmes comme il faut. Ma fatigue reprenait le dessus. Je ne pouvais plus satisfaire mes femmes et mes forces déclinaient à vue d’œil. Chaque jour qui passait apportait son lot de discordes et de brouilles dans ma famille. Mes femmes devenaient méchantes et ne vivaient plus comme des sœurs. Elles se comportaient comme des bêtes et chacune guettait avec impatience sur qui mon unique choix de la nuit allait se porter. Puis les autres faisaient la ronde en chantant des rengaines contre celle que j’avais choisie. Le désordre s’installait chez nous. Les autres familles, celles de mes frères et demi-frères, ainsi que celles de mes cousins commençaient à s’inquiéter pour moi.
Il me fallait enrayer le désordre. Pour cela, je fis venir un homme dont on prétendait qu’il connaissait la formule secrète du breuvage de la joie. C’était un vieil homme des environs d’Akassatô qui n’opérait que la nuit. La première nuit, il prépara un breuvage amer à base de lait de coco frais et m’en fit boire trois calebasses pleines. Aucun effet ! Pas la moindre énergie, ni la moindre envie d’amour. La seconde nuit, il varia sa formule et son breuvage salé avait un goût d’eau de mer mais il n’eut pas davantage de succès. Alors, n’en pouvant plus d’espérer pour rien, je congédiai le vieil homme et résolus d’aller à la recherche de Montcho. J’étais persuadé que seul Montcho pouvait me faire le breuvage de la joie comme il le faisait à mon père et comme avant lui son père le faisait à mon grand-père ainsi de suite. Mais comme je ne savais pas où il était, avant d’aller à sa recherche, trois semaines après sa disparition, un soir, je fis venir chez moi Fiogbé le devin et lui demandai de consulter le fâ pour savoir où se trouvait à l’instant même Montcho.
Fiogbé fit sortir son fâ, l’interrogea et me dit que Montcho était parti à Kandi, dans le Nord. « Pourquoi faire ? » lui ai-je demandé étonné. Le devin s’en remit au fa qui révéla que Montcho était parti dans le Nord pour travailler sur les chantiers de la route goudronnée qui traverse la jungle en direction du Niger.
Voilà ce que me dit le devin. Alors, après mûre réflexion, je lui demande si Montcho était toujours à Kandi. Le fâ dit oui, mais ajouta qu’il pourrait rejoindre la jungle, attiré par les trafiquants de toutes sortes. Comme le devin a dit ça, j’ai compris que je ne pouvais plus attendre, il était urgent de faire revenir le sommelier de ma joie à mon service. J’ai remercié le devin et je lui ai dit que le lendemain j’allais prendre la route de Kandi ; je voulais qu’il fasse une cérémonie pour que la route me soit bonne. J’ai fait sacrifier un mouton et deux coqs blancs aux mânes de mes ancêtres. La voie était libre. Le lendemain matin, j’ai pris mon bagage et la ceinture magique de tous les bôs que mon père m’avait légués. Il s’agissait d’un ensemble de charmes bien choisis aux pouvoirs variés : le zindôbô avec lequel je pouvais me rendre invisible, le fifôbô avec lequel je pouvais me volatiliser à tout moment en cas de danger, le min-yolobô avec lequel je pouvais attirer les femmes, le tadiobô avec lequel je pouvais me transformer en une autre personne et ainsi passer inaperçu, le touglobô avec lequel je pouvais résister aux balles de fusil, le kanlinbô avec lequel je pouvais me transformer en l’animal de mon choix, le toglôbô avec lequel je pouvais rester sous l’eau pendant des heures comme un poisson, ainsi de suite et bien d’autres bôs que mon père m’avait légués et qui faisaient de lui le Demi-frère-des-dieux-et-des-esprits-qui-a-beaucoup-de-pouvoir-en-ce-bas-monde que, de son vivant, tout le monde respectait dans notre village et même au-delà.
Le jour de mon départ, comme le veut la tradition, je passe en revue mes femmes. Sous la direction de Navo, elles s’étaient réveillées tôt le matin. Elles avaient revêtu leurs plus beaux atours, mis des colliers de perles, passé le bleu au sourcil ; leur pagne leur serrait la taille et montrait leur poitrine saupoudrée de talc blanc. Je les trouvai plus ravissantes que jamais. En les saluant une à une, je leur mis le collier de la foi au cou. Ce collier est très important dans notre clan. Il est légué par mon père qui l’avait reçu de son propre père, ainsi de suite. Quand le Dah voyage, il met ça au cou de ses femmes pour leur rappeler qu’elles lui doivent fidélité et respect. Une femme ne doit pas se hasarder d’enlever le collier de la foi. Si jamais elle le faisait, la foudre tomberait sur elle à la première occasion car le collier de la foi est dédié à Hêviosso, le dieu de la foudre. Une femme qui trompe son mari avec le collier de la foi au cou est aussi punie de la même façon par Hêviosso. Il y a cependant une différence entre les deux fautes : pour la première, la femme qui s’est hasardée à enlever le collier de la foi pourrait avoir droit à une sépulture, à condition que le fâ n’y trouve pas d’inconvénient ; mais la femme qui trompe son mari est exposée sur une morne à l’écart du village à la merci des oiseaux de proie. C’est ainsi qu’on traite les femmes infidèles de notre clan, et cela s’est toujours bien passé depuis des générations.
En recevant son collier chacune de mes femmes me récitait à voix basse mais ferme le serment de la foi qui disait : « Oh Dah ! Honorable époux Demi-frère-des-dieux-et-des-esprits-qui-a-beaucoup-de-pouvoir-en-ce-bas-monde, je te jure fidélité et amour ; toi seul, depuis le jour de mon hymen, m’a possédée, toi seul me possédera jusqu’à ma mort ; que tombe sur moi la foudre si je me hasardais à enlever le collier de la foi et que ma dépouille soit vouée aux charognards si par malheur je me laissais aller à la tentation de souiller d’une indigne semence la voie ancestrale de ton exclusif plaisir. Nulle dans le clan des Kpossouvi-Adra n’aura jamais la vie sauve après une telle ignominie ».
Quand cette cérémonie fut terminée, je sortis de chez moi, au milieu du chœur des louanges familiales. Mes femmes étaient sûres que dans quelques heures, ou quelques jours au plus, elles allaient retrouver leur gaieté perdue, elles seraient heureuses à nouveau. Elles allaient recommencer à vivre comme des sœurs sans se battre pour savoir qui allaient bénéficier des faveurs de leur Dah adoré. Ma mère et ma grand-mère allaient cesser d’avoir honte à cause des rumeurs qui se répandaient dans notre clan et même dans tout le village et qui disaient que je ne pouvais plus honorer mes légitimes obligations d’époux, chose grave dans notre clan car elle pouvait conduire à une révolution de palais qui bénéficierait à mon demi-frère Fignon. Lorsque la voiture qui allait m’emmener vers Bohicon où je devais prendre le train pour le Nord démarra, je saluai toute ma famille venue me faire les honneurs dus à mon rang. Venus nombreux, les membres de ma famille étaient massés le long de la route goudronnée. « Binanzon ! », criaient les hommes. Ce à quoi, en chœur, les femmes répondaient « Dôdô ! » et moi j’agitais la main en signe de remerciement.
Réconforté par ces louanges, je voyais mon village et mes gens s’éloigner comme dans un rêve merveilleux. Ce voyage n’était qu’un épisode dans mon existence. J’étais loin de deviner que j’entrais dans une histoire qui allait bouleverser toute ma vie.
à suivre
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