L’immigration maintenait l’Afrique sous perfusion. Toute la fine fleur de notre race, de nos pays pauvres est aspirée vers les riches pays du Nord. En quête de quoi vivre, de quoi faire vivre. Cercle vicieux. Comme dans tout ce qui est vicieux, cet appoint de solution à la pauvreté réalise un subtil équilibre qui entretenait l’illusion que nos Etats, nos Nations nos politiques restaient quand même dignes du nom et viables. On voyait bien les insuffisances, les anomalies et le gâchis monstrueux de ce drainage démographique, cette ponction qui au rebours de l’esclavage pur et dur était « librement consentie » mais on faisait semblant de ne pas voir. On se voilait la face. Au lieu de chercher à affronter les dures lois de la réalité, nos Etats enfermés dans l’illusion d’une similitude dérisoire avec les autres nations du monde, se sont complus dans une fuite en avant ou un aveuglement pathétique, en préférant une solution de facilité.
Le mal de l'immigration
D’une manière rétrospective, il n’est pas exclu que la banalisation de la gravité du mal de l’immigration tire son essence du même principe qui a présidé aux pratiques horribles du passé. Sous nos cieux, le fait de quitter son pays et de trouver refuge ailleurs, dans un pays considéré comme plus riche, où on vit mieux, est intériorisé sans nuance comme une valeur. Le type de loi qui est en train d’être votée en France mais qui sans doute à terme ne sera pas isolé en Europe va faire passer nos mœurs démographiques, sociales et économiques de l’état de perfusion à l’état de transfusion. Mais dans les deux cas l’hémorragie est indéniable : elle est là sous nos yeux, dans notre corps démographique social et économique. Il était révoltant que nous nous y fussions accommodés, que nous ayons transformés l’exception provisoire en règle définitive. Il faut donc séparer la lettre de cette loi de son esprit. A l’évidence, son esprit est démagogique et raciste. En Europe, – France comprise – la xénophobie se porte comme un charme ; les gens sont de plus en plus vigilants contre les « étrangers » ou ceux qui sont perçus comme tels. C’est une xénophobie structurée et dont la virulence retorse est proportionnelle aux signes socialement intériorisés de l’altérité. L’enfer de cette détestation de l’autre est pavée de bonnes intentions et dans le cas de la France de l’abus à outrance de la liturgie bien pensante du droitdel’hommisme le pus éculé. Mais dans les sociétés au quotidien, à mille lieues des beaux discours sur l’égalité des hommes, les Européens sont gênés par la présence parmi eux de ceux qui ne leur ressemblent pas : physiquement et symboliquement. Cette gêne est sociologiquement dominante. Tous autant qu’ils sont, nations et individus auraient voulu avoir tous les avantages de l’immigration sans ses inconvénients. Les inconvénients sont sociétaux, sociaux, mais aussi individuels. Et leur appréciation dépend du point de vue où on se situe. Dans l’immigration, ce qui est souhaitable pour le développement d’une société européenne guettée par la dénatalité n’est pas toujours désirable au quotidien par le citoyen de pure souche. C’est cette variation des intérêts en fonction des niveaux qui est à l’origine de la politisation de l’immigration. Par le raccourci dangereux de la démagogie.
L'esprit de la loi
Ainsi, depuis quelques législatures maintenant, il apparaît qu’un pays comme la France, héritier des Lumières et de la Révolution, n’a pas de sujet de débat politique sérieux autre que l’immigration. De septennat en quinquennat, l’habitude s’enracine. Lors des dernières élections présidentielles, après que les médias en eurent préparé le terrain sur le thème de l’insécurité, un scénario espiègle savamment élucubré a imposé un schéma électoral sordide où la défense des valeurs républicaines menacées sous l’angle funeste de la peur de l’autre a complètement occulté toute possibilité de débat. A un an des élections présidentielles, de nouveau les tréteaux se mettent en place, les ténors donnent de la voix, les virtuoses accordent leurs arguments. Et la droite française sous la houlette d’un ministre obsédé des grandeurs présidentielles et habitué à faire flèche de tout bois, joue sur le même registre en concoctant une loi destinée à captiver et séduire ceux que l’on appelle pudiquement « les électeurs du Front National. » mais qui en réalité ne sont tout autres que la grande majorité des Français. L’esprit de la loi qui va être votée est donc démagogique dans le sens où il veut exploiter l’appréhension et la peur souvent non avouées des citoyens vis à vis de ceux qui sont perçus et considérés comme étrangers. Et dans le style pragmatiste de son inspirateur, la concession que la loi propose peut se résumer sous le slogan pragmatique de « Immigration choisie » Mais il s’agit à n’en pas douter à la fois d’un dormitif et d’un épouvantail. Dans le pur style de son inspirateur, c’est un chef-d’œuvre de consensus frauduleux. Car en vérité, l’immigration a toujours été choisie. Sans doute veut-on légaliser ce choix et exploiter les retombées sociologiques de cette légalisation à des fins politiques, au regard des multiples conséquences sociales et humaines de l’immigration. Pas tant une « immigration jetable » comme le dit bruyamment le slogan des opposants à la loi qu’une immigration propre. Un peu comme si on voulait remplacer le charbon par le nucléaire. Il s’agit de procéder à une migration sociologique de la responsabilité du fait migratoire vers les classes sociales les moins socialement problématiques. Mais en quoi cela règlera-t-il la vérité sociologique qui de tout temps veut que l’immigré soit par définition celui qui accepte de faire les tâches ingrates que l’autochtone ne veut pas faire ? En vérité, pour ce qui est de la tendance, cette loi en trompe l’œil ne peut pas changer la sociologie de l’immigration. On voit mal une masse compacte et frénétique de médecins ou d’ingénieurs africains se précipiter pour venir balayer massivement les rues de Paris ! Même s’il n’est pas exclu qu’ils pourraient être attirés dans le miroir aux alouettes de l’immigration pour réaliser ensuite qu’ils seront assujettis à des tâches dégradantes, dignes des immigrés qu’ils sont.
La lettre de la loi
Une fois clarifié l’esprit de cette loi, on se rend compte que sa lettre en est peut-être révolutionnaire mais pas dans le sens que l’on croit. En effet, dans la pratique, la loi va porter atteinte à l’équilibre démographique sournoise des sociétés africaines dans laquelle l’immigration est un peu plus qu’une variable d’ajustement. L’aptitude que l’immigration a, par ses bienfaits manifestes, à cacher ce qu’elle avait de profondément ruineuse à nos Etats, nos peuples et nos nations, va tout à coup apparaître au grand jour. Si les effets de cette loi devaient être exaspérés à titre purement hypothétique, alors volera en éclat l’équilibre insidieux qui a servi jusqu’ici de cache misère aux gesticulations existentielles de nos Etats et nations en Afrique. Dans sa lettre, cette loi va créer une crise salutaire. Et mieux vaut une bonne crise et un remède radical que de petits remèdes contenant le mal et le tenant sous le boisseau de l’aide ou de politiques bancales, confortant le cercle vicieux de l’asservissement, et du refus d’une autonomie radicale. Dans l’histoire de nos rapports avec les Occidentaux, les Européens, un tel paradoxe n’est hélas pas nouveau. Par exemple si en Occident Hitler est considéré comme un mal absolu, on ne peut pas nier que l’exaspération du racisme et de la violence dominatrice que le nazisme a exercée sur les Européens eux-mêmes n’a pas été sans rapport avec leur prise de conscience que la liberté humaine, l’égalité des hommes n’étaient pas le seul apanage des Blancs où de ceux qui, comme le dit Aimé Césaire, auraient le bénéfice d’avoir inventé la poudre… Donc un mal pour les uns, aussi absolu soit-il, peut cacher pour d’autres un bien. L’hypothèse d’une application rigoureuse de la loi qui va être votée en France, pourrait déboucher sur une crise salutaire à l’Afrique : celle de la prise de conscience de la gravité de la situation de l’immigration dans l’état actuel des choses. La sous-traitance sociale et économique de notre responsabilité politique par le biais commode de l’immigration, qui n’est pas loin de la culture de vidomègon, en recevra un coup terrible et souhaitons-nous ardemment, mortel. Cet électrochoc nous emmènera alors à nous poser les bonnes questions :
Questions capitales
Pourquoi Cuba qui a un formidable vivier de médecins et de cadres qualifiés ne tremble-t-elle pas devant l’éventualité d’une telle loi ? Pourquoi la seule existence de cette loi suffit-elle à nous mettre à ce point hors de nous ? Pendant combien de temps allons-nous continuer à laisser nos enfants en dehors de nos pays où ils sont plus utiles au développement ? Pourquoi ne nous demandons-nous pas comment faire pour résister à cette loi ? Pourquoi ces cris d’orfraie qui ne font aucun cas de nos responsabilités, de notre propre organisation ? Qu’est-ce qui nous gênerait le plus ? : une loi qui abolirait définitivement l’immigration ou cette loi démagogique qui se vote en France actuellement ? Pourquoi au nom des lois de l’offre et de la demande, nous ne faisons aucun cas de nos capacités à résister aux sirènes de l’immigration, quel qu’en soit le niveau sociologique ? Pourquoi ne pouvons-nous pas penser à créer les conditions morales, symboliques, matérielles et juridiques propres à rendre plus attractif et plus sensé le fait de rester chez soi pour le développer ? Désirons-nous un moratoire pour nous lancer dans une telle entreprise ? Pourquoi malgré les inénarrables souffrances de l’exil, nos enfants, nos frères et sœurs succombent au miroir de l’alouette de l’immigration ? Pensons-nous qu’il vaut mieux que ce soit l’Africain moyen, qui soit immigré plutôt que le médecin ou l’ingénieur ? Ah, ce refus paresseux de faire face par la réflexion et l’action à nos responsabilités, faut-il enfin que ce soit une loi démagogique de cette nature qui vienne à nous en faire prendre conscience ?
L'histoire continue
Bien sur, il ne s’agit nullement de sous-estimer l’inspiration raciste de cette loi dite de l’immigration choisie. En France comme ailleurs en Europe, le refus récurrent par les Blancs de considérer les citoyens d’origine africaine, surtout d’Afrique noire, comme des citoyens à part entière est une triste réalité. Ce qui fait dire au ministre de l’intérieur qu’il y aurait plus de médecins béninois en France qu’au Bénin. Mais quand on sait que nombre de ces Béninois sont Français, et peut-être même pour certains avant même que le ministre ne fût né, alors on mesure le mélange de bêtise et d’imbécillité que charrie cette mentalité antinégrite. En effet, il n’y a qu’avec les Noirs que ressurgit tout à coup ce besoin de requalification de la citoyenneté en fonction des origines. Cela est d’ailleurs vrai en France comme en Amérique. Mise à part l’inspiration raciste de la loi, les échanges humains entre le Nord et le Sud ont toujours hélas été marqués par un déséquilibre inique, stupide, inhumain, empreint de haine et de mépris proprement révoltant. On ne sort pas du schéma du finalisme providentiel qui entache la représentation mais aussi le rapport à l’autre ; schéma qui oscille entre la réification et l’exploitation, deux faces de la même médaille de la domination. Avant hier en raison de la domination guerrière pré-coloniale, hier en raison de la domination politique et coloniale, aujourd’hui en raison de la domination économique et néo-coloniale, nous subissons un échange démographique avec le Nord qui est toujours marqué du sceau de l’utilisation. Ainsi, de nos jours, en raison du grand décalage économique avec le Nord, tout ce que nous avons de meilleur se laisse happer par une espèce d’esclavage libéral. Notre jeunesse, nos élites, nos forces vives, au prix de lourds sacrifices, parfois même de leur vie, se laissent drainer inexorablement par les mirages matériels du Nord sous le feu de la misère qui nous embrase et nous embrasse à mort. Le plus souvent, ceux qui restent au pays, ce sont ceux qui n’ont pas eu les moyens ou l’occasion de tenter l’aventure. Dans le même temps, nos dirigeants qui redoutent la lumière de nos élites expatriés sur leur basses œuvres, nos cadres qui redoutent la concurrence de ceux qui viennent d’ailleurs, nos collectivités et nos familles obnubilées par l’utilité matérielle de leurs fils immigrés, tout le monde s’accommode de ce transfert déséquilibré et inique de ce qui fait notre pérennité dans le temps et l’espace, notre sang notre force de vie ; tout le monde s’accommode de ce pillage qui ne dit pas son nom, cet esclavage sans bateau ni chaînes visibles. Même pour les intellectuels, l’immigration n’est pas un voyage à la Ibn Batouta, puisqu’il n’a rien de poétique.
Un électrochoc salutaire
A l’évidence, cela ne peut pas durer éternellement. Si des lois iniques et démagogiques comme celles qui se votent actuellement en France dans le domaine de l’immigration peuvent servir à donner le coup de fouet salutaire à notre absence d’imagination, au refus par nos Etats de prendre et d’assumer leur responsabilité, eh bien elles ne peuvent qu’être les bienvenues ! Sinon d’où viendrait le salut contre ce moindre mal qui ne laisse pas de nous ronger ? Il faut en effet reprendre en main notre éducation, et à travers elle, retrouver la capacité d’intimer à nos enfants l’amour du pays, le sens du devoir, assurer une protection symbolique de notre imaginaire et de nos sociétés, introduire la notion d’engagement à partir d’un certain niveau. A savoir l’idée que l’on ne saurait recevoir de la nation sans donner en retour, et inscrire ceci dans un contrat. Négocier un équilibre à notre éthique à géométrie variable qui fait que notre socle de valeurs est fait de bric et de broc et qu’au final nous prenons dans les choses ce qui nous agrée au détriment de l’idée du devoir ; situation qui revient souvent à sacrifier la liberté collective sur l’autel de la liberté individuelle purement égoïste, avec pour seule excuse et justification l’idéologie du chacun pour soi bien confortée, il est vrai, par la faillite de nos Etats et l’irresponsabilité abyssale de nos dirigeants souvent autoproclamés. Si vous êtes un berger et que le loup déguisé en brebis, chante une sérénade fascinante aux portes de la bergerie, n’est-ce pas à vous d’en avertir votre troupeau ? Le vrai danger de la loi qui se vote actuellement en France réside dans la volatilisation de l’illusion d’Etat sous-tendu par un état de choses malsain qui faisait l’affaire de chacun sauf à terme de nos pays. Quelque chose qui, au pire n’aurait dû être que provisoire, exceptionnel, limité dans le temps, est devenu la règle, la norme et a été érigé en une institution démographique qui, à l’instar de celles du passé, contribue à distraire l’Afrique de ses bras vaillants, ses cerveaux féconds, ses fils et filles les plus utiles à son développement. Donc les cris d’orfraie qui se poussent de-ci de-là doivent faire la part de la réprobation légitime de l’esprit raciste et démagogique de la loi mais aussi du conservatisme néo-colonial – espèce d’échange de bons procédés – qui jusque-là semblait convenir à tous les partis. Aux pays riches du Nord qui à chaque étape nouvelle de leur rapport avec nous se sont fait gloire de réussir avec astuce l’adaptation formelle des anciens rapports d’exploitation sans y perdre sur le fond ; et aux élites du Sud, aux soi-disant hommes politiques d’Afrique qui ont jusqu’ici brillé par leur manque de responsabilité et d’imagination dans la nécessaire recherche des conditions d’une autonomie réelle.
© Aliou Kodjovi
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