Les Chefs d’Etat en lunettes noires
Je n’ai jamais rien vu de tel : deux petits ronds de verre devant les yeux, retenus en boucle par des filaments. Est-il aveugle ? Je comprendrais s’il avait voulu cacher des yeux éteints. Mais il n’est pas aveugle. Les verres sont sombres, et ont l’air opaque vus de l’extérieur, mais il peut voir à travers .
En attendant les barbares J.M. COETZEE, 1980
Introduction.
Le détenteur du pouvoir politique varie selon les régimes et les systèmes. Il ne se confond pas toujours avec celui que l’on désigne par le mot Chef de l’Etat. Il est des régimes où le Chef de l’Etat a un rôle symbolique. Dans un système rationnel la réalité du pouvoir incombe souvent au Premier ministre. Dans les dictatures ou autocraties, le détendeur du pouvoir est un seul homme. Les régimes dits présidentiels se divisent au moins en deux sortes : régime présidentiel fort où le pouvoir et sa mise en œuvre reviennent au Président de manière exclusive. Et des régimes, où le Premier ministre en tant que représentant d’une majorité parlementaire conduit l’action du gouvernement. Il peut le faire avec les pleins pouvoir ou sous la coupe du Chef de l’Etat. Quels que soient les cas de figure, dans chaque pays, un homme ou une femme détient la réalité du Pouvoir politique à défaut de l’incarner : c’est lui que nous définissons dans ce qui suit comme Chef de l’Etat. L’image des Chefs d’Etat est un sujet d’intérêt. Dans les media audiovisuels ou dans les journaux, cette image apparaît d’une manière déterminée. Comment le Chef de l’Etat apparaît à ceux qui sont dans le cercle sacré de son entourage ? Comment apparaît-ils aux autres, à ceux du camp d’en face, aux profanes et au peuple ? Voilà une chose qui n’est pas laissée au hasard. Cette image de soi que le Chef d’Etat renvoie aux autres est partie intégrante de la mise en scène du Pouvoir qu’il détient. Un aspect particulier de cette image est le regard du Chef de l’Etat en tant que personne. L’œil étant le siège du regard, le port des lunettes noires, dans les rapports de face à face, aussi bien avec l’entourage plus ou moins fidèle qu’avec le peuple, revêt une signification d’une grande importance. Quel est l’usage du port des lunettes noires par un Chef de l’Etat ? D’où vient cette importance accordée au regard ? L’homme le plus connu du pays, veut-il par là se cacher ? Mais alors de qui ? De lui-même ? De son entourage ou du peuple ? Pourquoi ce besoin d’isolement oculaire ? Est-ce une manière de dompter et d’utiliser le pouvoir du regard ? Est-ce une difficulté à regarder le Peuple droit dans les yeux ? L’œil est le miroir de l’âme, dit-on. Pourquoi le chef ferme-t-il donc son âme aux autres, au peuple ? Les lunettes sont-elles un isoloir où se trament les intrigues politiques au quotidien ? Est-ce un perchoir scoptique où le Chef domine l’assemblée de ses fidèles ? Ou bien est-ce un mirador lui permettant de voir sans être vu et ainsi de détecter ses ennemis potentiels ? etc. Autant de questions auxquelles nous allons tenter de répondre ici simplement. Le but visé est de comprendre le lien qui unit la prise en charge du Pouvoir du regard et le regard du Pouvoir qui s’exerce sur toute chose dans l’espace politique.
I. Le Pouvoir du regard
1) Fonctionnement de l’œil.
Pour commencer, jetons un bref coup d’œil à l’œil. La fonction de l’œil est de recevoir et de transformer les vibrations électromagnétiques de la lumière en influx nerveux qui sont transmis au cerveau. L’œil fonctionne comme un appareil photographique. La lumière à partir de l’objet A converge vers la cornée et le cristallin pour former une image à l’envers sur les cellules réceptrices de lumière de la rétine. Les cellules transmettent alors cette information au cerveau par impulsions, par l’entremise du nerf optique. La quantité de lumière pénétrant dans l’œil est régie par l’iris. La pupille est l’ouverture noire de dimension variable, au centre de l’iris.
2) Symbolique de l’œil et du regard
L'œil occupe une place prépondérante dans la symbolique de toutes les religions. «Si le regard pouvait féconder et tuer, les rues seraient pleines de cadavres et de femmes grosses», disait Paul Valéry. Voilà qui résume bien toute la charge que peut porter un simple regard humain. Pas étonnant que la symbolique de l'œil et du regard se retrouve dans toutes les mythologies et soit omniprésente dans l'iconographie religieuse. Si l'œil est d'abord une structure anatomique, la vision renvoie quant à elle à la perception subjective d'une image extérieure, alors que le regard est un échange, un contact, un moyen de communication sans parole. Aussi loin qu'on puisse remonter, on découvre des représentations de l'œil dans l'iconographie religieuse, ou encore un rôle magique attribué à la vision dans les récits mythiques de l'ancienne Égypte, de l'Inde, du christianisme ou des religions amérindiennes …. En écriture hiéroglyphique, l’œil se dit oudjat et signifie "sain". L’œil est donc utilisé comme une image-symbole évoquant la notion de santé physique, que le candidat à l'immortalité est censé retrouver dans le monde de la vie éternelle. Le symbole de l’œil se réfère également au mythe cosmogonique du démiurge, et à celui d'Horus…. Cette importance accordée à l'œil n'illustre pas un trait de paranoïa mais plutôt le fait que c'est d'abord par le regard, donc par l'œil, que toute communication ou relation avec les autres s'établit. L'œil peut en fait apporter chance ou malheur. «On a longtemps été convaincu que lorsqu'un mauvais sort était jeté, c'était par l'œil qu'il était transmis, explique-t-il. On croyait qu'un faisceau allait de l'œil à la personne ou à l'objet visé par le maléfice.» Pour se protéger de ce mauvais œil, les Égyptiens portaient sur eux une amulette à l'effigie de l'œil d'Horus. Dans l'ancienne Égypte, Horus est devenu un symbole de la médecine parce que, selon la mythologie, il a été guéri par Thot après avoir eu l'œil tranché en plusieurs morceaux au cours d'une bataille avec Seth. Le soleil et la lune étaient aussi considérés comme les deux yeux d'Horus. De la Bible aux croisades En plus d'être lié à la divinité et aux mauvais sorts, l'œil devient fréquemment objet de punition tant chez les dieux que chez les mortels. Dans la mythologie grecque, Orion a été rendu aveugle pour qu'il ne puisse plus voir une jeune fille qu'il convoitait contre la volonté du père. Œdipe s'est lui-même crevé les yeux après avoir appris qu'il avait commis l'inceste avec sa mère. Méduse transformait en statue de pierre quiconque osait la regarder. Dans la Bible, il est aussi dit que nul ne peut voir Dieu sans mourir, alors que l'enfer est décrit comme la privation de la vue de Dieu. La femme de Loth a pour sa part été changée en statue de sel pour avoir regardé derrière elle la destruction de Sodome, et Samson a eu les yeux crevés dès que les Philistins qu'il combattait l'eurent fait prisonnier. Cette dernière pratique a d'ailleurs subsisté au moins jusqu'aux croisades. Les Grecs crevaient les yeux des prisonniers babyloniens pour qu'ils ne reviennent pas au combat,. C'est aussi le sort qu'ont subi les croisés, qui furent malgré eux à l'origine du premier hôpital ophtalmologique en Europe. La symbolique de l'œil est également présente dans la mythologie chrétienne. On connaît bien sûr l'œil de Dieu dans le triangle représentant la Trinité. La guérison d'un aveugle est par ailleurs un des gestes dits «miraculeux» attribués à Jésus, ce qui est interprété comme un symbole de la victoire de la lumière sur les ténèbres. L'Évangile raconte aussi que Saul, frappé de cécité alors qu'il allait arrêter des chrétiens, a recouvré la vue une fois converti.
3) Le symbolisme des lunettes
1. Les lunettes en général
Les lunettes, parce qu'elles ont été tout d'abord réservées aux personnes âgées et parce qu’elles sont fragiles symbolisent la fragilité... Et celle-ci s'accompagne nécessairement d'une dignité qui est devenue, avec l'évolution du monde, synonyme de sérieux, de sens des affaires, de compétence. Mais dans la mesure où le signe de cette dignité peut être recherché au mépris de son signifié, le port des lunettes peut avoir un aspect dérisoire dans l’imaginaire populaire. Ainsi selon Molière : « L'on n'a qu'à parler ; avec des lunettes, tout galimatias devient savant, et toute sottise devient raison. » Ce qui confère à tout porteur de lunettes un certain mystère. L’objet lui-même prit une nouvelle connotation symbolique, celle d'une subversion latente. Cette connotation ne se restreint pas à l'imaginaire enchanteur de l'enfance. Dans la sphère politique, l'histoire en connaît un triste exemple : en Chine le pouvoir communiste, par peur de la subversion, traqua tous les intellectuels, qu'il confondit rapidement avec " les porteurs de lunettes". Les porteurs de lunettes étaient pourchassés parce qu’ils étaient assimilés aux intellectuels, individus potentiellement subversifs selon les critères du régime. L’assimilation était due au fait que les lunettes masquaient une partie du visage, et par conséquent des pensées, et conféraient à son porteur une mise à distance inquiétante pour le régime. S'il fallait d’un mot définir les porteurs de lunettes de façon à faire toucher du doigt à la fois cette impression de fragilité et de dignité qu'ils inspirent, ainsi que cette subversion latente que l'on ressent à leur contact, ce mot serait distance. D’une part, les yeux du porteur de lunettes, protégés par les verres, affirment de façon ostensible leur infirmité et, en même temps, le dépassement de cette infirmité ; d'autre part, cet abri de verre fait barrage aux autres yeux. Et c'est pourquoi le porteur de lunettes joue avec la distance ; mis en marge, il ne peut que mieux jouir de cette réclusion où il est à même de voir les choses différemment des autres avec plus de sagesse, plus de recul ; en les enlevant il est libre de revenir dans les choses, de s'en imprégner plus qu'aucun autre. Par le biais de ce jeu avec la distance, troisième connotation de l’objet, les lunettes ont tendance à conférer à celui qui les porte une aura de visionnaire, sinon de devin. Ceci est particulièrement le cas lorsque les lunettes sont noires.
2. Les lunettes noires en particulier.
Mais la symbolique des lunettes noires englobe et dépasse celle des lunettes en général. En effet la raison des lunettes réside dans la fragilité de l’organe de la vision qu’il faut aider, et protéger. Or si cette fragilité est reconduite dans le cas des lunettes noires, l’idée de protection et de prévention contre les effets du rayonnement solaire amplifient cette fragilité. Mais il y a aussi l’aspect purement esthétique, et le besoin de discrétion, de passer inaperçu. Les lunettes noires ont de ce point de vue pour fonction de créer une hiérarchie entre celui qui regarde à travers elles et celui qui est regardée par elles. Elle se veulent une espèce d’isoloir scopique où celui qui les utilise peut jouir de son regard sans laisser son objet ou un tiers en décrypter le sens et les intentions profondes qu’ils renferme. Pour toutes ces raisons, l’utilisation des lunettes noires est associée expressément à une posture d’exposition et un besoin de protection. Exposition naturelle : liée aux saisons ; exposition sociale : liée à la mise en jeu de l’image publique. Exposition psychologique : liée au besoin de sécurité intersubjective et de discrétion. C’est pour cela que les lunettes noires sont très utilisées pendant les périodes où il y a soleil ; par ceux qu’on appelle les stars dans une société où même à l’échelle mondiale ; et enfin par les hommes de l’ombre : détective, policiers, malfrats, prévenus, etc. De ce point de vue, l’image que renvoie le port de lunettes noires est entachée d’une ambiguïté certaine. Contrairement aux lunettes de correction qui portent en elles-mêmes la légitimité médicale de leur usage, les lunettes noires trahissent à la fois la fragilité et le mystère, le secret et l’inquiétude, l’appartenance à la catégorie spécifiques des célébrités ou à un monde de gens interlopes en marge de la société ouverte. La signification du port de lunettes noires oscille donc entre deux pôles complémentaires : celui incarné par la star d’un côté et celui incarné par le mafieux de l’autre. La question que nous allons examiner à ce stade est de savoir lequel de ces deux pôles correspond au port de lunettes noires dans le cas du personnage politique défini plus haut comme "Chef de l’Etat."
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