La question des citations de penseurs par nos diseurs publics, telle que soulevée par Binason Avèkes dans sa dernière lettre à Pancrace, me donne l’occasion d’apporter ma part de précision. La question renvoie, je crois, à celle plus générale de la référence culturelle. En tant que francophone nos intellectuels vivent sous l’influence de la culture française. Le fait de parler une langue assujettit son locuteur aux contraintes culturelles du pays dont on parle la langue. Mais l’Africain, loin de cultiver une quelconque servilité à l’égard de ces contraintes, doit au contraire, chercher à s’en libérer, prendre conscience de sa situation spécifique, défier les contraintes inhérentes au parler d’une langue étrangère, les retourner et essayer autant que faire se peut de trouver sa place dans le concert de ses locuteurs.
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Pour la langue française, ce qui est valable pour un Français ne l’est pas forcément pour un Béninois. Par exemple là où le Français a tendance à dire « les noirs desseins » ou « les idées noires », un Africain n’est pas obligé d’adopter cette vision du monde que trahit la langue. Ce qui est noir pour le Blanc n’est pas forcément noir pour le Noir. Et pour en rester sur cet aspect de la référence aux couleurs, il faut souligner que la culture occidentale est portée sur ces références dans ses désignations, contrairement à d’autres cultures, notamment la culture africaine. Un exemple simple c’est qu’en yoruba ou en fongbé nous ne désignons pas les gens par leur couleur. Nous appelons les Européens non pas par leur couleur mais par le mot oyimbo ou yovo, ou zojagué, etc… La stigmatisation par les couleurs est une manie des Occidentaux, qui de ce fait s’arrogent les qualités des couleurs qu’ils se donnent. Pourquoi les Occidentaux sont-ils des Blancs là où les Chinois seraient des Jaunes et les Arabes des Arabes ? Si les Occidentaux sont Blancs, comment peut-on distinguer leur peau de la Neige qui tombe sur elle ? La subtile et non moins léonine redistribution des couleurs à laquelle procède le Blanc, loin d’être innocente est toujours à son avantage, c’est pour cela que les Occidentaux sont très portés sur les désignations de couleur ou les références aux couleurs. Pour en revenir aux références et aux citations auxquelles, en tant que locuteurs des langues occidentales, les Africains intellectuels sont amenés à faire à un moment donné ou à un autre de leurs discours, fussent-ils scientifiques, poétiques, littéraires, etc. pour dire que là aussi, si elles sont compréhensibles, elles sont malheureusement frappées au coin de la réduction et de ridicules limitations. Pour comprendre ces réductions et ces limitations ridicules, on peut considérer le cas d’un intellectuel occidental, mettons un Français. Quand un intellectuel français produit un discours, quand il parle, écrit ou s’exprime, il peut et il fait référence au vaste champ de références culturelles et intellectuelles diversement spécialisé de sa culture. Ainsi cite-t-il naturellement ses ancêtres français dans tel ou tel domaine sous tel ou tel angle avec plus ou moins de finesse et d’à-propos. Mais dans le même temps avec la même finesse et le même à propos, le cas échéant, l’intellectuel français n’hésite pas à citer des auteurs anglais, allemands, russes, polonais, hongrois, américains, et même chinois ou japonais ! Mais quand un Africain francophone, comme on le voit faire au Bénin par exemple, veut parler, d’abord, outre le fait que la tendance à citer ou à se référer apparaît souvent purement cosmétique et d’ornement pour jouer les savants, outre cet aspect passablement terroriste d’au pays des aveugles les borgnes sont rois, l’Africain francophone, le Béninois plus précisément, en général se limite à trois ou quatre auteurs français classiques éculés, à l’exclusion de l’immense richesse des références culturelles, philosophiques, littéraires, esthétiques françaises. On nous amène régulièrement les mêmes Rousseau, Hugo, Baudelaire et autres Voltaire, et ce faisant on estime avoir fait le tour du propriétaire de la culture lettrée universelle. Comme on voit d’ailleurs, cette petite liste référentielle datée ne dit rien du dynamisme, de l’actualité et du renouvèlement de la culture française, sa modernité critique. En fait l’idéal pour les Africains symboliquement dominés et aliénés que nous sommes, aurait été de recevoir notre culture savante dans toutes les grandes langues représentatives occidentales. Par exemple, chaque Lycée de notre pays aurait sa langue de culture occidentale distincte. Nous aurions alors des Lycées de culture française, mais aussi des Lycées de cultures anglaise, allemande, russe, hongroise, polonaise, etc.. Ainsi, dans leurs discours et leurs échanges d’idées à l’échelle nationale, nos soi-disant intellectuels, même lorsqu’ils se limiteront à quelques références classiques éculés de leurs cultures d’obédience, contribueront malgré tout à enrichir et diversifier ces références à l’échelle nationale, au lieu de la situation étriquée dans laquelle nous sommes maintenant enfermés avec les Victor Hugo et autres mêmes Voltaire dont on nous rebat les oreilles à tout bout de champ. Mais en conclusion de tout cela, rien ne vaut le parler de nos propres langues, et la référence à nos propres valeurs et cultures, dont regorge le vaste répertoire de nos proverbes, contes et légendes. Bɛèni mo sɔ ! (Tel est mon propos ![ yoruba]) . Hêfun mè wè hè non su dé ! (l’oiselet doit grandir dans son propre plumage [ fon]). Vivement que l’Afrique se prenne en main dans ces domaines, afin de contribuer à la richesse de la culture littéraire, scientifique, esthétiques, etc dans nos langues et de mettre fin à cette condition simiesque ridicule qui est la nôtre en matière culturelle, intellectuelle et, linguistique Gbetey Beatrice |
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