Malgré ces clivages absurdes hérités du colonialisme, les Nigérians qui d'habitude en Afrique n’ont d'yeux que pour le Ghana, le Kenya, la Tanzanie, l'Ouganda ou l'Afrique australe ont fait une exception à leur mépris de l’espace francophone. Ils se sont intéressés à la Côte d'Ivoire, pays francophones de l'Afrique de l'Ouest par excellence. En effet, au Nigeria, la condamnation à 20 ans de prison de Simone Gbagbo, épouse de l'ancien président ivoirien renversé par l'Armée française au profit de son rival Ouattara, un acte qui sonne comme une administration de la justice des vainqueurs, n'a pas laissé indifférents les Nigérians. Les journaux et les médias de tous bords en ont fait état. En dehors des informations sur la coupe d'Afrique lorsqu’elle est organisée par un pays francophone, on a rarement vu dans une telle unanimité des médias nigérians manifester ce haut degré d'intérêt à un événement concernant un pays francophone. Aussi inhabituel qu’il paraisse, cet intérêt pour la répercussion judiciaire de la vie politique ivoirienne au Nigeria se comprend. Dans sa lutte à couteaux tirés avec Jonathan, M. Obasanjo, il y a quelques semaines, a été le premier, dans une métaphore passablement superficielle, à assimiler Gbagbo à Jonathan, et a accuser celui-ci de vouloir utiliser les méthodes de celui-là pour s'accrocher au pouvoir. Il n’est pas inintéressant de faire quelques rapprochements entre la Côte d'Ivoire de Gbagbo et le Nigeria de Jonathan du point de vue de leur situation politique. Quand Gbagbo était devenu président, quelques mois après son accession au pouvoir, des opposants nordiques armés ont tenté un coup d'état qui a échoué. Par la suite, ils se sont constitués en une « rébellion » armée qui a coupé le pays en deux selon un axe Nord-Sud. L'actuel chef de l'État qui ne peut pas nier être de connivence avec ces « rebelles », qui eux-mêmes ne peuvent pas nier avoir été montés et armés par la France, avait juré de rendre la Côte d'Ivoire ingouvernable sous Gbagbo. De ce point de vue, il a tenu sa promesse jusqu’à l'organisation des élections présidentielles qui sont devenues litigieuses. Bien que la Côte d'Ivoire ne fût pas le premier pays Ouest africain francophone où les élections ont été litigieuses, dans son cas, une intervention extérieure armée par la France a permis de trancher en faveur du candidat du Nord musulman, qui soit dit en passant était aussi français par alliance. Au cours des conflits politico-militaires qui ont duré plusieurs années après le coup d'état échoué qui s'est transformé en rébellion jusqu'à la victoire militaire de la France sous l'égide de l'ONU, la bataille a été violente de part et d'autre. M. Gbagbo, son ethnie--dans une Afrique où la pensée politique ordinaire reste l'identité ethnique--et son épouse, actuellement condamnée à 20 ans de prison, étaient en première ligne. Outre son acharnement à conserver le pouvoir à tout prix--attitude qui avait à sa décharge l’énorme frustration consécutive à la réalisation par ses adversaires de leurs objectifs de lui rendre le pays ingouvernable--l'un des torts de Gbagbo est d'avoir une âme de résistant et un esprit de combattant intrépide. À plusieurs reprises, Gbagbo mit en échec les assauts politico-militaires des soi-disant rebelles. La France utilisa la panoplie de ses harcèlements politiques, de sa déstabilisation sociale et économique, de sa propagande ; toutes techniques qui avaient déjà été éprouvées contre d'autres pays ou chefs d'états africains rebelles à son ingérence en Afrique ; comme Sekou Touré de la Guinée dont le harcèlement orchestré par la France avait contribué à renforcer sa poigne de dictateur, alors que ce dirigeant nationaliste partait sur une ligne de souveraineté et de régénération nationale. De même, la France avait utilisé ces mêmes méthodes de harcèlement contre Thomas Sankara, dans un schéma qui se soldat très vite par l'assassinat de celui-ci. Or, cette même méthode, remise au goût du jour et renforcée, échoua lamentablement contre Gbagbo. Et ce fut, aux yeux de la France néocolonialiste, la raison principale pour laquelle Gbagbo était devenu l'homme à abattre. Car, à sa manière il symbolisait la résistance à la volonté de mainmise française sur non seulement son pré carré ivoirien mais sur tout l'espace francophone. Pendant ce combat ardent, Simone, l'épouse de Laurent Gbagbo, n'était pas restée passive. Portée par la volonté de puissance d’un règne politique sans fin, placé sous le double signe de l'ethnie et de la nation, Mme Simone Gbagbo n'était pas avare de propos incendiaires, rendait coup pour coup et, aux dires de ses accusateurs, en rendait plus qu'elle n'en recevait. La lutte pour la défense du règne de son mari ne s'embarrassait pas de violences ou de cruautés qui n'était pas toutes de simples réactions aux violences et aux cruautés de leurs ennemis politiques--les soi-disant rebelles--qui aujourd'hui sont miraculeusement devenus des victimes innocentes parce que vainqueurs. Tel est le schéma situationnel de la Côte d'Ivoire sous Gbagbo et qui, vu du Nigeria aujourd'hui fait l'objet d'un intérêt comparatif. Parce que Jonathan, originaire de la région du Delta productrice du pétrole qui irrigue financièrement tout le pays, ne veut pas rendre le pouvoir et se justifie de l'anomie créée par le groupe de terroriste Boko haram, on le compare facilement à son homologue ivoirien Gbagbo d'il y a quelques années qui lui aussi est originaire dans son pays de la région productrice de la matière première--le café et le cacao - qui irrigue financièrement l'économie de la Côte d'Ivoire. Ainsi Gbagbo est devenu une triste figure des intrigues antidémocratiques en Afrique et des violences inhumaines qu'elles génèrent, tout simplement parce qu'il a été vaincu par la France et placé dans une prison européenne selon la volonté des occidentaux fidèles à leurs intérêts. Alors, un ex-chef d’État africain comme Obasanjo peut considérer cette situation comme à charge et faire sien le discours manichéen selon lequel cet état imposé de l'extérieur représenterait une repoussoir dans l'histoire africaine. Sans aller jusqu'à considérer ou dire que Gbagbo est un ange, à suivre ce raisonnement de bélier, on ferait l'impasse sur l'héroïsme bien-fondé de personnages comme Samory Touré, Kaba, Bio Guerra ou Béhanzin et ne focaliser que sur leurs défauts ou leurs erreurs pour les renvoyer dans la sombre pénombre des potentats africains indignes de la postérité. En un mot, tout ceux que les Occidentaux ont puni dans l'histoire de notre rapport avec eux deviendraient dans cette perception sommaire des figures repoussoir pour la conscience collective africaine et ceux qu'ils ont chéri ou chérissent seront considérés comme des références ou des exemples à suivre. Or, en dépit du fait que Gbagbo, à l'instar de Jonathan provient aussi de la région productrice de la matière de rente de son pays--le café et le cacao--les ressemblances entre les deux hommes si elles existent, ne doivent pas occulter ou faire de l'ombre au contexte spécifique des deux histoires nationales et aux différences qui séparent leurs situations respectives. La première ressemblance entre le Nigeria et la Côte d'Ivoire pour ne pas dire entre Gbagbo et Jonathan n'est pas spécifique à ces deux pays ou à ces deux hommes. Il s'agit, dans la sous-région du golfe de Guinée, de l'opposition structurelle et structurée entre le Nord et le Sud. Cette opposition est marquée par la pauvreté relative du Nord, son retard économique et social et la supériorité sociologique relative du sud. Cette situation fait que dans le Nord de ces pays, la politique a tendance à servir de recours compensatoire, avec l'obsession de l'accaparement du pouvoir présidentiel dans un contexte institutionnel de régimes présidentiels centralisés. D'où les passions et les violences que suscitent les élections en général sur notre côte de l'Afrique de l'Ouest dont l'histoire politique a été mouvementé depuis les indépendances, et les élections présidentielles en particulier. Deuxième différence. A priori, la rupture initiée par le groupe terroriste Boko haram, tout au moins à ses débuts, est comparable à ce qu'on a appelé la rébellion en Côte d'Ivoire, tout au moins dans son désir fou d'accéder au pouvoir politique suprême considéré comme la solution miracle aux problèmes de toute une région. Mais si au Nigeria, avec le temps, les figures politiques principales du Nord qui convolaient en secrètes noces avec Boko haram ont peu à peu consommé le divorce surtout avec la radicalisation violente du groupe, en Côte d'Ivoire au contraire les rebelles et leurs vitrines politiques ont fini par sceller au grand jour leur union, avec un Guillaume Soro consacré premier ministre de Côte d'Ivoire puis président de l'Assemblée nationale, là où Ouattara, qui n'a plus besoin de rendre la Côte d'Ivoire ingouvernable, est devenu président de la république. La troisième différence est la dimension religieuse des conflits au Nigeria, Boko haram est un groupe islamiste qui ambitionne la création d'un califat, alors que si les rebelles ivoiriens sont, à l'instar de Ouattara lui-même, musulmans dans leur écrasante majorité, leurs revendications sont plus laïques et identitaires que religieuses. Et, last but not least, alors qu'en Côte d'Ivoire le facteur néocolonial est au cœur de la geste des soi-disant rebelles et qu'il a marqué de part en part leur mouvement jusqu'à son apothéose que constitue l'intervention militaire de l’ex-puissance coloniale qui a permis leur accession au pouvoir, on ne peut penser un seul instant l'existence d'une alliance entre Boko haram et le Royaume-Uni. De même qu'on ne peut pas imaginer une intervention britannique, même sous le couvert légitimant des Nations unies pour restaurer manu militari la démocratie en danger au Nigeria, quitte à bombarder sans ménagement Aso Rock, la résidence du président Jonathan. Or, faisant l'impasse sur ces différences irréductibles, dans un regard d'une superficialité renversante qui traduit l'ignorance de la distance culturelle entre les pays francophones et les pays anglophones en Afrique, et de la part d'un vieux soldat qui, s'il a blanchi sous le harnais politique de son pays, ne peut se prévaloir de la science politique infuse, Obasanjo donne consistance à un rapprochement métaphorique pour le moins naïf entre Gbagbo et Jonathan. Cette métaphore qui avait un usage polémique lui permet de mettre en garde Jonathan sur les machinations frauduleuses dont il l'accuse, de même que les violences ou crimes contre l'humanité qui pourraient en découler. Obasanjo a donc transformé Gbagbo en figure repoussoir de la pensée politique africaine à l'usage national. Du coup, sa métaphore déploie ses branches dans toutes les ramifications de l'actualité politique du Nigeria. Mme Patience Jonathan profère-t-elle des propos va-t-en-guerre ? Affirme-t-elle que son parti gouvernera le pays pendant 60 ans ? Demande-t-elle à ses partisans de lapider les opposants ? Ses incitations belliqueuses et ses prises de positions virulentes ont-elles conduit effectivement à des violences préélectorales occasionnant des pertes en vies humaines ? Cette attitude irresponsable et répréhensible de la part d'une personnalité au plus haut niveau de l'État fait-elle pour autant de Patience Jonathan l'équivalente nigériane de Simone Gbagbo ? Évidemment, si le mari de Patience est assimilé à Gbagbo on comprend qu'elle-même soit tenue pour la Simone Gbagbo du Nigeria. Pour une fois, jetant par-dessus bord leurs scrupules et le mépris habituel dans lequel ils tiennent les pays africains francophones, la presse et l'opinion nigériane découvre la fraternité décloisonnée des faits et des événements de la vie politique ivoirienne, en parle avec passion. Les images de Simone Gbagbo font la une de maints journaux nigérian. Pourquoi ce regain d'intérêt qui fait fi de la traditionnelle distance culturelle et linguistique héritée du colonialisme ? Eh bien dans l'inquiétude que génère l'approche des élections présidentielles et générales au Nigeria où la peur de l’irréparable est dans tous les esprits, rappeler l'exemple ivoirien, mettre en garde contre lui comme étant l'exemple de ce qu'il ne faut pas faire, faire comprendre à demi-mot aux protagonistes identifiés par la métaphore ce qu'il en coûte de ressembler à leur modèle--la CPI pour Gbagbo, et 20 ans de prison pour son épouse--est peut-être de bonne pédagogie pour calmer les ardeurs des uns et des autres. Mais si la pédagogie en l'occurrence est plus que jamais nécessaire pour amener les esprits à la raison en cette veille des élections présidentielles au Nigeria chargée d'inquiétude, est-il raisonnable de la fonder sur une assimilation sommaire, injuste et par trop rapide ?
Adenifuja Bolaji
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