J'ai reçu ta lettre de New York. Merci pour les échos sur le colloque auquel tu participes actuellement, consacré au thème de « Démocratie et mémoire ». Je n'ai aucun doute que ton intervention apportera une contribution intéressante au progrès de la démocratie sur le continent africain. Afin que chez nous au Bénin particulièrement démocratie cesse de rimer avec théâtre des apparences, formalisme creux et cynique, manipulation de façade, instrumentalisation des institutions, bancarisation de la vie publique, achats de conscience, donner à croire, comme le gouvernement d'usurpation de M. Yayi Boni nous le donne à voir depuis son hold-up électoral de mars 2011. Je suis particulièrement heureux qu'en marge de tous ces travaux, et collant à l'actualité comme tu aimes le faire, tu as pu trouver le temps de me poser des questions qui te tiennent aussi à cœur ; questions sur la littérature, et sur la vie de la pensée en Afrique. Ainsi mon cher Pancrace comme je te sais toujours plein de curiosité, à propos de l'écrivain Chinua Achebe qui vient de nous quitter, tu me demandes : «Pourquoi il n'a pas eu le prix Nobel de littérature alors qu'il le mérite ? » Cette question est une question intéressante et pertinente que beaucoup de gens se posent et je suis content que tu me la poses aussi. Avec des amis du Nigéria, du Kenya et du Ghana nous nous sommes aussi posés ces questions sur lesquelles les avis sont souvent partagés. En tout cas je vais te répondre, sans détour comme tu le sais, et j'espère que cette réponse loin d'être une vérité révélée sera reçue comme un apport à ma position sur le sujet. Pourquoi Chinua Achebe n'a pas reçu le prix Nobel de littérature, demandes-tu. Eh bien, moi je commencerai par demander pourquoi il pouvait l'avoir. D'entrée, je vois deux raisons majeures pour qu'il ait le prix Nobel de littérature. La première raison c'est que Chinua Achebe est un immense écrivain dont les œuvres ont marqué la littérature et les esprits en Afrique et dans le monde. La deuxième raison pour laquelle Chinua Achebe aurait pu recevoir le prix Nobel de littérature c'est qu’à mon sens il y a un aspect Realpolitik dans l'octroi du prix Nobel. Le Nobel va plus souvent aux grand pays avant d'aller aux grands auteurs. En Afrique, les grands pays honorés par le Nobel de littérature sont l'Égypte, l'Afrique du Sud, et le Nigéria. Ce serait difficile d'honorer un écrivain originaire de la Gambie ou du Togo aussi grand soit son talent, du moins historiquement on n'a pas encore vu ce type de choix absolument basé sur la qualité des œuvres indépendamment de l'origine nationale de l'écrivain. L'une des raisons de la conditionnalité de la grandeur du pays du lauréat réside dans les retombées politiques en amont et en aval de l'octroi du prix Nobel de littérature. Le Nigéria étant un pays producteur de pétrole, ressource dont le système capitaliste occidental est dépendant, l'octroi du prix à ce pays est un acte de contrôle économique et géopolitique. Sur le plan de l'économie de la production éditoriale, les retombées commerciales du Nobel sont bien plus considérables dans ce pays de plus de 100 millions d’habitants que dans un pays démographiquement réduit comme la Gambie ou le Togo. Cela étant dit, mon cher Pancrace, venons-en à ta question : « Pourquoi Chinua Achebe n'a pas reçu le prix Nobel ? » On ne peut pas dire que ce soit en soi sa sensibilité d’écrivain à investissement politique qui soit la raison principale de son oubli, sinon de son mépris par le jury du Nobel. Le jury du Nobel récompense bien des auteurs à sensibilité politique. En France des auteurs comme Albert Camus ou Sartre et d’autres, malgré l'enrobement philosophique de leur discours, ont manifesté leur engagement politique très clairement. L'écrivain péruvien Mario Vargas Llosa a été candidat libéral à la présidentielle de son pays en 1990, cela ne l'a pourtant pas empêché d'être honoré par le prix Nobel de littérature en 2010. De même, la sud-africaine Nadine Gordimer, ou l’anglaise Doris Lessing ne cachaient pas leur engament politique et pourtant elles ont reçu le prix Nobel de littérature.
Il faut aussi remarquer que l'intérêt du jury du Nobel aux pays et aux écrivains ne s'éveille qu'en proportion du rapprochement à l'Occident de la nation ou de la civilisation dont ils relèvent. Ainsi, l'immense Chine dont la littérature existait depuis des siècles n'a été récompensée que tout récemment à travers l'écrivain Mo Yan, en 2012. Et, sous-jacente à l'agenda de cette nomination sont en jeu les rapports de l'Occident avec la Chine ainsi que les interrogations, espoir ou inquiétude que suscite l'éveil ou le réveil de la Chine dans le jeu mondial. Non, mon cher Pancrace, comme tu peux le voir, ce n'est donc pas en tant que telle la méfiance vis-à-vis des écrivains à sensibilité politique qui oriente le choix du jury du Nobel de littérature
Alors, étant entendu que Chinua Achebe à une sensibilité politique dont il ne fait pas mystère, celle-ci est-elle entrée en ligne de compte dans sa désaffection ou son oubli par le jury du Nobel ? Sans aucun doute, oui ! Parce que la politique, c'est un peu comme le cholestérol : il y a la bonne politique et la mauvaise politique. Et sans doute, la politique incarnée par Chinua Achebe --comparée, par exemple à celles de son compatriote Wole Soyinka, ou de la sud-africaine Nadine Gordimer--n'a pas été perçue par le jury du Nobel comme la bonne politique. Quelle est cette politique incarnée par Chinua Achebe qui n'aurait pas plu au jury du Nobel ? Eh bien, dans la guerre du Biafra qui était une guerre de sécession, Chinua Achebe n'a pas seulement pris parti mais il était aussi un acteur engagé. Il était du côté qui allait à l'encontre du dogme de l'unité, comme si la réclamation par le Biafra de son autonomie contre la fédération héritée du système colonial n'était pas fondée en morale ou en histoire. Aussi bien, aux yeux du jury Nobel, un écrivain tibétain serait bien fondé à prendre position dans la lutte pour l'autonomie de son pays, un nigérian comme Chinua Achebe quant à lui donnerait au contraire le sentiment d'un aventurier aveugle allant à contre-courant de l'histoire. Cette vision et ce jugement ne sont que la traduction de ce que Chinua Achebe a combattu dans la représentation occidentale de l'Afrique. Ce préjugé sans nuance avec lequel l'Afrique est considérée de l'extérieur par les Occidentaux, le fait que ce qui est bon pour d'autres peuples, d'autres races et d'autres continents--après et parce qu'on a considéré que les Africains ne méritaient pas le détour en raison de leur infériorité de nature--cesse de valoir ou d'être bon pour l'Afrique. Donc mon cher Pancrace, Chinua Achebe a pâti dans ses chances d'être considéré par le jury du Nobel de cette assignation à un type négatif de politique qui n'est pas en odeur de sainteté en Occident et dont le Nobel n'a eu qu'à prendre acte du rejet ou du mépris.
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Politique en effet, Chinua Achebe l'a été dans ses œuvres. Comme l'a dit Aristote, tout penseur, tout écrivain ne peut échapper à un destin politique ; tout écrivain est un politique. Et si cette politique n'est que symbolique dans les œuvres d'avant la guerre, elle est devenue après la guerre beaucoup plus effective et concrète beaucoup plus précise. Mais le jury du Nobel prend position idéologiquement et agit dans l'intérêt supérieur de l'Occident et de sa civilisation. Et peut-être aussi que cette donnée de fond a pénalisé Chinua Achebe.
À l'orée des indépendances en Afrique, s'est éveillé sur le plan politique le discours identitaire d'une Afrique qui prend conscience d'elle-même et qui rejette le miroir réducteur que lui tend l'Occident et le prisme méprisant sous lequel il la regarde. Sur le plan politique, cette lutte a pris son éveil avec Kwame Nkrumah, Gamal Nasser. Le flambeau a continué avec des hommes intègres comme Thomas Sankara, ou radicaux comme le colonel Kadhafi, qui ont chacun à sa manière prêché la conscience, l'unité et la fierté africaines. Sur le plan intellectuel, culturel scientifique et artistique ce mouvement a été incarné par des savants comme Cheick Anta Diop, ou des écrivains comme Chinua Achebe. Or, issu de la position manichéenne de l'Occident, existe un clivage idéologique à la représentation occidentale, qui voudrait que ce qui est bon pour l'Afrique--défini définitivement comme l'objet d'exploitation de l'Occident--ne peut qu'être mauvais pour l'Occident. C'est ainsi que ceux qui luttent radicalement dans une démarche autonome ne sont jamais en odeur de sainteté avec l'Occident : soit on les méprise en douce soit on leur colle un crime manifeste sur le dos ; et on leur oppose souvent leurs frères de qualité mais dont le positionnement ou la modération est plus agréable aux yeux de l'Occident—Wole Soyinka, ou Nelson Mandela. En clair, dans sa bonne volonté paternaliste, l'Occident ne refuse pas que l'Afrique se batte, et y compris pour sa liberté ou ce qu'elle considère comme son indépendance ; mais encore faudrait-il que ce soit lui, l'Occident, qui fournisse les armes et le terrain de ce combat. Or toute la vie et l'œuvre de Chinua Achebe ont consisté à prêché la nécessité de combat et l'obligation de créer ou d'utiliser des armes qui viennent de nous-mêmes, des armes authentiquement africaines. Cette double radicalité clairvoyante ne le rend pas particulièrement sexy aux yeux de jury du Nobel qui, qu'on le veuille ou non, roule pour les intérêts supérieurs de la civilisation dont il relève.
Donc, mon cher Pancrace ces explications permettent à mon sens d'apporter des éléments de réponse à ta question, même si je comprends qu’elles ne sont pas toutes forcément indiscutables ni n'épuisent effectivement les raisons pour lesquelles Chinua Achebe n'a pas été honoré par le Nobel de littérature.
Le prix Nobel de littérature a 110 ans d'histoire. Entre 1901 et 2012, il a été attribué 105 fois à 109 lauréats. Bon nombre des meilleurs écrivains du monde ont été récompensés par le prix. Mais il y a eu aussi quelques omissions remarquables. Beaucoup de gens, en particulier les Africains, pensent que l’omission de Chinua Achebe est regrettable. Parmi les grands écrivains qui n’ont pas reçu le Nobel on peut citer Léon Tolstoï, Henrik Ibsen, Marcel Proust, Anton Tchekhov, Ezra Pound, Mark Twain, James Joyce, Graham Greene, Thomas Hardy, WH Auden, Vladimir Nabokov et Borges Jorge Luiz. Comme tu le vois, mon cher Pancrace, Chinua Achebe est en bonne compagnie, même s’il est le seul Africain de la liste des recalés. Ce qui montre a fortiori qu’aucune ou presque des raisons invoquées ne vaut pas forcément pour les autres…
En définitive pour aller dans le sens de la démarche de Chinua Achebe lui-même, la vraie reconnaissance de son œuvre devrait être d'abord a priori une reconnaissance par l'Afrique elle-même. Et celle-ci à mes yeux va de soi.
Comme va de soi mon amitié …
À bientôt
Binason Avèkes
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