III. L’Administration de la Mort sous le Règne du Roi Glèle : des Festivités Publiques du Sacrifice Humain, aux Meurtres Politiques Privés
Les fêtes avaient lieu dans le palais de Sambodji, résidence ordinaire du roi. Ce palais, aujourd'hui presque ruiné, était une agglomération de pavillons en terre de barre. Il occupait un immense quadrilatère, entouré de hautes et solides murailles, d'une épaisseur prodigieuse, crénelées sans art et incapables de résister au moindre obus, mais pouvant défier les assauts de n'importe quelle armée indigène. Tout un monde vivait là, groupé suivant les fonctions : féticheurs, bourreaux, conseillers, chefs de guerre, amazones, femmes du roi avec leurs enfants, esclaves et bouffons, c'est-à-dire plusieurs milliers de personnes nourries aux frais du monarque. De vastes
cours séparaient les divers quartiers de cette espèce de cité. La plus grande, où l'on pénétrait par la porte principale et au fond de laquelle s'élevait la demeure personnelle du roi, était réservée aux réceptions, aux tams-tams, aux évolutions militaires des amazones, enfin à la célébration des Coutumes, ou fêtes commémoratives dont nous parlons. Quelques jours, avant la date fixée, on promenait par la ville, dûment ligotés et au bruit du gongon (sorte de tambour), qu'accompagnaient des hurlements sauvages, les condamnés à mort et les captifs destinés à figurer dans la cérémonie ; le peuple pouvait ainsi se rendre compte de la performance de chacun de ces malheureux au point de vue de son attitude probable au moment suprême ; l'impatience était surexcitée, et l'on se pourléchait les babines à la pensée du spectacle dont le gracieux souverain allait gratifier ses amés et féaux sujets, spectacle auquel la présence des blancs mandés tout exprès de Ouidah donnerait un ragoût très flatteur pour la vanité nègre. On se réjouissait par avance de contempler leurs visages bouleversés et leurs gestes effarés. Enfin, le grand jour est arrivé. Dès le matin, la capitale s'emplit d'une foule bruyante ; les riches ont revêtu, pour la circonstance, des pagnes neufs ; les autres ont lavé leurs vieilles frusques : tous, l'air heureux et le coeur léger, se dirigent vers la grande porte du palais, et vont se masser en rangs serrés, à droite et à gauche, laissant vide un large espace. Des amazones, qui font office de sergents de ville et de municipaux, jalonnent les fronts de bandière et empêchent que l'on dépasse l'alignement indiqué. Devant la case royale, une sorte d'estrade, maladroitement ornée d'étoffes aux couleurs voyantes, attend la cour et les invités blancs. Au bas de cette estrade, les innombrables épouses du maître : elles sont en grande toilette et ont sorti tout leur écrin, verroteries, « gris-gris »' amulettes de formes bizarres; leurs poignets et leurs chevilles sont surchargés de bracelets. Le groupe des féticheurs et des féticheuses mérite une mention spéciale. Les hommes portent l une espèce de chape sur laquelle sont grossièrement brodés les attributs, parfois peu décents, des fétiches dont ils sont les serviteurs; sous ces chapes, qu'ils ôtent et remettent de temps en temps, ils ont des jupes courtes et empesées, avec des « tutus », comme les danseuses ; leur coiffure est un haut panache de plumes multicolores. Cet ensemble est d'un effet très extraordinaire et très comique. Quant aux féticheuses, elles sont décolletées... jusqu'aux reins ; leurs épaules, leur poitrine et leurs bras sont couverts de dessins pratiqués sur la peau au moyen de brûlures et d'entailles plusieurs ont des jupes en plumes très laides et assez sales. Glé-Glé paraît. C'est un homme de taille élevée, bien fait et de tournure assez noble ; les traits du visage seraient réguliers, n'était le classique épatement du nez ; le regard est dur et impénétrable ; le teint rappelle plutôt la nuance du bronze florentin que celle du cirage « au fidèle cocher ». Sa Majesté est escortée d'une section de ses gardes, de son bourreau, de ses larrys, de ses porte-parasol, porte-crachoir et allumeur de cigares, de son bouffon, de son héraut et de la jeune favorite chargée d'essuyer, avec un linge blanc, la salive qui, d'aventure s'égarerait sur les lèvres royales, un peu lippues. Les privilégiés de la tribune officielle, nos compatriotes, qui voudraient bien être ailleurs, viennent ensuite et, tandis que le héraut, en robe moyenâgeuse, s'époumone à brailler les noms, surnoms, titres et qualités ainsi que les exploits de son auguste maître, les spectateurs poussent à la mode du pays, des clameurs assourdissantes mêlées de cris perçants. Cependant le roi prend place sur un haut siège en bois dont la forme rappelle ceux qu'affectionnait Dagobert. A ce moment, la réunion présente un aspect vraiment pittoresque. La bigarrure des couleurs qui chatoient sous le soleil et tranchent vivement sur toutes ces peaux noires, les plumes brillantes qui s'agitent sur les têtes des féticheurs, les parasols rouges des chefs, les verroteries étincelantes des femmes ; et puis ces dix milles hommes qui frémissent comme des fauves à l'approche du plaisir cruel... ; dominant le tout, ce roi muet, impassible, regardant avec un air de suprême dédain son vil troupeau d'esclaves et attendant, pour faire couper deux cents têtes, d'avoir fini son cigare... Le tableau ne manque pas de saveur. Mais voici que l'on apporte un grand bassin de cuivre destiné à recevoir le sang des victimes. Sabre en main, le bourreau est à son poste. Glé-Glé jette son bout de cigare dans le crachoir d'or, on lui essuie les lèvres, il baille et fait un geste imperceptible. Le signal est donné. On commence par des hors-d’œuvre, par une sorte de lever de rideau, en égorgeant une quantité d'animaux : presque toute la faune du Dahomey est représentée, depuis le poulet inoffensif jusqu'à la hyène. A chaque coup de sabre, les féticheurs prononcent avec volubilité, et en faisant de grands gestes, des incantations qui ont pour but de conjurer la colère des fétiches et de les supplier d'avoir pour agréable le sacrifice qui leur est offert par le grand, le puissant, l'incomparable Glé-Glé. Cette bagatelle de la porte en forme d'hécatombe est répugnante comme le serait une séance d'abattoir, mais elle n'a rien de dramatique et les spectateurs européens n'en éprouvent que des nausées. Quand le lot d'animaux domestiques et sauvages est épuisé, on suspend la cérémonie, afin de permettre l'enlèvement des cadavres. D'un air narquois, Sa Majesté offre du Champagne à ses hôtes blancs, tandis que des femmes dansent un pas de caractère au bruit des tams-tams et miment avec expression une scène naïvement naturaliste. L'entracte est court. Chacun reprend sa place, fait silence, tourne la tête vers la partie ouest des bâtiments et tend le cou pour mieux voir. Le roi se lève. Aussitôt, on voit s'avancer une longue théorie de gens qui, deux par deux, portent à la manière indigène, c'est-à-dire sur leur têtes, des hommes étendus et liés sur des planches. Ils déposent leurs fardeaux devant l'estrade, détachent les victimes expiatoires et les font ranger face au roi. Tremblant de tous leurs membres, les infortunés poussent des gémissements, demandent grâce et jettent sur les blancs des regards désespérés.
C'était, m'ont assuré ceux dont je tiens ces détails, le moment le plus affreux pour nous. Le cœur soulevé d'indignation et gonflé de pitié, l'âme outrée de colère, il fallait contenir à tout prix l'explosion de nos sentiments, car nous étions l'objet de l'attention générale; on épiait nos physionomies et nous voulions, coûte que coûte, éviter de servir de risée à ces brutes. Si nous ne pouvions pas nous empêcher de pâlir, nous nous forcions, du moins, à sourire, et c'était dur.. Mais en notre qualité d'étrangers, nous avions un privilège : celui de demander au roi de gracier, en notre honneur, quelques-uns de ces malheureux. Souvent, il refusait tout net, d'un ton rogue ; d'autres fois, — et surtout lorsqu'il avait besoin de nous pour une affaire commerciale à traiter, pour une vente ou un achat à conclure, — il ordonnait qu'une dizaine de prisonniers fussent relâchés. Ces jours-là, nous sortions de l'horrible fête un peu moins malades ; à nos cauchemars se mêlait quelque chose comme de la joie. La requête des blancs est accueillie ou rejetée ; les préliminaires sont terminés. GléGlé prend alors la parole et s'adressant aux victimes : « Vous allez, leur dit-il, rejoindre mes pères dans le pays des trépassés. Saluez-les de ma part, dites-leur que je conserve leur mémoire, que j'observe leurs traditions et que c'est afin de les honorer que je vous ai envoyés auprès d'eux. Ajoutez que mon royaume est heureux et prospère, que ma puissance sur cette terre est sans borne et que mes ennemis tremblent devant moi. Maintenant que vous avez entendu mes paroles, partez! » Ce discours singulier équivaut à l'arrêt de mort sans appel ni-sursis. Le bon peuple fidèle y répond par une ovation frénétique. Quant aux infortunés prisonniers, convaincus que leurs fétiches les ont décidément abandonnés, ils demeurent cois et semblent résignés à remplir dans l'autre monde la mission de confiance dont vient de les gratifier leur impitoyable maître, Le migan (bourreau), — personnage dont la situation équivaut à peu près à celle de président du conseil des ministres, — s'apprête à remplir les devoirs de sa charge en réglant le défilé des victimes vers le bassin de cuivre. Chacun des condamnés s'avance, se met à genoux, baisse la tête et offre sa nuque découverte. Presque toujours la décapitation a lieu d'un seul coup appliqué au bon endroit ; l'exercice continuel de leur art a donné aux employés du migan une réelle maîtrise; ils ont énormément de prestige et tiennent à ne point le compromettre. Une odeur fade s'exhale de ce lieu de carnage et se répand dans l'atmosphère ; les noirs l'aspirent avec volupté et, peu à peu, elle les enivre. Envahis par le délire sacré, les féticheurs commencent à grimacer d'horrible façon; ils agitent leurs sonnettes de cuivre et poussent des cris rauques. Un tapage infernal se déchaîne, l'ardeur des massacreurs redouble ; couverts de sang, l'écume aux lèvres, ils frappent avec rage et font voler les têtes. Malheur, en ce moment, aux Européens qui, par un geste, par Un mot, eussent essayé de protester contre la bestiale cruauté de ces sauvages affolés ! Toutes les fois que le bassin de cuivre déborde de sang, on va répandre son contenu sur le sol de la case à fétiches consacrée aux ancêtres, puis on recommence à le remplir. La fête se termine par une large distribution de tafia et par un tam-tam monstre qui dure tant que les gongoniers peuvent faire résonner leurs instruments, tant que les danseurs ont la force de gambader et de chanter, en mineur et d'une voix gutturale, des mélopées traînantes aux intonations bizarres. Lorsqu'on ne peut plus ni sauter ni crier, on boit jusqu'à l'inconscience totale, et les ivrognes s'endorment à côté des morts décapités, immobiles comme eux. Telles étaient, il y a quelques années, les grandes fêtes publiques, appelées Coutumes, où l'on déployait tout le luxe possible et auxquelles ont conviait le ban et l'arrière-ban du royaume. Mais ce n'étaient pas là les seules occasions où s'accomplissaient des sacrifices humains. Des massacres de prisonniers, et surtout des exécutions politiques, avaient lieu dans la plus stricte intimité. Autant l'Européen aurait couru de dangers s'il avait voulu se soustraire au spectacle populaire, autant il lui aurait été difficile, pour ne pas dire impossible, d'assister aux divertissements dont je parle. Si l'on interroge sur ce sujet, comme je l'ai fait, quelqu'un des anciens ministres ou serviteurs de Glé-Glé et de Béhanzin, il s'efforce de détourner la conversation et on n'en tire de craintifs renseignements qu'en usant des moyens comminatoires, — tant sa terreur est restée vivace ! Les tueries à huis-clos n'avaient point pour théâtre le palais de Sambodji, mais un établissement ad hoc, moitié temple, moitié maison de campagne et lieu de plaisance, situé à 12 kilomètres environ d'Abomey, dans la province d'Agony. Cette résidence, qui existe encore en parfait état et que j'ai visitée plusieurs fois, a été construite d'après un plan analogue à Sambodji et, comme lui, se compose de plusieurs cases ou pavillons indépendants, séparés par de grandes cours et protégés par un mur d'enceinte. Elle s'en distingue, toutefois, par sa dimension qui est beaucoup moins grande, et par l'affectation de ses divers corps de logis, qui est très différente. Un ou deux pavillons seulement étaient attribués au roi et à son entourage, tandis que les autres étaient disposés de fort étrange façon : que l'on se figure une succession de cabines étroites juxtaposées comme les stalles d'une écurie, et donnant sur un corridor commun ; le sol, dallé avec soin, est légèrement incliné vers le fond où se trouve un orifice d'écoulement; les murs, blanchis au kaolin, sont parsemés d'arabesques et d'ornements de couleur brune, qui veulent être des dessins allégoriques, voire même des portraits. Chacune des stalles était consacrée soit à un roi, soit à un prince, soit à une princesse. C'est là qu'on égorgeait en leur honneur, et surtout pour le plaisir du monarque. Les motifs de la déclivité du terrain vers le canal d'écoulement s'expliquent d'eux-mêmes. La teinte brunâtre des fresques s'obtenait par un mélange de sang humain... et de bouse de vaches ! On ne saurait classer ce mode de peinture sous aucune rubrique connue, et je ne pense pas qu'une aussi monstrueuse association de choses ait pu germer ailleurs que dans des cervelles dahoméennes. Souvent Glé-Glé, et après lui Béhanzin, désireux d'échapper pendant quelques jours au tracas des affaires, venaient se délasser honnêtement à Zagnanado, — c'était le nom de leur « tata, » — n'amenant avec eux qu'un petit nombre de confidents et seulement quelques amazones pour le service de. la garde et pour celui du cœur. Etendu sur sa natte, lampant à petites gorgées son tafia, heureux de vivre, content des autres et de lui-même, le monarque se donnait la jouissance de faire couper quelques têtes avant déjeuner. Ces têtes n'étaient point celles de condamnés ou de prisonniers de guerre, mais d'ennemis personnels, de gens dénoncés pour avoir tenu des propos malsonnants, critiqué les actes du roi ou fait preuve d'une sympathie suspecte envers les blancs. Quel plaisir raffiné! quel apéritif rare et précieux! Des jeunes filles étaient, par galanterie, immolées dans les stalles consacrées aux princesses. Un profond mystère entourait ces meurtres. On savait bien que le roi et ses proches assouvissaient ainsi leurs rancunes et leurs vengeances particulières, on constatait des disparitions, mais jamais on ne connut le chiffre des victimes ; les témoins, qui étaient en même temps acteurs, avaient de bonnes raisons pour rester bouche close. On peut dire que la police du roi Glé-Glé mérita le qualificatif louangeur de merveilleuse ; elle avait l'oeil et l'oreille partout, agissait sans bruit, exécutait ponctuellement les ordres reçus et ne coûtait pas un sou. Célérité, discrétion, gratuité, telle était sa devise et oncques police au monde n'en conçut de plus admirable. Invisible et constamment présente, elle guettait les démarches, surveillait les propos et possédait à un haut degré le génie de l'espionnage. Ses rapports verbaux, et cependant toujours secrets, parvenaient à leur adresse avec une rapidité surprenante et comparable seulement à la manière dont on s'y prenait pour lui faire parvenir les ordres du maître. Ses arrestations étaient des petits chefs-d’œuvre : sans avoir le temps de faire ouf ! le client était saisi, ligoté et « chicoté » (frappé à coup de chicote, baguette longue et flexible), nous dirions : passé à tabac. Très souvent, nos agents de factoreries eurent à souffrir de ses vexations et se virent obligés de payer des amendes, sous peine de confiscation de leurs marchandises. Ils devaient fermer leurs magasins et leurs bureaux à des heures déterminées, se soumettre à un contrôle tout-à-fait inquisitorial. Néanmoins, Glé-Glé affectait, très hypocritement du reste, de mettre une certaine coquetterie à vivre en bonne intelligence avec les blancs. Il ne se rendait pas compte de ce qu'était une puissance européenne, mais, vaguement, il entrevoyait notre supériorité intellectuelle et jugeait, en comparant les quelques objets importés d'Europe avec les produits manufacturés dans le pays, que notre prééminence commerciale et industrielle était incontestable. Dès qu'il apprenait qu'un navire de guerre français, anglais ou portugais, avait mouillé en rade de Ouidah, vite il dépêchait un messager au « Chacha » ou vice-roi, — personnage dont je parlerai tout à l'heure, — avec ordre de se rendre à bord, de saluer de sa part le commandant et les officiers et de les inviter à venir le voir. D'ordinaire, ces messieurs, poussés par la curiosité, acceptaient. Le roi ordonnait qu'on leur rendit tout le long de la route de grands honneurs, les recevait avec pompe, leur prodiguait des paroles aimables et leur faisait servir un grand repas préparé à la mode des blancs, mais servi à la mode des noirs : le Champagne coulait à flots et des bouteilles innombrables se pressaient en bataillons serrés devant chaque convive. Aux présents que lui offraient les états-majors, il répliquait en donnant des volailles, des moutons et des bœufs. Ces bonnes manières lui permirent de vivre pendant plusieurs années en parfait accord avec ses collègues blancs qui régnaient sur les régions lointaines. Notre amitié lui semblait particulièrement désirable, car il avait trouvé chez nos négociants plus de cordialité qu'ailleurs dans la façon de traiter les affaires et une plus grande franchise dans le caractère, avantages qu'il appréciait d'autant mieux qu'il était lui-même d'une fausseté remarquable. C'est pourquoi il signa, en 1861, un premier traité de commerce avec la France, — quand je dis qu'il signa, je me sers d'une métaphore. Quelques années plus tard, il lui céda le port de Cotonou et, en 1878, il ratifia solennellement lesdites conventions. Toutes restèrent, d'ailleurs, à l'état de lettre morte, et quand on lui réclama l'exécution de ses promesses, il sembla tomber des nues et se désavoua lui-même avec la plus aimable désinvolture. Ce fut là l'origine de nos conflits qui aboutirent à la guerre et à la conquête.
Paul Mimande, «L'HÉRITAGE DE BÉHANZIN», Paris, 1898
A suivre
Commentaires
Vous pouvez suivre cette conversation en vous abonnant au flux des commentaires de cette note.