"Pour nous autres Béninois, l’histoire est loin de toucher à sa fin mais le fin mot de l’histoire annonce le début du changement."
Cossi Bio Ossè
Dans son livre publié en 1992 : « La fin de l’histoire : le dernier homme » Francis Fukuyama revient sur son idée polémique lancée en 1989 dans un ouvrage célèbre au titre provocateur de : « La fin de l’histoire » ; une idée qui a fait couler beaucoup d’encre et déchaîner les passions. Mauvais procès déclare Francis Fukuyama d’entrée : lecture biaisée voire même non-lecture. En réponse aux critiques les plus sérieuses adressées à son œuvre, l’auteur commence par clarifier sa pensée initiale. Histoire de lever les malentendus.
Francis Fukuyama s’écarte de cette approche utopique et considère que l’histoire humaine, au vu de la réalité du monde en 1989, pour autant qu’elle fût orientée, évoluait plutôt vers ce que les marxistes on appelé démocratie bourgeoise. Selon le penseur américain, il n’y aurait pas une autre forme de société transcendant celle basée sur les deux principes de liberté et égalité.
Après ces rappels, Francis Fukuyama répond à ses critiques les plus sérieux, notamment à Samuel Huntington, auteur du fameux « Clash des Civilisations… », autre vision polémique du monde, qui a fait couler beaucoup d’encre et de salive après le 11 septembre.
La question centrale est de savoir si les valeurs et institutions d’origine occidentale ont une signification universelle ou ne représentent que le succès temporaire d’une culture hégémonique. Sur ce point, Francis Fukuyama, après avoir situé l’origine de l’idée chez des penseurs comme Hegel, Tocqueville ou Nietzsche, s’inscrit en faux contre elle. Selon lui, cette idée n’est pas soutenable d’un point de vue historique. Certes reconnaît l’auteur, pour des raisons contingentes, les méthodes scientifiques sur lesquelles est basée la technologie moderne émanent de penseurs comme Francis Bacon ou René Descartes qui sont des Européens. Mais une fois ces méthodes scientifiques inventées leur appropriation devient la chose de tous les hommes, qu’ils soient Asiatiques, Africains, ou Indiens…
Pour Francis Fukuyama, il en va de l’appropriation de la technologie comme des valeurs de liberté et d’égalité qui sont au fondement de la démocratie. Le monde évolue logiquement vers plus de démocratie, d’autant plus qu’il existe une corrélation entre le développement économique et le développement des institutions démocratiques.
Le dernier aspect du processus de la modernité concerne le domaine culturel. Sur la question de l’identité, Francis Fukuyama rejoint Huntington dans son rejet de l’uniformité culturelle. Mais plus radical que celui-ci, l’auteur de la Fin de l’Histoire renvoie dos à dos aussi bien « l’Homme de Davos » que « l’Homme d’Atlanta » capitale de Coca-Cola, symbole de l’American standard of living. L’homme dépend de ses traditions historiques, de ses valeurs religieuses, et d’autres aspects de sa mémoire partagée qui constituent la vie commune.
Avec exemples à l’appui, Francis Fukuyama en arrive à l’affirmation selon laquelle si les institutions politiques modernes peuvent être considérées comme une laïcisation des valeurs chrétiennes, le lien n’est pas aussi automatique qu’il y paraît.
Après ce débat contradictoire riche en subtilités avec l’auteur du « Clash des Civilisations » Francis Fukuyama énumère quatre points de contradiction à sa vision optimiste de l’évolution de l’histoire qui lui paraissaient mériter réponse. Ces Points portent sur L’Islam, la Démocratie, l’Autonomie du politique, et enfin la Technologie.
Que tout se passe comme si l’islam n’était pas soluble dans la démocratie, un constat empirique de la situation politique du monde avant et après le 11 septembre le montre. Pour autant, affirme l’auteur, rien dans l’islam en tant que religion ne s’oppose aux valeurs de démocratie. La Chrétienté a servi de caution pour justifier l’esclavage des Noirs, sinon le génocide des Indiens ; maintenant, la même Chrétienté est vue comme étant à la base des valeurs de la démocratie moderne. D’une génération à l’autre, les doctrines religieuses sont instrumentalisées. Ceci est vrai pour l’islam comme pour la Chrétienté.
La seconde critique de taille à laquelle a fait face « La fin de l’Histoire » concerne la question de la démocratie à un niveau international. « Quand je parlais de démocratie libérale comme forme ultime de gouvernement, répond en substance Francis Fukuyama, je parlais de démocratie au niveau des Etats-nations. Je ne songeais pas à la possibilité de création d’une démocratie globale qui transcenderait en quelque sorte l’Etat-nation à travers le droit international. » Mettant en regard l’expérience respectable de l’Union Européenne, et les Etats-Unis, bien que ne cachant pas sa préférence à l’attachement souverainiste des uns par opposition au formalisme contractuel des autres, l’auteur considère que ces différences sont inscrites dans l’histoire. Aussi, d’une manière mesurée, se contente-t-il de substituer à l’euphorie d’un gouvernement démocratique mondial, l’idée plus modeste d’une gouvernance globale à travers la coordination de multiples institutions.
Le troisième point de critique de l’argumentation de Francis Fukuyama est très utile pour notre bonne gouverne, à nous autres Africains. En effet, il concerne ce que l’auteur appelle « l’autonomie du politique ». Dès lors qu’on accepte le lien entre développement économique et démocratie, le problème c’est de savoir si c’est l’œuf qui doit donner la poule ou l’inverse. Or maint pays du tiers-monde, que ce soit en Afrique, en Asie du sud, au Moyen-Orient ou en Amérique latine, éludent la question. « Le développement économique ne découle pas simplement de bonnes mesures économiques ; il faut un Etat viable garantissant la loi et l’ordre, le droit à la propriété, les règles communes, et la stabilité politique avant d’avoir des investissements, de la croissance, de l’économie, du commerce international, etc. Pouvoir tirer profit de la mondialisation, à l’instar de la Chine et de l’Inde exige avant tout l’existence d’un Etat compétent, capable de mettre en place les conditions d’exposition à l’économie mondiale. L’existence d’Etats compétents ne peut être tenue pour acquise dans les pays en voie de développement… »
Toutefois, la réponse à cette analyse est négative. Il n’y a pas de recette miracle pour assurer l’émergence de solides institutions politiques dans les pays pauvres, constate l’auteur. Ce qui est sûr en revanche dit-il, c’est que le développement, qu’il soit économique ou politique ne peut venir de l’extérieur ; c’est un processus qui doit être conduit par les acteurs locaux qui plus que quiconque, sont au fait de leurs propres habitudes et traditions et qui peuvent assumer la responsabilité d’un processus durable. « Les Etrangers peuvent seulement nous assister dans cet effort. Le développement économique est un processus qui à maints égards ne dépend pas du développement politique, bien que les deux interagissent d’une certaine manière. »
Plus que tout autre point, la problématique de la démocratie telle qu’abordée ici par Francis Fukuyama nous interpelle, nous autres Africains à maints égards. Il n’y a pas longtemps, un homme politique français affirmait que l’Afrique n’était pas prête pour la démocratie. Ce point de vue est aujourd’hui encore partagé par beaucoup de personnes dont certains Africains qui croient que l’idée démocratique est soit forcément le produit de la culture « occidentale » et est donc inadaptée à d’autres cultures, soit le résultat du développement économique et donc hors de portée des pays « pauvres ». Cette affirmation qui peut trouver son fondement dans le fait que la démocratie libérale résulte effectivement de l’histoire de pays actuellement industrialisés, élude totalement la lutte d’intellectuels et de corps sociaux pour plus de justice tout au long de l’histoire de ces pays.
L’idée de la démocratie devrait d’abord être appréhendée au regard de valeurs positives, à savoir : l’égalité de droit entre tous les citoyens, la recherche de la paix par la justice, le gouvernement comme émanation du peuple. Qui peut affirmer que ces valeurs positives soient l’apanage de certaines sociétés dites développées, alors que les autres devraient passer par des étapes de systèmes autocratiques ou de despotismes éclairés avant de pouvoir en bénéficier ? Cette manière de penser est en fait facilement adoptée par certains Africains effrayés par le changement ! Mais là aussi, comme le souligne Francis Fukuyama dans le cas du développement économique, on ne peut imposer ces valeurs positives à l’ensemble d’une société, de l’extérieur, pour son bien et malgré elle. Les changements démocratiques profonds seront le résultat d’interactions subtiles entre des forces agissant au sein des sociétés et d’autres forces externes.
D’un point de vue anthropologique, il va de soi que la sagesse n’est pas l’apanage du christianisme ; beaucoup de traditions spirituelles apparues dans d’autres sphères culturelles comportent leur part de sagesse. De ce point de vue, les valeurs positives qui fondent la démocratie libérale sont universelles car elles rencontrent une sagesse universelle qui veut que ce qui est acquis par la force soit vulnérable au temps et au renversement brutal des rapports de forces. La justice apparaît donc comme l’équilibre de moindre mal.
Cependant les formes institutionnelles de la démocratie libérale résultent certainement de cultures spécifiques. La transposition d’institutions démocratiques de pays européens dans nos pays peut donc poser quelques problèmes non négligeables. Ces institutions ont en effet leurs langages, leurs procédures, leur conception des relations sociales. Ceci explique que les formes et le fonctionnement des institutions démocratiques soient diverses d’un pays industrialisé à l’autre, entre par exemple les pays anglo-saxons et les pays latins. Certaines traditions démocratiques privilégient dans leur fonctionnement institutionnel l’approche contractuelle, la responsabilité individuelle et parfois une forte dose de solidarisation fiscale entre les individus comme c’est le cas par exemple de pays de l’Europe du Nord. D’autres pratiques démocratiques accordent une importance première à l’Etat – providence dans la fonction de redistribution comme c’est le cas par exemple en France.
Les Africains doivent trouver les formes institutionnelles les plus à même de contribuer à l’émancipation des individus et des sociétés. Car en la matière, notre expérience d’un peu moins d’un demi-siècle d’indépendance nous a appris que le mimétisme est à la fois un mauvais conseiller et un insidieux ressort de servilité qui fait de nous d’éternels assistés.
La nécessaire autonomie dans la conception et l’action politique requiert donc un changement de pensée radical. Pour nous autres démocrates africains, l’histoire est loin de toucher à sa fin mais le fin mot de l’histoire annonce le début du changement.
Cossi Bio Ossè.
Copyright, Blaise APLOGAN, 2008, © Bienvenu sur Babilown
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