Théâtre
Un Opéra africain, voici une initiative qui paraît d'entrée originale. Et elle l'est dans une certaine mesure. Les acteurs, et la troupe d'une part, mais aussi les musiciens ont montré la richesse de leur talent. Mais un opéra n'est pas que musique, danse ou jeu de scène, c'est aussi une histoire, un livret. Et c'est là que le bât blesse. Aussi bien la critique de la domination mâle dans les sociétés africaines, de la guerre et de ses atrocités est tout à fait pertinente ; sans compter la dénonciation du mirage de l'immigration qui est une fausse solution à un vrai problème, à savoir : "Quand est-ce que l'Afrique va se prendre en main?" Mais la brutalité de la charge accusatoire de Bintou Wéré a quelque chose de trop violent pour être sain. En effet, cette brutalité de la dénonciation d'un viol révèle la réalité d'une culpabilité incontournable. Bintou Wéré, Opéra du Sahel est bien une histoire de viol et d'immigration entre l'Europe et l'Afrique ; elle rend raison de la situation dramatique dans laquelle se trouve l'Afrique aujourd'hui, déchirée entre guerres, famines, coups d'Etat et génocides. Mais il semble qu'aussitôt le principe de cette culpabilité admis, qu'on en détourne la fonction vers des coupables dérisoires. Ce souci de détournement limite l'épaisseur symbolique de Bintou Wéré réduite à un simple doigt accusateur pointé sur l'Afrique. La technique de dénégation d'un viol avec la complicité du violé constitue une violence symbolique. Bien sûr, par certains côté l'histoire est poignante et montre le drame africain dans sa nudité ; mais il reste que le parti-pris idéologique qui consiste à dériver la culpabilité de fond de l'Europe dans le drame africain d'aujourd'hui est patent. En cela avant d'être un opéra, Bintou Wéré est une opération du Sahel au cachet bien français... |
Bintou Wéré est une histoire de viol et de rêve de migration entre l’Afrique et l’Europe, avec son pays phare, la France des Lumières et des Droits de l’Homme.
La protagoniste, Bintou Wéré, victime d’un viol multiple accuse moult hommes et plus spectaculairement le notable le plus influent du bourg auquel elle rabat son caquet autoritaire et ses airs furibonds. Comme elle attend un enfant d’on ne sait qui, la perspective d’immigrer en Europe met en scène le fantasme du droit du sol. Comme le père putatif aura le rêve sauf, tout le monde se veut père, s’avoue père, et tout ce beau monde jette par-dessus bord l’impair.
En dépit des réserves, conseils et oppositions des voix de la sagesse et de l’expérience, le rêve migratoire l’emporte sur la réalité. Alors la cohue s’ébranle sous la direction du passeur, homme énigmatique, d’entre tous les mondes, celui d’ici et celui des au-delà, perdu dans les poussières du désert, et les brumes de son esprit énigmatique. Les voyageurs font échelle de tout bois, et se hissent pas après pas au firmament du rêve en pleine marche. Mais la marche est épuisante et semée d’embûches, de drames fulgurants. Puis après des semaines et des mois de marche rythmés par la vie qui grandit dans le ventre de Bintou Wéré, voilà nos voyageurs épuisés au pied du mur de la raison. Le sale boulot de la garde européenne est confié à la guardia espagnole. Descendants des conquistadors, massacreurs dorés d’Indiens, on leur doit bien ce rôle ingrat qui, topologie oblige, ne sied pas aux gendarmes français. Bravant le danger, les yeux fous, nos voyageurs hissent le pavillon de leurs échelles dans le ciel du rêve. Après un corps à corps désespéré avec la mort, la vie naît dans les hauteurs où seule Bintou Wéré s’est juchée. Avec la vie, la raison renaît. L’enfant tombe dans l’escarcelle de la raison, la mère blessée dans sa chair et dans son âme s’éteint. Le peuple des migrants jette ses rêves aux orties et reprend la voie de la vie, le chemin de la réalité première, l’Afrique.
Evidemment, il ne s’agit pas d’une simple pièce de théâtre. Fidèle aux exigences du genre, l’œuvre met en jeu la dimension musicale et la dimension narrative du drame. Pour la dimension musicale, rien à dire, la chorégraphie, l’orchestration, la variété instrumentale étaient parfaites et le résultat, de ce point de vue est magnifique, envoûtant.
Pour ce qui est de la dimension narrative, il y a deux aspects à différencier : l’aspect du jeu des acteurs, la mise en scène, le côté scénique d’une part et de l’autre l’aspect purement narratif, rhétorique et idéologique de l’œuvre. Pour ce qui est du côté scénique, des costumes et des décors, du jeu des acteurs, de leur talent et de leur complet don de soi, c’est superbe ; et d’autant plus admirable que le facteur dépaysement devrait être pris en compte. Mais là où le bât blesse c’est du côté rhétorique et idéologique de l’histoire. Sous ses dehors iconoclastes, l’intention narratologique est parfaitement insidieuse et suborneuse. On commence par renverser les idoles africaines – respect des personnes âgées – au nom d’une bonne cause, le viol de l’héroïne. Il y a une brutalité dans les manières de Bintou Wéré que ne justifient pas seulement sa victimité, sa révolte légitime, ni sa terrible expérience d’enfant soldat ; une brutalité qui semble expressément faire écho aux clichés occidentaux sur la psychologie africaine où le raffinement, la nuance, la litote, l'ironie ou l'humour n’ont pas leur place.
Entre l’attitude de la prostration et cette manière cavalière de détruire au-delà de la personne de son assaillant le principe même du respect des personnes âgées, il y a une mesure qui n’est pas trouvée. Et ce défaut ne semble malheureusement pas fortuit. Il rappelle dans le domaine médiatique, au début où le sida était encore très mal vu et l’image des malades insupportable, la facilité déconcerte avec laquelle les média français montraient sans scrupule des patients africains sous toutes les coutures alors que les patients européens étaient tenus dans l'ombre de la pudeur.
A l’évidence, il y a une question de viol mais aussi de culpabilité ; la chose sourd, éclate, envahit les esprits et constitue à la fois la thématique centrale de l’histoire, le point de départ narratologique, et le fil d’Ariane qui court dans l’œuvre. Ce fil doit se refermer sur lui-même et former un cercle autour des protagonistes. C’est bien une histoire de viol entre l’Afrique et l’Europe. Bintou Wéré a raison de crier au viol. Car entre l’Afrique et l’Europe, entre le rêve et la réalité, il y a bien viol. Mais le vrai problème, la lâcheté idéologique consiste à distraire la galerie avec de vrais-faux violeurs là où le vrai incube reste tapi dans l’ombre et joue celui qui anime et oriente le doigt accusateur. A trop vouloir faire passer tous les hommes d’Afrique pour des violeurs, on sombre dans le délire manichéen mâtinée de bonne intention sociologique. Les bons sentiments féministes et les mièvreries sur l'importance vitale de la femme africaine ne parviennent pas à masquer la grossièreté scandaleuse de la duperie.
Cette grossièreté déteint sur le traitement du sujet, qui manque de finesse et tend à renforcer les lieux communs sur la naïveté dans l’art africain. L’épaisseur symbolique de Bintou Wéré est mince. Même dans la Bible, une affaire de viol peut s’incarner dans le mythe d’une naissance divine. Si pour la continuité narrative de l’intrigue, il était fécond que Bintou Wéré fût dans un état gravidique avec une paternité potentielle multiple, un peu d’imagination suffisait largement pour rehausser la dimension symbolique du personnage, et lui donner une certaine épaisseur. Au lieu de n’en faire qu’un index accusateur pointé sure l’Afrique. Sinon, à quoi ça sert que Bintou Wéré lie en un seul tenant le drame des enfants-soldats, du viol ou du mariage forcé, de la domination mâle, et de l’immigration ?
Supposons qu’à l’inverse une troupe française soit appelée à prendre en charge, un genre africain, mettons le hanyè béninois par exemple, et qu’il est question de composer à cet effet une chanson sur un thème propre à la société française. Croit-on que le héros d’une telle chanson sera un adolescent révolté qui accuse le maire, les députés et ses instituteurs de l’avoir violé ? Pour une première expérience interculturelle, il va de soi qu’une telle orientation serait un peu hard. Et pourtant la pédophilie est bien un fléau de la société française, très en phase avec les vices de la culture chrétienne. Il ne s’agit certes pas de se renvoyer à la figure les défauts de chaque société mais de s’insurger contre l’instrumentalisation qui est conçue des rapports entre l’Afrique et l’Occident.
Sous prétexte d’expérience interculturelle originale Bintou Wéré apparaît clairement comme une volonté d’exorciser le spectre d’une certaine culpabilité. Celle qui rend raison aujourd’hui de la situation de l’Afrique, notamment de l’Afrique francophone, déchirée par les guerres, affaiblie par les famines, hantée de génocides, quadrillée de dictateurs teigneux et secouées de coups d’Etat. Et comme cette culpabilité est grosse comme le nez au milieu de la figure, comme elle est indéniable, il s’agit d’en admettre le principe pour aussitôt et dans le même élan en détourner l’origine vers un coupable dérisoire, histoire d’occulter le vrai coupable. Dénégation d’un viol avec la complicité du violé : violence symbolique. On comprend tout l’investissement pédagogique d’une telle entreprise rondement menée non pas tant sur le dos de cette joyeuse troupe du Sahel qui y a prêté flanc mais comme toujours sur le dos de l’Afrique entière.
A propos de Sahel, la détermination sahélienne des manipulations françaises n’est pas à établir. Des tirailleurs sénégalais qui ont été les premiers chiens de garde de la percée coloniale française vers les côtes jusqu’à ces braves bêtes de scène du Théâtre de Châtelet, en passant par ces poètes et écrivains, pères fondateurs des mythes de la littérature francophone d’Afrique, toute cette cohorte de légionnaires est issue de la même zone géographico-culturelle du Sahel.
Au total, on ne voit pas en quoi, ce livret pourtant écrit par un auteur africain incarne avec intelligence le point de vue africain sur l’Afrique, ainsi que l’intérêt du continent. Bien sûr, il dépeint avec force le drame de la condition africaine d’aujourd’hui, sa solitude et sa misère. Et on ne saurait rester insensible à ce rendu qui par certains côtés est poignant. Mais force est de reconnaître que Bintou Wéré est instrumentalisée à des fins de dénégation symbolique. Car quoi, quel est cet Opéra du Sahel qui montre l’Afrique sous un jour brut, foncièrement aliéné ; un opéra qui, sous prétexte de dénoncer les tares et les violences sociopolitiques atroces dont souffre le continent, ne sert qu’à abstraire la culpabilité occidentale ? Quel est cet opéra qui sous prétexte de modérer les ardeurs migratoires de la jeunesse africaine retrouve les accents sarkoziens de la lutte française contre le criquet de l’immigration ? Non ce n’est pas un Opéra du Sahel, mais une Opération du Sahel, au cachet très français.
Binason Avèkes
Copyright, Blaise APLOGAN, 2007, © Bienvenu sur Babilown
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