Pourquoi Hubert Maga, contre toute attente, est-il devenu le 1er Président du Dahomey ?
.
Pour répondre à cette question, il convient d’abord de rappeler en quelques mots les réalités sociologiques et les mœurs politiques dont les lois ont été apparemment ignorées ou battues en brèche par cette élection. Ces réalités sont démographiques et économiques. Le Sud est plus peuplé que le Nord, à l’époque il abritait aussi les infrastructures socioéconomiques les plus importantes du pays. Quant aux mœurs politiques,
incontestablement elles étaient portées au régionalisme, au tribalisme et au culte de la personnalité. Le tribun, la tribu et la région avaient pour l’électeur valeur de discours programme sinon de programme politique ; tout le reste était secondaire. Dans ces conditions si l’identité régionale du sud avait un sens en vertu de l’histoire, en vertu du faciès culturel et linguistique commun, en vertu du même creuset symbolique incarné par le culte agissant du vodou, on devrait s’attendre à l’élection d’un homme du sud. On comprend dès lors pourquoi d’une certaine manière l’élection de Hubert Maga comme premier Président du Dahomey peut apparaître comme un événement qui prend de court le bon sens sociologique et moral de l’époque.
En fait pour comprendre ce qui s’est passé au Dahomey à cette époque, et qui d’une certaine manière continue d’agir dans la vie politique du Bénin actuel, il sied de relire attentivement la fable des voleurs d’Ane de la Fontaine :
Les voleurs et l'Ane
Pour un Ane enlevé deux Voleurs se battaient :
L'un voulait le garder ; l'autre le voulait vendre.
Tandis que coups de poing trottaient,
Et que nos champions songeaient à se défendre,
Arrive un troisième larron
Qui saisit maître Aliboron.
L'Ane, c'est quelquefois une pauvre province.
Les voleurs sont tel ou tel prince,
Comme le Transylvain, le Turc, et le Hongrois.
Au lieu de deux, j'en ai rencontré trois :
Il est assez de cette marchandise.
De nul d'eux n'est souvent la Province conquise :
Un quart Voleur survient, qui les accorde net
En se saisissant du Baudet
Dans cette fable, remplacez Transylvain, Turc, et Hongrois par Toffa, Glèlè et autre Ojeku(1), et vous réalisez le transfert du même drame de la division qui, hier exprimée sans complexe, aujourd’hui politiquement incorrecte, marque l’imaginaire de notre pays et détermine la vie politique nationale.
Sans qu’on sache si c’est une sorte d’atavisme historique qui pesait sur les consciences, ou s’il s’agit d’une façon pathétiquement tarée d’intérioriser le sens de l’histoire dont ces primo-lettrés estimaient avoir une conscience légitime, nos mousquetaires politiques du Sud, observaient passionnément le culte de la division. Thème paradigmatique dans la geste des descendants d’Adjahouto qui, depuis leur sortie initiale du ventre de Tado, n’ont cessé de se combattre de s’entredéchirer et de se mépriser. Au détour des années 50 à l’aube du retrait formel de la loi coloniale qui avait eu pour effet de geler ces haines tenaces, ses nouveaux porteurs de flambeau avaient nom : AHOMADEGBE, MIGAN-APITHY, ZINSOU, avec des seconds couteaux comme : APLOGAN DJIBODE ADANDE, PINTO, AHOUANMENOU, HAZOUME, POISSON, etc…En comparaison, dans le nord, en raison même du fonctionnement du système colonial, sur le plan politique, c’était presqu’un désert humain, deux ou trois noms seulement assuraient la représentation : Mama Arouna, Pedro Boni Salifou, et surtout Hubert Maga. Ces hommes, qu’ils soient du Nord ou du Sud, tous autant qu’ils étaient, en raison des responsabilités dont ils se savaient amenés à être investis, pour cause du retrait inéluctable de l’ancien maître colonial, piaffaient d’impatience, et fourbissaient leurs armes. En même temps qu’ils n’avaient pas d’autres modèles qu’eux-mêmes, leur jeunesse subissait de plein fouet la dimension fantasmatique de la relève politique du maître par son sujet, du dominant par le dominé, du Blanc par le Noir… Un phénomène pavlovien était à l’œuvre. Comme des chasseurs, nos hommes politiques attendaient avec impatience le moment légal d’entrer en scène. Mais la tenue de chasse exigée était le parti. Très vite ces partis furent crées les uns après les autres.
.
En 1946, juste avant les élections au Conseil général, les Comités électoraux se transforment en un parti politique qui prend le nom d’Union progressiste dahoméenne (UPD). Ironie du sort, et pour les besoins de la cause, l’UPD avait pour membres ceux-là même qui un peu plus tard n’auront de cesse de s’entredéchirer : MIGAN-APITHY, ZINSOU et MAGA entre autres. Très bien implantée, l’UPD obtient la majorité des sièges au Conseil général du Dahomey le 15 novembre 1946. Dans la foulée, il y eut aussi création du BPA (Bloc Populaire Africain), le parti de Justin AHOMADEGBE. Une série d’élections, tout au long de l’année 1947, permet la désignation par le Conseil général des représentants du Dahomey au Conseil de la République, au Grand conseil de l’AOF et à l’Assemblée de l’Union française. En janvier, Emile Poisson (BPA) pour le premier collège et Louis-Ignacio Pinto (UPD) pour le second collège sont élus conseillers de la République. Puis en septembre, c’est l’élection de Sourou Migan Apithy (UPD), de Justin Ahomadégbe (BPA), de Pierre Bartoli (UPD), d’Hubert Maga (UPD) et de Gaston Nègre (UPD) au Grand conseil de l’AOF. Enfin, en novembre, deux membres de l’UPD, Emile Derlin Zinsou et Paul Hazoumé, sont élus à l’Assemblée de l’Union française. Mais l’UPD, qui avait servi à mettre le pied à l’étrier à plus d’un, n’avait plus beaucoup de jours devant lui. Hubert Maga en réaction contre le refus des dirigeants de l’UPD d’honorer ses demandes politique en faveur du Nord, quitte ce parti en juin 1951 et fonde un parti au nom bien trempé de GEN (Groupement ethnique du Nord.) En septembre de la même année, Apithy fonde son propre parti, le Parti républicain du Dahomey (PRD), en vue des élections à l’Assemblée territoriale amenée à remplacer le Conseil général. La très large victoire du PRD et l’implantation réussie du GEND de Maga lors de ces élections le 30 mars 1952 met en péril l’existence de l’UPD.
.
Le 10 octobre 1953 lors de la désignation des représentants du territoire pour l’Assemblée de l’Union française, l'UPD moribond reçoit son coup de grâce. Une alliance UPD/BPA a été conclue entre Zinsou et Ahomadégbe afin de barrer la route au PRD qui pour lors s’était allié avec le Mouvement Démocratique du Dahomey (MDD), un nouveau parti créé par Hubert Maga pour succéder au GEND. La défaite de la paire Zinsou/Ahomadégbe (UPD/BPA) face au tandem Hazoumé/Deroux (PRD/MDD) met un point final à l’UPD et entame gravement le futur du BPA. D’autant que l’Union démocratique dahoméenne (UDD), le nouveau parti destiné à succéder à l’UPD et au BPA, se déchire six mois après sa création sur la question de l’affiliation au RDA, donnant naissance à une tendance pro-RDA menée par Justin Ahomadégbé et une tendance anti-RDA menée par Emile Derlin Zinsou et Alexandre Adandé.
Le 31 mars 1957, les élections à l’Assemblée territoriale donnent une large victoire au PRD qui obtient la majorité des sièges. L’UDD arrive en deuxième position, suivi du MDD. Mais ce dernier bénéficie du ralliement d’indépendants qui fait de ce parti l’incontestable deuxième force politique du Dahomey. Cela se confirme le 15 mai avec les élections des représentants du territoire au Grand conseil de l’AOF et l’échec des candidats UDD. Michel Ahouanmènou et Valentin Aplogan Djibodé sont élus pour le PRD, alors que Mama Arouna et Pedro Boni Salifou sont élus sur la liste « Entente Nord-Dahomey », qui regroupe le MDD et la mouvance Jeunesse et progrès.
Comme on le voit la division est à son zénith parmi les hommes du sud, proto-descendants de Tado, les vieilles querelles reprennent vie; les partis se créent et trépassent, les alliances sans lendemain se nouent. Pendant ce temps, sans complexe et s’auto-identifiant comme tels, les gens du Nord sous la houlette de Hubert Maga affichent leur unité. On en était là, lorsqu’un coup de pouce crucial et stratégique du colonisateur contribue à orienter l’issue des événements.
Le coup de pouce du colonisateur
Le 17 août, le MDD devient le Rassemblement démocratique dahoméen (RDD). Le but de ce changement étant de créer une force politique unique pour tout le nord du pays. La peur d’un sud plus peuplé et plus riche est le ciment d’un espace nord pourtant composé de territoires aux histoires et aux cultures très diverses. La personne d’Hubert Maga apparaît comme rassembleuse d’autant que, cas unique dans l’histoire dahoméenne, il est nommé à un poste ministériel le 18 novembre et devient le véritable pendant de Sourou Migan Apithy, élu le 27 mai vice-président du Conseil de gouvernement du Dahomey. Malgré une carrière élective moins importante que Sourou Migan Apithy et une influence plus réduite dans le cénacle politique franco-africain, Hubert Maga est parvenu à imposer son autorité sur trois niveaux : au niveau local, il apparaît comme le seul capable de constituer l’unité du Nord ; au niveau territorial, il comprend que le seul moyen d’accéder au pouvoir exécutif, dans le cadre d’un Dahomey indépendant est de devenir l’arbitre de la vie politique dahoméenne et enfin, au niveau national, Hubert Maga a imposé l’idée qu’il était l’un des dirigeants potentiels du Dahomey, à l’instar de Sourou Migan Apithy. Et il accède à un poste ministériel aux responsabilités symboliques, mais dont il tire un prestige décisif.
.
L’élection à la Présidence de la République du Dahomey entraîne la formation le 9 mars 1960 du Parti des nationalistes du Dahomey (PND) qui regroupe le PPD de Zinsou et le PRD d’Apithy. Mais soucieux de barrer la route au PND, l’UDD-RDA soutient la candidature d’Hubert Maga qui est élu premier président du Dahomey le 26 juillet 1960 et qui proclame l’indépendance du Dahomey le 1er août de cette même année en présence de Louis Jacquinot, représentant la France, qui devait être doublement fière d’avoir atteint son objectif.
Comme on le voit, la division et la personnalisation à outrance de la politique mais aussi la manipulation de ces travers par le colonisateur rendent raison pour une large part de l’élection d’Hubert Maga comme premier Président du Dahomey. En effet, les forces politiques du Dahomey étaient regroupées en trois grands groupes. Deux groupes représentaient le Sud, et un était du Nord. Mais alors que le Nord s’était uni derrière un seul homme, les deux ténors du Sud Apithy et Ahomadégbé qui se vouaient une haine tenace somme toute bien dahoméenne (au sens de la culture et de l’histoire dont ils se savaient héritiers) préféraient mourir que de voir l’autre adoubé. Cette division était bien comprise et à certains égards aidée par le colonisateur qui, tout calcul fait, ne souhaitait pas que l’indépendance coïncidât avec une perception restreinte d’une nation encore dans les limbes et qui avait le malheur de porter le nom de l’ancien royaume du Danhomè ; un royaume dont la puissance et le prestige continuaient de le hanter. C’est ainsi que Hubert Maga, en tant qu’originaire du Nord, c’est-à-dire d’une ère culturelle bien distincte de celle du Royaume du Danhomè à été amené à arbitrer la division de ceux qui, numériquement majoritaires, pouvaient naturellement s’en réclamer, et le cas échéant s’en prévaloir pour devenir Président du Dahomey.
Il est évident que les conséquences d’une telle culture de division génèrent de la frustration. Cette frustration a été le ferment de l’instabilité politique que connaîtra le Dahomey pendant les douze premières années de l’indépendance et qui ont culminé jusqu’au 26 octobre 1972. Mais même le choix porté sur la personne de Kérékou, ses allers-et-retours à la tête du pays et les élections qui ont suivi jusqu’à nos jours consacreront le rôle providentiel et subtil de l’homme politique du Nord comme l’arbitre idéal de l’incapacité viscérale des gens du Sud à s’unir. Pour le Bénin et son unité ce rôle peut être considéré comme un facteur de paix et de progrès national. Mais comme c’est souvent le cas en Afrique où les velléités d’union à grande échelle, cachent mal l’incapacité de s’unir à une échelle réduite, la plus grande partie des Béninois, c’est-à-dire ceux du Sud, se voit ainsi privée de l’occasion pratique d’une réconciliation en profondeur avec elle-même, sans cesse renvoyée aux calendes grecques…
(1), Ojeku Roi de Kétou fait prisonnier et décapité par l’armée de Glèlè.
.
Binason Avèkes
Copyright, Blaise APLOGAN, 2007, © Bienvenu sur Babilown
Commentaires
Vous pouvez suivre cette conversation en vous abonnant au flux des commentaires de cette note.