Par A. O. SCOTT
Traduit par Binason Avèkes
Ousmane Sembène reconnu par tous comme le Père du cinéma africain avait presque 40 ans quand il commença dans la carrière de cinéaste. (Il est mort à 84 ans ce week-end à son domicile de Dakar.) En 1960, l’année où le Sénégal, son pays natal, accéda à l’indépendance de la France, il était déjà un romancier d’une certaine réputation dans la sphère francophone africaine.
Il joua aussi un rôle significatif dans les débats politiques et esthétiques qui ont rassemblé des forces au moment où le mouvement de décolonisation connut après guerre son accélération. Il adopta une ligne pro-indépendance radicale à l’opposé de ce qu’il considéra comme des tendances assimilationnistes chez ses confrères en Négritude comme Aimé Césaire et Léopold Senghor
Senghor, un poète et intellectuel (le premier africain élu à l’Académie Française), allait devenir le premier Président du Sénégal. (Il mourut en 2001.) Mr. Sembène, dans son rôle de cinéaste africain de premier plan restera longtemps une épine dans le pied de Senghor par sa critique sans concession des régimes africains issus des indépendances, comme il l’a fait du système colonial français en son temps.
En 2004, dans une interview accordée à l’Humanité, journal du Parti Communiste Français, (auquel Mr Sembène Ousmane adhéra en tant que docker dans les années 1940), il affirmait qu’en un peu plus de 40 ans d’indépendance du Sénégal on avait tué plus d’Africains qu’il en est mort depuis le début de la traite des esclaves ».”
Dans les films comme “Ceddo” et “Xala” il pointa un doigt accusateur et non moins satyrique aux échecs et excès des gouvernements africains modernes, celui de Senghor en particulier, et sa critique inlassable fait de lui une figure controversée..
Néanmoins, il est difficile de sous-estimer son importance et son influence sur le cinéma africain et aussi, plus généralement, sur la perception de soi culturelle et intellectuelle des Africains. Mr. Sembène était à plus d’un titre, non seulement l’antithèse esthétique et politique de Senghor, mais les biographies des deux hommes et leurs tempéraments étaient diamétralement opposés.
Senghor, qui a reçu une éducation élitiste en France métropolitaine croyait, au moins dans les années 1950, que les Africains, dans les territoires sous domination française pouvaient se faire leur chemin et leur identité dans le cosmos élargi de la langue et de la civilisation française.
Sembène Ousmane dont les études ne dépassèrent pas le niveau du certificat, reçut l’essentiel de sa formation non pas dans quelque École Pratique des Hautes Études de Paris, mais plutôt sur les docks de Marseille et dans les mouvements syndicaux radicaux. A l’instar de Sékou Touré et de Frantz Fanon, il s’allie à l’aile radicale du mouvement anticolonialiste, et partage avec eux la conviction que les Africains ne pourront connaître la vraie libération que du jour où ils auront substitué aux modèles européens des modèles endogènes d’insertion dans la modernité.
La particularité de Sembène était qu’il commença par contester le modèle incarné par la figure dominante de Senghor,” analyse Manthia Diawara, professeur en Etudes Africaines à New York University qui grandit au Mali dans les années 1960. “Il donna priorité aux langues africaines sur le français Il annonça très tôt que l’indépendance était un échec. Il célébra l’égalité entre l’Europe et l’Afrique. Et c’était encourageant pour nous de voir qu’un autodidacte, un homme qui ne sortait pas du moule français pouvait écrire ces livres.”
Les livres cédèrent très vite la place aux films. “De retour à Dakar, je fis un tour de l’Afrique “ déclarait Sembène à L’Humanité, dans une réflexion sur son retour au pays en 1960 après près de vingt ans de séjour en France. “Je voulais connaître mon propre continent. J’allai un peu partout, pour connaître les gens, les tribus, et les cultures. J’avais 40 ans et rêvais de faire des films. Je voulais donner une autre image de l’Afrique. Comme nos cultures sont à l’origine orales, je voulais peindre la réalité à travers les rituels, les danses et les réalisations.”
Ainsi, Sembène développa un style cinématographique qui était populiste, didactique, et parfois propagandiste, et pour la première fois moderne dans ses techniques et au moins en principe accessible à chacun. Il met en scène fréquemment des acteurs non-professionnels et écrit ses dialogues dans différentes langues africaines.
“ La publication d’un livre en français n’atteindrait qu’une minorité,”dit-il. A l’opposé, il envisage un cinéma à la portée du commun et qui permette de discuter avec les gens.
Les discussions ont lieu aussi bien dans ses films qu’à leur sujet. Dans “Moolaadé” (2004), un de ses derniers films, un groupe de femmes s’élève contre la pratique traditionnelle de l’excision, défiant l’autorité des anciens du village comme celle de la maîtresse de céans. La structure du film est duale (étant donné les antécédents marxistes de Sembène, on pourrait parler de structure dialectique), permettant ainsi aux défenseurs comme aux opposants de la tradition d’avoir leur mot avant que la justice et la lumière ne se fassent.
Comme tous les films de Sembène — Il en réalisa 10 en tout — “Moolaadé” est enraciné dans la vie quotidienne africaine. Même si pour un spectateur non-Africain, il s’en dégage rarement un parfum d’exotisme ou d’étrangeté. En tant qu’artiste, Sembène était à la fois un populiste et un universaliste.
“Il nous a montré le chemin qui mène hors du tribalisme,” observe Monsieur Diawara, un spécialiste du cinéma africain (et co-directeur d’un documentaire sur Sembène paru en 1994) dans une récente interview téléphonique. “Les films de Sembène sont traduisibles. Ils ne seront pas de grands films à succès, mais on peut en montrer en Chine, en France, en Afrique, aux Etats-unis, et les gens sauront de quoi il retourne"
De ce point de vue, Sembène était profondément un artiste africain, qui a acquis une stature mondiale, en se concentrant sur des sujets locaux. Il aurait pu trouver une plus large audience dans les festivals internationaux en dehors de l’Afrique. Mais cela relèverait plus des conditions de distribution que de la qualité de ses oeuvres elles-mêmes, qui sont vivantes, drôles, avisées et vraies.
Mr. Diawara se souvient d’une histoire que Sembène aime raconter au sujet de ses voyages à travers l’Afrique dans les années 60. Mr. Sembene avait fini de faire montrer son film “le Mandat” dans une petite ville du Cameroun quand il fut approché par un policier du crû, dont l’attention le mit un peu sur ses gardes.
“Où avez-vous trouvé cette histoire ?” demanda le policier. Mr. Sembène répondit que la chronique des effets chaotiques et de la corruption de l’argent provenant de France sur une famille sénégalaise était de son invention. “Mais, j’ai vécu la même histoire !” s’exclama le policier.
Par A. O. SCOTT
Traduit par Binason Avèkes
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