Eloge du conflit
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Depuis Marx et Engels au moins, on sait que le conflit est moteur de l’histoire. Cette idée hégélienne que Karl Marx aurait selon ses propres termes remise sur les pieds est pourtant vieille comme le monde. Ses vibrants échos remontent à 2500 ans avec Héraclite. L’idée est présente de façon embryonnaire dans certaines religions orientales avec en Chine le concept du yin et du yang ou encore le bouddhisme ; en Inde les trois phases de la religion hindoue – la création (Brahmâ) le maintien de l’ordre (Vishnu), et la destruction ( Shiva) en constituent le germe. Avec Hegel, elle prend la forme ternaire : thèse/antithèse/synthèse. Marx dans son nouveau matérialisme qualifié à son corps défendant d’« historique » reste fidèle à une dynamique ternaire qui va de l’asservissement à la société sans classe en passant par la Révolution et la lutte des classes. Mais, comme le montre l’expérience, l’appropriation de ces idées dans la pratique n’a pas été à la hauteur des espoirs soulevés par la théorie. De nos jours, de manière consensuelle, la démocratie s’est substituée à l’idéal révolutionnaire, comme la réalité au rêve. Mais la démocratie ne s’oppose pas à la dialectique. Dans la sphère politique, la dialectique a son usage et son utilité : le fonctionnement démocratique normal constitue le cadre institutionnel de son expression. C’était le cas avec les Grecs avant Marx et Engels, cela le demeure après que les totalitarismes eurent fait la preuve de leur échec.
La démocratie n’est pas le plus idéal des systèmes, pour autant qu’un tel système existât ; elle a aussi ses défauts et ses dérives. Toutefois au regard de l’histoire, même les plus sceptiques la considèrent comme le moins mauvais des systèmes politiques. Elle tient sans doute sa faveur de la nature humaine elle-même. Le philosophe allemand Fichte a dit qu’on n’a pas le droit de présupposer la bonté et la perfection de l’homme. Un regard réaliste sur l’être humain amène à se demander comment l’humanité a progressé jusqu’à nous dans la permanence de ses œuvres. Au-delà de tout pessimisme sur la marche de l’histoire, pourquoi avons-nous le sentiment que l’humanité a un sens et qu’à travers ses œuvres nous héritons d’un monde construit ? La réponse est simple : tout ce qui se dévoile et se donne comme œuvre positive sous le regard du monde est le résultat d’un conflit. Sans conflit, il n’y a pas d’œuvre, au sens que Hannah Arendt [1]donne à ce mot.
Cette nécessité est valable dans des domaines variés. La nature elle-même semble aller par paires. Au niveau subatomique, nous avons les forces « faibles » et les forces « puissantes » ; l’attraction et la répulsion ; le nord et le sud dans le magnétisme ; le positif et le négatif en électricité ; la matière et l’antimatière ; le mâle et la femelle en biologie ; bref des principes contradictoires qui selon le mot de Héraclite « se mettent d’accord en différant comme les tensions opposées des cordes et de l’archet d’un instrument de musique »
La démocratie suppose l’accord conflictuel de parties différant dans leur vision du monde, leur approche de la réalité sociale, leurs projets, leurs tensions et leurs intentions politiques. Dans sa dynamique institutionnelle, ce conflit accordé est organisé en rapports conflictuels entre deux groupes de forces politiques non nécessairement homogènes mais se trouvant chacun du même côté du pouvoir : c’est le rapport majorité/opposition. Dans leur jeu conflictuel, majorité et opposition contribuent à instaurer un climat de paix politique, condition sine qua non du progrès économique, social et humain. Seuls les régimes totalitaires s’opposent à l’émergence de ce type de rapport, auquel ils substituent volontiers la répression tyrannique et l’autocratisme monolithique, source de stagnation sinon de régression sociale, économique et humaine.
Si l’on accorde à Marx que le principe du conflit ressortit de la dimension historique de la dialectique, le bien, la permanence des œuvres humaines est l’expression de sa forme éthique. Donc à la dialectique historique, correspond un matérialisme éthique de type dialectique qui est sa dimension intrinsèque dans son rapport au concret, à ce qu’il y a de bien dans l’homme.
En effet, si le mal seul s’installe et prend en charge les œuvres humaines on imagine mal qu’il puisse générer le bien. A l’inverse, la thèse de F.W. Foerster – thèse au demeurant combattue par Max Weber[2] – selon laquelle le bien ne peut générer que le bien et le mal que le mal ne trouve pas une ferme confirmation dans l’histoire. Seule la lutte entre le bien et le mal supposés, l’opposition entre les parties du tout peut générer une œuvre humaine digne de ce nom. En épistémologie, cette exigence n’est pas sans rappeler la fameuse théorie de la falsification chère à Karl Popper[3] selon laquelle une théorie valable est une théorie qui peut être falsifiée, c’est-à-dire logiquement infirmée.
En démocratie, elle est au principe de la culture du débat et de l’échange d’idée. Une démocratie sans société civile indépendante, sans opposition responsable, et sans acteurs intellectuels libres et honnêtes, à même de faire entendre un autre son de cloche que celui du pouvoir décliné sur tous les tons, de s’opposer ou d’agiter les idées dans un espace d’échange vivant est une démocratie sans vigueur et sans rigueur, une démocratie en trompe l’œil, vouée à l’extinction.
Au Bénin, une telle culture est sujette à caution. L’idée d’une Société Civile indépendante, d’une opposition politique responsable et d’une activité intellectuelle non mercenaire, libre et honnête a du plomb dans l’aile. Elle est coincée entre le mépris et la réprobation des jouisseurs du système sociopolitique d’une part et d’autre part les compromissions abjectes sur fond d’une conspiration du silence qui confine au cynisme. Tout cela génère et entretient un climat de médiocrité sans espoir et sans rêve de progrès.
Sous le régime précédent, dans le domaine de l’information, le foisonnement de la presse et la liberté d’expression étaient si grands qu’en définitive, ils contribuaient – effets sciemment recherché par les jouisseurs du système – à rendre inaudibles les voix les plus essentielles ou les plus pertinentes. Manière subtile de noyer le poisson de la liberté dans un océan de bruit.
Sous le nouveau régime, sans crier gare, un grand coup de barre a été donné dans le sens inverse. Une logique rampante de verrouillage permet de filtrer les voix pour ne laisser audibles que celles mercenaires et dévouées à la cause du pouvoir. Au nom du changement, un sectarisme pour le moins pernicieux étouffe l’espace fragile des échanges d’idées ; et impose l’ordre d’une vérité unique parce que fondée dans la noblesse supposée de sa cause. Les gens abhorrent le débat et s’insurgent contre ceux qui le proposent parce qu’ils ne souhaitent surtout discuter de rien dans la mesure où ils sont dans le vrai. Pour ces chevaliers naturels du bien, animés d’une volonté sans nulle autre pareille pour sauver in extremis la nation engluée dans le malheur jusqu’au cou, l’heure n’est pas à la critique, mais au suivisme béat, jusqu’au moment ou on ouvrira les yeux pour se retrouver tous au fond de l’abîme du non-retour; et toute critique est synonyme de collusion avec les forces éternelles du mal. Dévouement louable mais dont on peine à savoir pourquoi ces chevaliers autoproclamés du bien en auraient seuls l’apanage, à l’exclusion de ceux qui ne pensent pas comme eux. En effet, leur slogan discriminatoire est : « Tous ceux qui ne sont pas en accord avec nous sont les ennemis du pays. » Seuls eux se considèrent comme les dignes fils du pays, honnêtes, braves, volontaires et savants en face de gens qui, « ne voient pas plus loin que le bout de leur nez ». Après tout ne sont-ils pas adeptes d’un Président-Docteur ? Ne comptent-ils pas parmi eux des gens aussi instruits que des « Docteurs en transport » et autre titres superbement érudits du même tonneau ? Ah, il ne faut pas rire, la chose est sérieuse ! Car elle fait pousser des ailes à cette venimeuse engeance d’esprits concaves et lui donne le sentiment illusoire de disposer de la science infuse. Manichéisme délirant.
Entre autres choses, cette illusion et ce manichéisme délirant sont au principe de d’une conspiration qui, faisant flèche de tout bois, se prépare dans l’ombre et à la lumière du jour pour mettre hors jeu l’opposition démocratique ou la réduire à la portion congrue. Car à les en croire, la classe politique serait divisée en deux parties étanches : les anciens voleurs, fossoyeurs de la nation et paresseux à droite et à gauche les nouveaux, propres sous tous rapports, travailleurs et sauveurs assurés de la nation. Manichéisme superficiel ou peut-être pas aussi superficiel qu’il y paraît, dans la mesure où tel un cheval de Troie, il cacherait bien des arrière-pensées prédatrices conformes à l’esprit téléologique du Béninois qui ne fait jamais rien sans rien.
Le conflit tel qu’il est envisagé ici, n’est pas le manichéisme. Car le manichéisme est une dualité en trompe l’œil. Il n’est pas tout de créer une dualité, encore faudrait-il lui laisser sa raison d’être. Si la dualité n’a qu’un seul terme, non seulement elle est fictive, mais elle risque de dériver vers le sectarisme et le totalitarisme.
Dans l’espace médiatique du Bénin, ce sectarisme n’a rien fait pour jeter les bases d’une culture de l’agora qui manque cruellement à notre société. Comment encourager l’émergence d’une agora qui rendrait visible la violence d’un sectarisme intériorisé par tous ? Comment exposer à la lumière crue l’accaparement par quelques-uns des moyens et des canaux d’information de tous ? Il n’est que de voir l’usage fait par le pouvoir des organes publiques d’information qui de par leur fonctionnement sont plus proches d’une « Voix du Pouvoir » que de la « Voix du Peuple », dans sa diversité sociale, politique, et économique, pour se rendre à l’évidence des motivations de ce refus. En matière de liberté d’expression, comme en toute chose, il y a l’esprit et la lettre. Si dans la lettre le pays jouit d’une incontestable liberté d’expression et de presse, force est de constater que dans les actes posés par le gouvernement – nomination à la tête des sociétés de diffusion ; mainmise déguisée sur certains organes, tension entre les acteurs de la presse et le pouvoir – ne plaident pas en faveur d’un esprit démocratique absolu.
Ce décalage entre la lettre et l’esprit de la liberté d’expression est encore plus manifeste dans les nouveaux médias sans doute parce que, dans l’esprit des tenants du pouvoir, ces médias sont perçus comme les plus efficaces et les plus tournés vers un extérieur dont la caution est fort prisée. Il s’agit-là d’une situation d’école de la propagande[4]. Imbu de la sainteté de sa mission de salut national, le pouvoir actuel semble avoir jeté son dévolu sur la méthode surannée de la propagande – baptisée par euphémisme de Promotion du Changement. Une promotion dont le fonctionnement ambigu se perd quelques parts entre les eaux tièdes de la communication gouvernementale et celles plus troubles du militantisme partisan, et ce au frais de l’Etat.
De ce fait, on a renoncé à l’intelligence et l’ouverture d’esprit du Béninois. Avant le changement, un embryon d’échange interactif entre Béninois s’esquissait dans un espace civilisé et non-hiérarchisé. Cet embryon était susceptible de développer la culture du lien social et faire un tant soi peu régresser l’individualisme méthodique socialement négatif du Béninois. Malheureusement, cette effervescence embryonnaire a disparu comme par enchantement du jour au lendemain, balayée par le vent mauvais des enjeux électoraux et post-électoraux. Les tenants du nouveau pouvoir, très sourcilleux à l’égard de leur image, ne sont pas étrangers à cette reprise en main déguisée sur fond d’appât financier et de contrats exclusifs. Un rapide coup d’œil sur le paysage béninois de l’information en ligne montre d’une part que les Béninois, fidèles à leur penchant individualiste, méprisent la convivialité communautariste des échanges d’idées et préfèrent un usage intimiste de l’échange d’information ; d’autre part tandis que l’interactivité ne fait plus recette comme naguère, la dynamique et l’ordre de l’information – exclusivement politique au détriment des autres rubriques – suit un mode hiérarchique rigide, avec des balises et des sentinelles. Avec les mêmes discours orthodoxes et les mêmes ronrons à dormir debout, les mêmes intervenants sévissent à guichet fermé, comme sur un théâtre en période de guerre où les vrais acteurs, partis au front, auraient laissé derrière eux une troupe sans talent, mandatée pour y donner un spectacle de consolation aux veuves, aux enfants et aux invalides.
Bref, il est nécessaire de prendre conscience de ces dérives en germe, et de les corriger au plus tôt. Un espace politique sans conflit est antinomique de l’esprit démocratique. Si comme l’a dit Fitche, on n’a pas le droit de présupposer la bonté et la perfection de l’homme, cette interdiction est encore plus vraie de l’homme politique. Elle est la raison d’être de la démocratie par opposition au despotisme le plus éclairé. La volonté ne saurait être érigée en droit de quelques-uns contre tous, aussi bonne soit-elle. Auquel cas, on basculerait dans une sorte d’aristocratie de la bonne conscience. Les bonnes œuvres humaines – et la démocratie en est – sont le fruit de la diversité, de l’ouverture aux autres, de l’échange et du conflit. Le bon fonctionnement démocratique dans un espace sociopolitique sain doit encourager le débat d’idées et les échanges fructueux indispensables à la paix sociale et le progrès économique et humain. Moteur de l’histoire, le conflit est source du bien ; en cela il est doté d’une valeur éthique qu’il convient à tous de respecter dans l’intérêt supérieur du peuple.
Binason Avèkes
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Copyright, Blaise APLOGAN, 2007
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