Lettre à Pancrace
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J’ai souvent décrié l’individualisme du Béninois. Tu me demandes ce que je veux dire par là. Tu n’es pas le premier à me poser la question. Plus d’un lecteur me demande ce que j'entends par ce mot. Et j’essaye de m’expliquer. En fait, il ne s’agit pas de l’individualisme organique occidental qui fait de l’individu quelque chose comme une cellule d’un corps social. Cet individualisme morphologique a ses avantages et ses défauts. Il est du reste indexé sur une rationalité que le monde moderne à des degrés divers partage. Non, cher ami, ce n’est pas ce type d’individualisme qui caractérise la mentalité béninoise, même si nombre de Béninois, pour se rassurer, croient que c’est la même chose.
Pour éclairer ta lanterne je vais illustrer mon idée par l’attitude collective des Asiatiques. Mon cher Pancrace, tu sais que les Chinois sont un peu partout dans le monde, ce sont de vieux migrateurs. Avant qu’un Chinois ne quitte son pays pour aller s’installer à l’étranger, non seulement il s’appuie sur un membre de sa famille, un ami ou une relation déjà expatrié, mais il s’attend évidemment à se retrouver dans une communauté chinoise dont dépendra sa vie, et dont il recherche l’appui et la protection. En dehors de cette communauté, comme le poisson hors de l’eau, la vie du Chinois n’a pas de sens. Et il ne peut abandonner la proie de l’harmonie d’origine pour l’ombre d’une vie extérieure où la possibilité de s’insérer dans une communauté n’est pas garantie. C’est ce désir de communauté, cette exigence de communauté pour la vie qui est le contraire de l’individualisme dont je parle. Désir que le Béninois n’éprouve pas.
Autre exemple asiatique : la culture du bain au Japon. Les Japonais, on le sait, ont érigé des pratiques banales sous d’autres cieux au niveau d’un art : la cérémonie du thé, le sumo, les arts martiaux, etc. La culture du bain est prisée au Japon. Il y a ce qu’on appelle les Onsen qui sont des établissements publics où l’on prend son bain. La chose est très développée dans tout le pays mais surtout dans les régions montagneuses où les eaux thermales sont exploitées. Dans le Onsen, le bain se déroule en deux phases. D’abord, assis sur un petit tabouret, complètement nu, on prend sa douche avec éponge et savon. Puis une fois bien propre on rejoint l’endroit des bassins, sorte de grandes baignoires communes ; et on entre dans le bassin de son choix, en fonction des critères de température et de qualité phytosanitaire de l’eau. Des gens qui ne se connaissaient pas se baignent nus dans la même baignoire, dans une harmonieuse convivialité. Le grand écrivain japonais Soseki dont je t’ai parlé à maintes reprises, et dont je te recommande à nouveau frais la lecture, était très fasciné par le Onsen ; rares sont ses oeuvres dont quelque personnage ne se retrouve à un moment donné où à un autre dans de tels lieux. Ses réflexions sur les Onsen prennent parfois une dimension poétique et métaphysique fascinante. Mais le rituel du bain n’est pas seulement confiné dans les Onsen. Dans les familles et les maisons, il a également lieu. Les Japonais prennent leur bain le soir avant de se coucher. La salle d’eau est assez grande dans les villes de province. Elle est calquée sur le modèle des Onsen. Pour être exact, disons plutôt que c’est le Onsen qui est calqué sur le modèle de la salle d’eau familiale. On s’y baigne de la même façon, mais compte tenu de son exiguïté, tour à tour dans le même bain. Le père de famille en premier, et les autres membres après selon un ordre qui n’est pas forcément hiérarchique, dans la mesure où les tout petits passent d’abord.
Bref, voilà mon cher Pancrace comment les Japonais ont érigé le bain au niveau d’un art. Ce bain commun, cette recherche, ce désir du bain commun, c’est l’équivalent du désir de communauté de base de l’immigrant chinois. En Afrique, il existe plus ou moins dans certaines nations. Mais au Bénin, il fait défaut. Ce manque, cher ami, traduit l’individualisme béninois dont je parle.
Dès lors que dire du formidable engouement de nos compatriotes pour la politique ? Tu m’objectes que cet engouement indéniable est incompatible avec l’individualisme, d’autant plus que la politique met en jeu la vie de la cité et la gestion du bien commun. Mon cher Pancrace, ta question est très pertinente. En apparence, la chose paraît paradoxale. Moi-même, je me suis souvent posé la question, remarque. Et l’un des éléments de réponse que j’ai trouvé est que si le Béninois s’intéresse à la politique, c’est qu’il pense en retirer un gain en termes de richesse, postes juteux, femmes, pouvoir, notoriété, honneur, etc. Capital économique, capital social, capital hédonique, comme dirait Bourdieu.
Tu me diras, cher ami, que la recherche de l’intérêt en toute chose n’est pas un travers typiquement béninois. A première vue, tu as raison. Mais un défaut ou un travers partagé par un grand nombre ou qui fait partie de la nature humaine peut avoir un aspect spécifique dans certaines sociétés. En l’occurrence, le pendant de l’esprit individualiste du Béninois est qu’il ne fait rien sans rien. Autrement dit, tout ce qu’il fait est orienté vers une fin positive. S’il va à l’école c’est pour avoir des diplômes ; s’il lit un livre c’est pour en retirer quelque chose de précis. Il ne lit pas un livre pour lui-même, ou pour le plaisir, il n’entend pas aller dans une école où il n’aura pas de diplôme. Le Béninois n’a pas la culture de la promenade par exemple ; quand il sort de chez lui, c’est pour aller quelque part. Je peux multiplier à l’infini les exemples de cette téléologie positiviste intériorisée, qui fait partie intégrante de notre éthos. C’est à ce prix que nous sommes devenus le Quartier latin de l’Afrique…
Donc mon cher Pancrace, selon moi, si les Béninois s’intéressent à la politique, forment des partis, vont aux élections ; c’est-à-dire s’ils font des choses qui impliquent un fonctionnement collectif, et sont orientées vers le service de la communauté, c’est qu’ils en attendent un intérêt concret : argent, gloire, luxe et volupté... Et ce en dépit de leur sainte profession de foi altruiste, nationaliste, patriotique et tutti quanti. En effet si on enlevait de la politique tout espoir d’intérêt concret et on la réduisait à un pur sacerdoce d'inspiration altruiste le nombre de gens qui continueraient à s’y intéresser serait réduit à moins de 15% ; et si en plus pour en faire, on exigeait des candidats à la profession politique qu'ils payassent de leur personne et de leur poche, eh bien à mon avis, moins de 2% d’entre eux lèveraient leur petit doigt ! Ces proportions ne sont basées sur aucune étude rigoureuse, mais sur le bon sens, le flair et l’observation.
La politique étant depuis les Grecs considérée comme une œuvre, permets-moi, cher ami, de faire une comparaison avec l’art d’écrire les livres, oeuvre de pensée par excellence. En général moins de 5% des auteurs de livres toutes catégories confondues vivent de leur travail. Cela veut dire que si on enlevait toute possibilité de gagner de l’argent en écrivant un livre la proportion d’auteurs qui continueraient d’écrire des livres serait quand même de 95 % ; et si en plus l’auteur devait payer de sa propre poche pour se faire publier ce nombre avoisinerait les 40% !
Cela s’appelle le compte d’auteur. Maints auteurs débutants suivent cette voie d’entrée dans le métier. Ils payent leur passion de leur personne et de leur poche. Marcel Proust, l’auteur de la Recherche du Temps perdu dont l’œuvre te fascine tant a publié ses premiers livres à compte d’auteur. C’est dire qu’il n’y a rien de honteux à cela : tout passionné doit pouvoir payer le prix de ce qu’il aime, c’est à cette condition qu’il finit pas goûter au fruit de sa passion…
Alors, me tournant vers le monde des acteurs qui se bousculent au portillon de la politique, tous ces hommes et femmes qui tels des mouches envahissent la calebasse nationale du vin politique, je voudrais poser cette question polémique : Mesdames, Messieurs, combien d’entre vous seriez d’accord pour faire la politique à compte d’auteur ?
Inutile d'attendre la réponse cher ami, elle tombe sous le sens.
Très cordialement,
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Binason Avèkes
Copyright, Blaise APLOGAN, 2007
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