La Fraction du détournement expliquée à ma fille
Prof de maths dans la vie réelle, je me trouve confronté à la redoutable question posée par Nelly, ma fille de 8 ans. Pointant du doigt la fraction 50/99 sur un cahier, elle m'interpelle à bon droit. "Papa, dit-elle, qu'est-ce ça veut dire, ça ?"
Ah, bonne question ! Qu'est-ce qu'un nombre pareil peut bien vouloir dire à une fillette de 8 ans ?... Je suis pris de court. Ce n'était pas un "nombre sourd", comme le disaient les anciens, certes ! Faut-il prendre l'éternel exemple des parts de gâteau ? Il faudrait alors imaginer 99 parts, donc autant d'enfants, ce qui sort des proportions d'une famille, même polygame, pain béni des Sarkozy et autre le Pen ; voire d'une classe, fût-elle en pleine brousse, une de celles dont, par sincérité ou calcul préélectoral, le gouvernement du changement a décidé à la va-vite de la gratuité de la fréquentation. Du reste, la tâche aurait été plus simple si 50 et 99 s'étaient entendus pour avoir un diviseur commun. Cela m'aurait enlevé une belle épine du pied. L'explication en terme de gâteau serait ramenée à de plus familières proportions. Or, donc voilà que la petite Nelly pose sur son Papa omniscient un regard d'impatience outrée. Que faire, que dire ? Ne sachant quoi répondre, je suis obligé d'opérer ce qu'il faut bien appeler une fuite en avant. Au lieu de rechercher de petits nombres "irréels", je préférai la sécurité mathématique de la loi des grands nombres. Cette fuite en avant me fit dilater les deux nombres rivaux. Pourquoi faire plus petit quand on peut faire plus gros ? Au lieu de 50/99, je considérai la fraction d'égale valeur 500/990 et soudain, miracle, l'explication correspondant à cette forme dilatée du même nombre me vint à l'esprit ! Mon récit prit alors les airs d'un petit conte politique.
"Autrefois, Nelly vois-tu, aux environs de 1928, année où Béhanzin allait définitivement regagner le sol natal, après avoir été malmené en exil par les Français, chantres paradoxaux des droits de l'homme, un billet de 1000 F était une somme considérable. C'était la période coloniale. Même après cette période où tout n'était pas noir, un billet de 1000 F avait de la valeur. Alors, imagine donc que 1000 personnes d'un même village doivent se partager une somme de 1000 F qui est leur bien commun. Et supposons que parmi ces 1000 bénéficiaires, 10 personnes aient la charge de distribuer l'argent à tous : parce que les circonstances les ont fait se trouver dans la situation honorable de gérer le bien commun. Supposons, dis-je ma chère Nelly, que malhonnêtes, égoïstes, véreux et injustes, ces dix personnes décident de s'arroger la moitié de la somme, soit 500 F, et laissent les 990 autres membres de leur tribu se débrouiller avec les 500 F restants. Si ceux-ci doivent accepter ce partage léonin et ne pas en répercuter à l'infini le principe injuste, il va de soi qu'ils partageront équitablement ce qui leur est laissé par les 10 voleurs de biens communs. Ces hommes et femmes spoliés, pour peu qu'ils soient justes, diviseront 500 F par 990. Ce qui donne la fraction 500/990...
Arrivé à cette étape de mon explication tribaliste de la fraction, je me rends compte que si j'ai donné du sens aux nombres, j'étais quand même haut perché. Il me faut donc redescendre, revenir aux nombres initiaux. C'est alors que je songeai à l'argument de la vie chère. Nelly a toujours entendu sa mère se plaindre au retour du marché. Toujours le même refrain : les choses coûtent cher, de plus en plus cher. "Ah, ça a vraiment changé ! 1000 F de la période éhuzu, c'est comme 100 F du changement ! ", ne cesse de se lamenter la brave ménagère de moins de 50 ans qui se trouve être sa mère ; complainte visant à faire desserrer les cordons de la bourse popote à l'expert en compte d'apothicaire qui se trouve être son père.
L'exemple me parut bien trouvé. Alors, prenant ma fille entre quatre yeux, je lui dis : " Nelly tu as souvent entendu Maman dire que ça a vraiment changé au marché, hein ? Que 1000 F de Kérékou c'est comme 100 F de Yayi Boni, hein ? – Oui, Papa ! – Alors, si 1000 F de Kérékou c'est comme 100 F de Yayi, 500 F de Kérékou sera comme combien de Yayi ? – Comme 50 F Papa, facile ! – Et si on nourrissait 990 personnes avant, combien de personnes pourrait-on nourrir maintenant ? – 99, Papa, c'est facile !
J'avoue que la dernière question était tendancieuse, dans la mesure où, en dehors d'un génocide, ou d'une calamité quelconque : guerre, famine, etc.. je ne vois pas comment les 990 personnes seraient réduites à 99. Une personne n'est tout de même pas un pull de laine lavé à la machine à forte température ! Après tout, ne sommes-nous pas en Afrique ? Et ne dit-on pas : "quand il y en a pour un, il y en a pour deux" ? L'inflation tue la monnaie mais pas les gens, du moins pas directement. Oui, la dernière question est, je l’avoue, un peu rhétorique. C'est une question piège et Nelly est tombée dedans pour mon plus grand bonheur pédagogique. En répondant comme il faut, elle a fait elle-même le pont entre ma fraction haut perchée et la fraction de départ qui flottait sur le fleuve de ma peur... Elle a fait le lit du corps du délit ; et je n'ai plus qu'à m'y étendre...
" Tu vois Nelly chérie, dis-je, tout fier de tenir le bon bout de l'histoire, 50/99, c'est ce que recevra chacun des 990 villageois qui ont été dupés par les 10 voleurs. 50/99 c'est l'équivalent d'un franc pour 2 villageois trompés ! – Tanga, c'est rien, Papa ! – Tu as raison, ma fille, c'est rien du tout, si tu penses que les 10 voleurs qui s'engraissent comme des porcs sans foi ni loi en toute impunité auront chacun 50 F ! – Ah, c'est méchant, la politique, Papa – Je ne te le fais pas dire, ma fille – Dis, Papa, quand est-ce que tu seras président ?
© Copyright Blaise APLOGAN, 2007
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