Rencontre d'un amoureux
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En avançant vers la plage cette nuit-là, j’étais sûr que l’endroit était désert et que les hommes, les femmes et les enfants venus voir les dauphins étaient tous repartis chez eux à la nuit tombée. Mais après quelques pas, je vois un homme seul dans l’obscurité, comme s’il savait que quelqu’un allait venir de l’océan ou si les dauphins du Joyeux-Escadron allaient revenir. C’est un homme d’une quarantaine d’années et il portait un bonnet rouge. Il est surpris de me voir mais moi je suis soulagé de parler à quelqu’un après plusieurs semaines avec des dauphins. Nous nous saluons et comme il voit que j’ai du mal à parler français, il me demande si je suis étranger et je dis que je venais d’arriver.
« Par quelle voie ? demande-t-il
– Par la voie des dauphins, répondis-je.»
L’homme est étonné, il n’en croit pas ses oreilles. Il dit
« Par la voie des dauphins, comment ça ?
– Oui, Monsieur, répondis-je, je suis le Demi-Frère-des-Dieux-Et-Des-Esprits-qui-a-Beaucoup-de-Pouvoir-en-Ce-Bas-Monde».
Quand il entend ça, il dit « Ah, je vois ! » et me salue avec respect. Comme il me regardait tout étonné, je lui demande ce qu’il faisait seul sur la plage et, en toute confiance, il me raconte son histoire. Et j’apprends qu’il était venu à la plage pour mettre fin à ses jours. La femme qu’il aimait l’aurait quitté le matin même pour son meilleur ami, et alors il n’avait plus de raison de vivre. Je lui dis que je voulais aller à Joinville et s’il pouvait me dire comment faire pour y aller, je ferais revenir sa bien-aimée sans tarder. Il me dit : « Ah, mais Joinville c’est en région parisienne, ici nous sommes à Bordeaux » et me dit que pour y aller il me faut prendre le train le lendemain. J’ai accepté son conseil et il m’invite chez lui et nous y allons en voiture Mercedes. Cela me rappelle la voiture de Monsieur Van-Dam quand je partais de chez lui définitivement. L’homme de Bordeaux n’est pas n’importe qui ; il m’a l’air bien riche. Son nom est Saint-Hilaire. Il est bijoutier et habite une maison magnifique avec une piscine et des fleurs. Mais je ne pouvais pas dire si sa maison était plus magnifique que les autres maisons que nous voyions au bord de la route tant les maisons étaient toutes plus belles les unes que les autres avec beaucoup de lumière et des rideaux et des fleurs tout autour. L’intérieur est garni de meubles confortables que je n’ai jamais vus nulle part avant. Le salon est coquet et bien décoré. Monsieur Saint-Hilaire m’invite à m’asseoir et m’offre du whisky. Après avoir bu quelques gorgées qui me réchauffent, je pense au malheur de mon hôte, et je fais sortir mon min-yolobô, et je lui demande de me procurer un objet ayant appartenu à sa bien-aimée, et il apporte vite fait une jupe, et je découpe un bout de la jupe, et je demande le nom de sa bien-aimée et il me dit qu’elle s’appelle Sylviane. Alors je prononce le nom sur une noix de kola blanche avec l’incantation du minyolobô et j’enveloppe le tout dans le bout de la jupe de Sylviane. Ensuite, je demande à voir la maison où se trouvait sa femme et nous allons en voiture à l’endroit situé à deux kilomètres de là. Devant la maison, je jette la noix de kola par dessus la clôture en prononçant les incantations du min-yolobô. Les choses se sont vite passées et Monsieur Saint-Hilaire avait du mal à croire que cela pouvait suffire à le rendre heureux à nouveau. Mais je l’ai rassuré, en lui disant de me faire confiance et d’oublier pour le moment toute cette histoire. Pour se changer les idées, nous sommes allés au centre ville et Monsieur Saint-Hilaire m’a fait visiter Bordeaux la nuit. J’ai trouvé que la première ville du pays des Blancs que je visitais était belle avec des lumières partout, de grands bâtiments, des boutiques somptueuses aux façades éclairées, de larges rues et beaucoup de voitures dedans, et j’étais médusé. Mais chaque fois quand je m’étonnais, Monsieur Saint-Hilaire me disait : « Oh, Demi-Frère-des-Dieux, vous n’avez encore rien vu ! Bordeaux c’est rien à côté de Paris. » Mais, moi qui venais d’un petit village du nom d’Ajalato, situé dans un petit pays du nom de Bénin dans un continent qui s’appelle Afrique et qui n’était pas le plus moderne du monde, je ne pouvais pas croire qu’il y avait une ville plus belle ou plus grande encore que la ville dans laquelle nous nous promenions. Monsieur Saint-Hilaire m’a emmené dans un restaurant très riche et il y avait beaucoup de personnes qui mangeaient des choses qui sentaient bons ; des choses qui donnaient envie de manger tout de suite tellement elles étaient belles et bien arrangées. Il y avait de la viande en quantité, des fruits de mer, et toutes sortes de boissons sur les tables éclairées avec de petites bougies dorées. Autour des tables, les femmes étaient belles comme dans un rêve et les hommes étaient amoureux et pleins d’attention pour leurs femmes. Monsieur Saint-Hilaire avait perdu un peu de sa tristesse et il voulait que nous mangions mais malgré mon envie de goûter à toutes ces belles choses bien arrangées et qui sentaient bon, j’ai résisté et j’ai dit que s’il mangeait dans le restaurant il risquait de ne pas pouvoir honorer la cuisine que Sylviane était déjà en train de lui faire à la maison. Quand il a entendu ça, il était étonné comme lorsque sur la plage je lui ai dit que j’étais arrivé par la voie des dauphins. Mais il n’était pas seulement étonné, il était aussi impatient de voir si ce que je disais était vrai. Alors nous sommes partis très vite chez lui et à notre arrivée, il a trouvé son amie à la maison et la table était déjà mise et quand Sylviane a vu Monsieur Saint-Hilaire, elle n’a même pas fait attention à moi elle lui a sauté au cou et elle a commencé à pleurer peut-être de joie, peut-être même de remords mais je ne pouvais pas dire parce que c’était la première fois que je voyais des Blancs comme ça.
Après leurs effusions, Monsieur Saint-Hilaire m’a présenté à Sylviane et lui a demandé si je pouvais passer la nuit chez eux et Sylviane a accepté. Ce soir-là, j’ai mangé à leur table et j’ai passé la nuit chez eux en ami.
Le lendemain, avant que je ne prenne la route pour Paris, Monsieur Saint-Hilaire m’a pris à part, et m’a demandé de dire quelque chose qu’il pouvait m’offrir en échange de ce que je lui ai fait et j’ai dit que je ne voulais rien mais que je serais heureux s’il pouvait m’échanger quelques pierres de diamant. Il n’y trouvait aucun inconvénient et je lui ai présenté un des diamants de la rivière que le roi Yaradoua m’avait offerte. Quand il a vu le diamant, il a observé ça pendant quelque temps. « Vous avez là une pierre de qualité » dit-il. Comme il n’avait pas assez d’argent sur lui, nous sommes allés dans une banque et il a pris de l’argent dans un guichet automatique et il m’a donné des dizaines de billets comme je n’en avais jamais vus auparavant. Ensuite, nous avons pris la direction de la gare de Bordeaux. Sur le chemin, il m’a laissé l’adresse d’un hôtel appartenant à son frère. L’hôtel s’appelle « Le Quarante-et-Un-De-Luxe. » Monsieur Saint-Hilaire a dit que je pouvais séjourner dans cet hôtel aussi longtemps que je voulais sans payer et qu’il allait téléphoner à son frère pour réserver une chambre à mon nom. Et il m’a demandé s’il pouvait dire au Quarante-et-Un-De-Luxe que j’étais le Demi-frère-des-dieux-et-des-esprits-qui-a-beaucoup-de-pouvoir-en-ce-bas-monde. J’ai dit que ce n’était pas nécessaire, car mon nom était Dah Kpossouvi. Monsieur Saint-Hilaire était enchanté de connaître mon nom et au moment de nous séparer, il m’a donné sa carte et aussi la carte d’un de ses amis bijoutiers en disant : « On ne sait jamais, au cas où. » Je n’ai pas compris ce que voulait dire « au cas où » mais je l’ai remercié et il m’a dit : « Oh non, Dah Kpossouvi… je vous dois ma seconde vie! »
Quand Monsieur Saint-Hilaire a dit ça j’ai compris que les Français étaient vraiment des amoureux et ça m’a donné des idées pour être amoureux moi aussi avec mes femmes. Au départ du train, je l’ai salué avec respect. Je sentais que des amoureux comme lui, Paris devait en être rempli, et j’étais impatient d’être dans cette ville de tous les rêves.
A suivre...
Copyright, Blaise Aplogan, 2007
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