Lettre à Nathanaël
Cher Nathanaël,
Dans ta récente lettre, tu as exprimé avec véhémence ton écœurement pour la culture de corruption qui imprègne et anime le monde politique chez nous. Il semble que ton écœurement ait une base arithmétique. Car si tu reconnais que la corruption existe dans toutes les sociétés et que nous n’en ayons pas le monopole, c’est pour tout aussitôt pointer du doigt, sous nos tropiques, son immoralité intrinsèque quant à la relativité de sa nuisance.
« Si, dis-tu, dans les sociétés dont les échos nous parviennent on entend parler de corruption par-ci, par-là, cette corruption, ramenée à la production de richesse, au PNB, est négligeable, probablement inférieure à 1 % ; or chez nous, en Afrique, ce rapport explose et s’inverse et, selon les pays, peut atteindre facilement les 40% » Je ne sais si tes chiffres sont exacts, ou si tu les donnes à titre symbolique mais, ce dont je suis sûr, l’immoralité de la corruption chez nous provient de deux sortes d’inégalités qui rejoignent ta préoccupation.
La première inégalité est celle de l’écart colossal entre la majorité du peuple qui vit dans la misère et une petite minorité qui vit dans une opulence souvent indue ou résultant de fortunes mal acquises, liées à la corruption ou touchant au détournement de denier public ou à la gestion patrimoniale du bien public. Et l’autre inégalité est, comme tu le soulignes, le fait que pour une raison ou une autre nos corsaires politiques indexent leur butin sur les standards bancaires internationaux, et non pas locaux. De ce fait, ils s’extraient des logiques comptables locales. Si un voleur politique veut posséder un château en Europe, il faut bien qu’il en paye le prix ; or ce prix n’a aucune commune mesure avec nos standards économiques ; c’est pour cela que, à force de vouloir se positionner sur un standard exogène, ce qu’ils détournent des caisses de l’Etat est souvent supérieur à ce qu’ils en laissent. Si la corruption avait une référence locale, elle n’atteindrait pas ce degré d’immoralité que tu déplores à juste titre. Donc d’une certaine manière, la corruption sous nos tropiques renvoie aussi à cette incapacité dont est affligée l’homos africanus à se manipuler tout seul et ce besoin de toujours rechercher l’indécrottable dépendance référentielle de l’univers de ses maîtres d’hier et d’aujourd’hui dans le bien comme dans le mal.
Par ailleurs, tu soulèves la question importante de l’origine historique de la corruption dans nos mentalités et dans nos institutions. Cela est vrai à condition de traquer une certaine logique sociale de la corruption à l’œuvre hic et nun dans notre société. En effet s'il est vrai qu'il faut aller chercher dans l'histoire les sources de la corruption chez nous, par exemple dans la fonction originelle de l'Etat prédateur, il reste quand même que dans ses forme et phase actuelles, une source importante de la corruption réside dans l'individualisme méthodologique du Béninois et son corollaire fataliste, l'aquabonisme.
Même si, et sans vouloir tourner en rond, on doit accepter qu'une part de l'individualisme est la conséquence de la corruption elle-même, à travers les signes d'anomie, l'instabilité politique et le recul économique qu'elle génère.
Et, à partir du moment où il en est ainsi, c'est à dire, à partir du moment où le Béninois actuel valorise l’égoïsme individualiste (tchédjinnanbi) et l'égoïsme paradoxal de bande restreinte famille, clans, ( paradoxal dans la mesure où les familles sont le lieu de haines tenaces et de rejets ) ; à partir du moment où son plus beau soupir public consiste à dire : "A quoi bon ", (ékanmian) alors les seules personnes qui se dévouent pour la République ( la chose publique, le Peuple, le Pays, tout ce qu'on voudra) sont ceux qui escomptent expressément un intérêt, ou qui considèrent leur bonne volonté comme un moyen de faire fortune sur le dos du Peuple et des lois, et de s'assurer du bon plaisir...
Si bien qu’on ne peut pas s’asseoir dans son fauteuil et dire « Changement, Changement » sans comprendre les causes, la nature, et les modes de ce qui nous mine en tant que société et nation. Ces deux sources évoquées ne sont certes pas les seules. Il faut remarquer que dans la mesure où elle revient à drainer les richesses du pays vers l’extérieur, la corruption apparaît comme une continuation de l’économie d’exploitation qui a marqué nos rapports avec l’Occident et dont les formes évoluent dans le temps, sans que le fond change d’un iota.
Donc en ce qui concerne la lutte contre la corruption, il est certes nécessaire de lancer des signaux de responsabilisation – encore qu’en l’occurrence on est réduit à se contenter de quelques prises dérisoires et beaucoup de gesticulations autour des gros bonnets ; mais il est tout aussi nécessaire de prendre en compte les aspects sociaux de la logique de la corruption inhérente à l’éthique du Béninois. Pour ce faire, à mon sens, il faudrait associer toutes les parties prenantes – corrompus et corrupteurs – sans oublier ceux dont le fait de réfléchir sur les choses sociales est le métier, la vocation ou la passion.
C’est ainsi et ainsi seulement que nous pouvons espérer réconcilier le pays autour d’une vérité simple : le politique doit servir le public et non pas se servir du bien public.
Binason Avèkes
© Copyright, Blaise APLOGAN, 2006
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