Mon cousin Bɛɖegla avait écrit un article sur les émeutes de Miami. L’article fut publié par le Journal le Monde ; cela l’incita à en écrire un autre sur Nelson Mandela, consacré à sa condition carcérale après son transfert de Robben Island à Poolsmoor. Ayant envoyé l’article à Libération et au Monde, il guettait sans grande conviction son éventuelle publication. Cette surveillance assidue le poussait, à descendre régulièrement au kiosque du coin de sa rue où machinalement il prenait ces deux titres. (…) J'entrai dans le café à la clientèle tolérante et affable, comme je m’étais laissé aller à le croire par préjugé. Je venais du kiosque. Bardé de journaux, j'avais parcouru quelques pages de Libé pour voir si mon article sur Nelson Mandela était sorti. De toute évidence il ne l'était pas. Lorsque j’entrai dans le café « tolérant », je commandai un expresso. Après quoi, je me mis à feuilleter le Monde pour voir... Rien. Je pliai le journal, et attendis mon café, debout au bar. Tout autour, une ronde de gens bavardait : une jeune fille que je voyais de profil, l'air maghrébine, un jeune homme derrière moi, à l’opposé de la fille. Deux hommes au milieu, des Français, vieux piliers d’estaminet, menaient la discussion. J'avais déjà l’air trop sérieux pour un Noir : veste, écharpe sans compter le culot, dans cette escouade de béotiens, d'être un lecteur de journal. Le signal persifleur, me sembla-t-il, partit de l'arrière, du côté du jeune homme silencieux. Que me trouvait-il de ridicule au juste ? Mon air sérieux ? Étais-je à ce point à côté de la plaque ? Ah, je n'étais pas dans mon rôle de Noir ? J’en faisais un peu trop… Ou, était-ce cette rapidité que je mettais à avaler une tasse encore fumante ? Toujours est-il que, individu socialement neutre par définition, je devenais pour eux la sève d’un lien mort qui renaissait à travers et par-delà ce qui m'était reproché, à travers et par-delà le seul fait de ma présence : des sourires s'échangeaient, des sourires entendus. Les gens faisaient corps, communiaient sur mon dos sans demander mon avis. Et, dans mon existence même, on procédait selon des codes secrets à une mise à mort de ce que je pouvais avoir de non attendu... Mais quoi, sous ce ciel pâle et bas, depuis des lustres, le Noir que je suis a-t-il jamais été attendu quelque part ? A-t-il jamais fait l’objet d’une attente digne de ce nom ? Le champ magnétique du petty-racism comme on dit au pays de Mandela, embrasse tous les univers, tous les microcosmes. Parfois comme ici, c'est à travers une cascade d'idioties ritualisées qu’il s'exprime. Un rituel qui eut le don de me troubler par son étrange allure de cannibalisme.... Que peuvent ces gens vous apporter ? Sachant que l'être humain a besoin de l'autre pour se sentir en confiance, me voilà transformé en objet d’ironiques retrouvailles. Les choses sont donc ainsi. Les gens se moqueront de vous parce qu'on suppose qu'il y a un rayon d'attitude hors duquel vous n’êtes ni attendu ni espéré. Hors de ce cercle, point de salut, vous devenez ridicule. Et ceux qui fêtent leurs retrouvailles sordides sur votre dos n'ont aucun compte à vous rendre... Mais, ce qui est accablant, c'est cette étourdissante évidence dans laquelle les gens sont pour ainsi dire figés et qui fait que, lorsque l'autre sort du cercle restreint de rôles qui lui est dévolu, il devient l'objet du sarcasme convenu de ceux qui sont si sûrs du leur, si sûrs de l’ordre des choses, de la place des uns et des autres, si sûrs de leur normalité, et en même temps si heureux de l’assumer telle qu'elle tombe sous le jour restreint de leur conscience étriquée et de leur esprit replet, dans le regard stupide qu’ils jettent sur le théâtre où se joue le drame d’un cannibalisme débile, parce que s’ignorant comme tel. Akpan Bɛɖegla Pamphile |
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