Cette attitude de vénération du conquérant et d’abaissement infantile de soi devant le premier représentant de son espèce qui pointe flatte bien sûr l’amour propre de celui-ci, le sentiment de supériorité du Blanc sur le Noir ; il le conforte dans son paternalisme missionnaire. Il ne fait que souligner le caractère héroïque et exceptionnel de la résistance de Béhanzin, de son refus de transiger sur la liberté de son peuple et l’intégrité de son royaume. Du coup, on se demande si là n’est pas la vraie justification non-dite du titre de l’ouvrage. Car en dehors de cela, on ne voit pas pourquoi l’auteur présente cette enquête de terrain sous le signe de Béhanzin, alors que tout ce qu’il nous donne à voir, sentir ou découvrir ressemble à un pied de nez à l’éthique de fierté et de respect de soi défendue par Béhanzin. Il est vrai que la conquête du Dahomey n'a pas été une promenade de santé pour les Français, mais la description des mœurs, des lieux, des gens, des institutions, et les réflexions auxquelles elle donnent lieu et qui font l’essentiel de l’ouvrage, en dépit et peut-être en raison de leur pertinence et de leur richesse ne sauraient être placées au compte spécifique d’un quelconque héritage de Béhanzin. Il apparaît clairement que le choix d’un tel titre est motivé par l’aura médiatique et le rayonnement de l’image de Béhanzin. De ce fait, ce choix participe d’une technique de focalisation rhétorique. Comme le style de l’auteur empreint d’un humour décapant, croustillant et parfois élaboré. Ici dans l’introduction, l’auteur commence d’entrée par une réflexion d’ordre philosophique dans laquelle il donne la leçon aux conquérants et autres idéologues de la mission civilisatrice de la race blanche. Son discours est un réquisitoire ironique, une critique du préjugé ethnocentrique du Banc, une invocation prémonitoire des thèses du relativisme culturel qui fleuriront dans la littérature anthropologique du 20ème siècle 1. Introduction Les gens qui ont couru le monde et s'y sont renseignés ne voient [ dans la cause du progrès] autre chose, sinon la matérialisation d'une de ces innombrables fictions dont l'humanité se repaît avec un insatiable appétit : tant il est vrai que les voyages, qui forment la jeunesse et éclairent l'âge mûr, ont, par contre, cette très fâcheuse conséquence d'égrener le long des routes une multitude de préjugés et d'illusions, parmi lesquels il en est beaucoup dont on regrette amèrement la perte ! Le passager qui débarque à Marseille, à Bordeaux ou au Havre, après une circumnavigation de quelques années —j'entends celui qui a des yeux pour voir et des oreilles pour écouter, — ne rapporte pas une bribe du bel enthousiasme de jadis. Il sait exactement à quoi s'en tenir sur les enivrantes langueurs des nuits de là-bas, sur la poésie de la luxuriante végétation des contrées équatoriales, sur le charme des bayadères, sur cette Asie et cette Afrique que les chromos rutilants nous ont appris à considérer comme des pays de rêve. Même en ce qui touche des sujets beaucoup plus graves, tels que la grande et passionnante question de l'Esclavage, il est devenu sceptique et c'est avec le sourire tristement railleur d'un désabusé qu'il accueille les mots révérés de civilisation et de progrès, prononcés devant lui. Aussi évite-t-il de raisonner sur ces choses, afin de ne pas scandaliser son prochain et de ne point passer pour un être sans coeur et sans élévation de l'esprit; mais s'il est mis au pied du mur, il faut bien qu'il dise ses motifs et explique son attitude. Selon lui, la plupart de nos définitions sont radicalement fausses, les unes parce qu'elles sont basées sur des renseignements contraires à la vérité, les autres parce qu'elles procèdent du système qui consiste à conclure du particulier au général, à la façon de ce touriste britannique, tant de fois cité, qui rencontrant une femme rousse dans les rues de Calais, en tira cette conséquence que le jus de carotte était, pour les françaises, une nuance nationale. Il estime que nous avons, nous autres européens, une défectuosité fâcheuse dans la vision: c'est de juger d'après nos sentiments et nos moeurs et d'avoir la manie de prendre pour unique criterium du bien et du mal, du beau et du laid, ce qui semble, à nos tempéraments septentrionaux, être bien ou mal, beau ou laid. Ainsi, l'idéal féminin, c'est l'européenne dont la robe fait frou-frou, et l'idéal social, c'est notre société, assez peu jolie cependant. De cette conception en découle une autre : rapprocher autant que possible de l'échantillon-type, c'est-à-dire de nous-mêmes, les variétés de l'espèce qui en diffèrent, et par conséquent qui doivent être considérées comme inférieures et manquées. Mais, comme nous n'avons aucun moyen de redresser à la Phidias les nez épatés des femmes noires, de débrider les yeux des femmes jaunes et de diminuer l'amplitude callipyge des femmes rouges, nous devons renoncer à corriger les erreurs physiques de la nature pour concentrer tout notre effort à corriger ses erreurs morales. On n'a trouvé que deux moyens de mener à bien cette entreprise sublime, à savoir la persuasion et la force; et afin de mieux assurer le succès,: on les a employés simultanément, l'une portant l'autre. C'est pourquoi, presque toujours, la civilisation a été accompagnée de dragonnades — et de quelles dragonnades, grands dieux ! c'est à cause de cela, que, la plupart du temps, le Progrès — ou du moins ce que nous appelons ainsi — a cheminé par des routes jonchées de cadavres et trempées de sang. A aucune époque on n'a protesté, ni au nom de la charité chrétienne, ni au nom de la philosophie; nul, aujourd'hui, ne s'en indigne et nos foules modernes, aussi bien que les foules fanatiques d'autrefois, trouvent très naturel qu'on tienne aux « petits pays chauds » ce discours : — Eh quoi, mes gaillards, vous êtes idolâtres, fétichistes, polygames, vous vous promenez nus, ou presque nus, au mépris de toute pudeur, vous mangez salement avec vos doigts au mépris de toute civilité ! voilà qui est very shocking, unschicklich, inconveniente, mal séant au premier chef! Mon devoir est de vous tirer de là et, pour ce faire, je me vois obligé de vous canonner : boum, boum ! et de vous fusiller : pan, pan ! Grâce à la persistance courageuse qu'on a mise à appliquer cette méthode de réformes, nous avons enfin la satisfaction d'avoir répandu sur la presque totalité du globe l'usage du col droit, du chapeau melon, des bretelles, en même temps que l'habitude de l'ivrognerie, du vol et de la prostitution ; nous pouvons, il est vrai, nous féliciter hautement d'avoir à peu près complètement supprimé, l'horrible anthropophagie, à laquelle se substitueront doucement nos modes perfectionnés de férocité mutuelle, mais on est en droit de regretter que nous ayons introduit avec nos bagages le germe morbide de la politique, dont beaucoup de ces pauvres gens sont atteints. Tout cela, en vérité, laisse rêveur quiconque ne porte pas en soi la robuste et sereine conscience d'un Saint Dominique, et l'on se demande avec trouble s'il n'eut pas souvent été préférable de laisser tranquilles des peuplades qui ne tenaient pas du tout à être découvertes, ni à être explorées. On en arrive, à force de pénétrer dans certains milieux, à se demander si la soi-disant délégation divine, à laquelle nous prétendons obéir pour l'amélioration de l'humanité, ne constitue pas une mystification quelque peu blasphématoire. Ce serait autre chose, si l'on se bornait à invoquer tout simplement les intérêts supérieurs de la science, du commerce et de l'industrie, ainsi que les exigences de la loi naturelle qui veulent que le plus fort asservisse le plus faible, que le plus intellectuel domine le plus indigent d'esprit. Certes, ces considérations auraient pour effet de nous faire descendre d'un cran: plus rien de providentiel, ni d'auréolé, ni d'attendrissant; plus rien qui puisse faire pleurer un vieux crocodile ; mais elles nous feraient rentrer dans la sincérité de notre doctrine qui est, en somme, celle des Romains, voire celle des barbares du moyen-âge, doctrine qui se résume en trois mots : « quia nominor leo ». Il est absurde de prendre des airs d'apôtres, parce que l'on conquiert un empire exotique, qu'on soumet les indigènes, qu'on installe chez eux comptoirs, docks, routes, chemins de fer, et qu'on expose, pour tout cela, son argent ou sa vie ; mais on peut néanmoins gagner quelques titres à la bienveillance de l'immanente Equité : ce sera en s'efforçant de rendre acceptable le joug qu'on a imposé, en s'appliquant à faire bénéficier les peuples annexés du plus grand nombre possible des avantages qu'on retire soi-même de la victoire. Tenons-nous en, modestement, à ce desideratum qu'il sera déjà fort louable d'atteindre et, laissant de côté les rengaines d'une phraséologie ampoulée, méfions-nous comme de la peste des paradoxes d'une hypocrite philanthropie. Tels sont les propos désenchantés du voyageur, fruits amers de ses observations prises sur place et de ses études faites sur des documents authentiques. Malgré leur impertinence il faut bien reconnaître qu'ils serrent de beaucoup plus près la réalité que le symbole auquel j'ai fait allusion tout à l'heure. On aurait tort, cependant, de les prendre dans un sens rigoureusement absolu car, grâce à Dieu, si la conquête utilitaire est la règle générale dans notre siècle d'affaires à outrance, cette règle comporte d'honorables exceptions. Ai-je besoin d'ajouter que c'est la France qui les fournit, la France seul pays désormais où les idées chevaleresques, à qui tout le monde a signifié congé, trouvent encore un asile? Notre prépondérance extérieure s'est accrue considérablement en ces dernières années; eh bien, sur plusieurs points, c'a été d'une façon tout à fait pacifique; sur d'autres, nous n'avons tiré l'épée que pour repousser des agressions ou pour défendre des amis. Dans les vastes régions de la côte occidentale d'Afrique, notamment, nous n'avons paru qu'en libérateurs, jamais en spoliateurs. Ah comme ces faits nous mériteraient bien, dans les annales futures, une jolie petite page qui reposerait le lecteur écoeuré par le récit monotone et flou des turpitudes financières, des mesquines intrigues de parti, des piètres tempêtes dans un verre d'eau bourbeuse dont abonde le dernier tiers du siècle ! comme ce lecteur serait content de se retrouver, pendant un instant, en la compagnie des quelques paladins qui nous restent ! Quel thème plus attachant, par exemple, que la relation des aventures toutes récentes — elles datent d'un an — de ces quatre jeunes officiers qui, renouvelant dans un sens moderne les exploits des quatre fils Aymon, entreprirent de descendre, à travers des territoires immenses et inconnus le cours du redoutable Niger ! accompagnés d'une quinzaine de soldats noirs et montés sur trois méchants petits bateaux, ils partirent, un beau jour, de Tombouctou, en route pour le hasard. Ils naviguèrent pendant des mois, l'oeil au guet, la sonde à la main, louvoyant au milieu des écueils, franchissant les rapides, bravant les cyclones. Mais c'était là les moindres de leurs périls. Devant chaque village où ils passaient, des multitudes de guerriers accouraient menaçants, sur les rives. Eux cependant, sans paraître remarquer cette attitude hostile, abordaient et se présentaient sans armes, étonnant ces gens sauvages, leur en imposant par une audace tranquille et par un air confiant. Quelques cadeaux offerts aux rois, aux chefs, aux notables achevaient d'apaiser les colères et faisaient rentrer dans le carquois les flèches empoisonnées. Bientôt, le charme de l'intelligence opérait, et c'est au bruit des tams-tams joyeux, des témoignages de sympathie, que nos quatre jeunes gens regagnaient leurs frêles embarcations, non sans avoir, en guise de souvenir, fait présent à leurs nouveaux amis d'un pavillon tricolore, aussitôt hissé sur la case du chef. Pendant la durée de cette longue expédition, pas une seule cartouche ne fut brûlée, mais le résultat acquis fut tel que vingt batailles n'eussent pu l'obtenir : une magnifique voie commerciale jalonnée par nos drapeaux protecteurs. Je le répète : si les nombreux épisodes de ce genre qu'on pourrait citer avaient eu leur Dangeau, nous serions en meilleure posture pour entrer dans l'Histoire. Mais voilà, c'est trop loin, et les Dangeau ne quittent pas volontiers le boulevard, à moins qu'il ne s'agisse de suivre des tournées officielles. Aussi, je doute fort que la postérité, même la moins reculée, daigne assigner une place quelconque dans ses manuels pédagogiques et dans ses programmes de cours d'adultes à l'histoire de la conquête du Dahomey par les Français. Alors que les noms de Glé-Glé et de Béhanzin, voire celui du général Dodds, auront depuis longtemps disparu de la mémoire des hommes, les universitaires continueront à gaver nos enfants et les enfants de nos enfants d'un répertoire assommant d'anecdotes défraîchies sur les héros bavards et problématiques de la guerre gréco-troyenne. Equitable ou non, absurde ou sensée, la chose est telle : c'est une affaire adjugée par le consentement universel. Il n'en est pas moins vrai que l'écrivain dont l'ambition raisonnable ne se haussa jamais jusqu'à prétendre buriner de la prose pour les siècles futurs et qui, sagement, se contente de parler à ses contemporains, peut faire oeuvre utile en allant glaner à leur intention, sur des champs de bataille plus modestes, des renseignements et des impressions personnels ; n'a-t-il pas chance, en effet, ce chroniqueur, de rectifier ainsi l'optique sous laquelle bien des gens envisagent d'importantes questions et prononcent des jugements hâtifs, soit touchant les mérites réels de personnages méconnus ou trop admirés, soit concernant l'exacte portée de leurs efforts? Un tel but me paraissant digne qu'on se donne, pour l'atteindre, beaucoup de peine et qu'on n'hésite pas, le cas échéant, à griller un peu sous les rayons ardents du soleil tropical, j'ai pris, un beau jour, le chemin du Dahomey, sans trop savoir si j'en reviendrais. Je me suis appliqué à y rechercher de mon mieux quels sont les résultats produits jusqu'à présent par notre contact avec ce coin, longtemps mystérieux, du monde noir. Je vais essayer de les indiquer. Mais, pour que mon tableau ait le relief et la perspective convenables, il importe que je ne borne pas mes soins à peindre un premier plan. En d'autres termes, mon devoir m'oblige, si je veux tâcher d'être clair, à placer le vieil état de choses que nous avons détruit en regard du régime nouveau créé par notre intervention. II. À Propos de Glélé, sa Philosophie et son Économie Politiques Ce Glé-Glé a été une manière de Louis XIV nègre, puissant, redouté de ses voisins, entouré d'une cour nombreuse très domestiquée, tenant courbés sous sa main de fer les nobles et les vilains, les féticheurs et les guerriers. C'est une figure qui n'a pas eu de cadre. Son règne de trente-et-un ans (1858-1889) marqua, pour le Dahomey, la période la plus brillante au double point de vue de la prospérité matérielle et de la prépondérance. Intelligent, actif, plein d'orgueil, ce roi fut le premier qui entra en relations officielles avec les gouvernements européens et qui conclut avec eux des traités. N'allez pas croire, cependant, qu'il eût étudié l'économie politique dans les ouvrages de Bastiat, de Léon Say et de M. Leroy-Beaulieu et qu'il ait cherché à apprendre la diplomatie d'après Metternich et Palmerston. Son ignorance, au contraire, était profonde et il n'obéissait qu'à son instinct. Il avait établi un système financier très simple, mais très efficace, qui consistait à adjoindre toujours un bourreau à ses collecteurs d'impôts, à combler ou à prévenir les déficits au moyen de confiscations bien choisies et à se créer, un fonds de réserve avec les ventes d'esclaves. En tant que diplomate, il avait adopté pour principes le mensonge et le mépris de la parole donnée. Ces éléments ne sont peut-être pas de nature à constituer le prototype du monarque, tel que nous le concevons ; mais nous parlons de gens qui vivaient sur la côte occidentale d'Afrique. Il convient de mettre à l'actif de Glé-Glé l'organisation d'un corps de troupes très original : les « femmes de guerre » (agoledjié), que nous avons assez improprement appelées Amazones., en souvenir des vierges de Thémiscyre. Glé-Glé s'était fait ce raisonnement plein de sagesse : tout souverain absolu qui a le bras un peu lourd et le coupe-coupe facile à besoin d'une garde du corps qui le préserve de la mauvaise humeur de ses sujets ; mais précisément pour ce motif, il doit la soustraire à toute influence populaire. Ceci posé, un très bon moyen serait d'élever de jeunes captifs, de se les attacher par des bienfaits et de les armer quand on serait bien sûr d'eux. Ces soldats auraient tout intérêt à veiller sur les jours de leur protecteur, puisque, en le perdant, ils perdraient la liberté. Mais quel énorme sacrifice d'argent ! Non seulement leur entretien serait fort coûteux, mais ce serait encore enlever au trafic national trois ou quatre mille adultes d'une grande valeur marchande. Or un bon monarque doit se préoccuper des intérêts du commerce. Si, de toutes les combinaisons on écarte les hommes, que resta-t-il ? les femmes. Ayant découvert cette idée, le roi la creusa, et plus il la creusait, plus elle lui apparaissait lumineuse et pratique. En formant une phalange de guerrières, au lieu d'une cohorte de guerriers, il réalisait deux avantages d'ordre supérieur : la sécurité, l'économie. Le procédé d'exécution était peu compliqué ; il suffisait de choisir des jeunes filles esclaves dont la valeur était minime, de les affranchir et de les enrôler dans le harem, ce qui, subsidiairement, procurait un troisième avantage d'un caractère spécial. Elles donneraient la garantie d'une triple fidélité : celle de l'esclave libéré, celle du soldat, celle de l'épouse. Les déductions de Glé-Glé se trouvèrent justes, et la nouvelle « arme » donna des résultats très satisfaisants ; tout le monde sait que pendant la campagne de 1893 nos troupes ne rencontrèrent pas d'adversaires plus redoutables, plus vaillants, plus tenaces que les bataillons féminins dont plusieurs accomplirent de vrais prodiges de bravoure. L'expérience de la femme-soldat, tentée sous nos yeux, semble aussi concluante que celle de la femme-médecin que l'Amérique à classée depuis longtemps parmi les faits acquis. Comment comprendre que nous en soyons encore à la théorie du bonhomme Chrysale : Faire aller son ménage... Doit être son étude et sa philosophie... alors surtout que nous possédons un stock si considérable et si encombrant de dames et damoiselles déjà, par nous-mêmes, désignées sous le nom de vieilles gardes ? Voilà, si je ne me trompe, une très bonne plate-forme de revendications pour les ligues féministes. Glé-Glé créa pour ses régiments d'amazones des grades variés : général (gao), capitaine (aouaigan), etc., ainsi qu'un uniforme composé d'une culotte bouffante en toile, d'une jupe courte, d'une ceinture supportant la poudrière, et, dans les grandes cérémonies, de deux petites cornes argentées posées sur la tête en guise de casque. Une queue de cheval fut l'insigne du généralat. Ce costume se portait constamment en temps de guerre ; mais, durant la paix, les amazones reprenaient, chaque jour, après la manœuvre et la parade, les vêtements de leur sexe ; elles redevenaient femmes aussitôt qu'on avait rompu les rangs. Comme bien on pense, il avait fallu faire des règlements spéciaux, notamment prévoir des cas d'exemptions ne figurant point dans le « service intérieur », tels que celui nécessité soit par l'état pathologique, appelé intéressant, soit par l'inéluctable et heureuse conséquence d'icelui. Je n'ai pas entendu dire qu'il en fût résulté la moindre gêne. D'ailleurs, les amazones de Glé-Glé étant au nombre de 3.000, le chiffre des indisponibles pour les causes que je viens de dire a dû être, sur l'ensemble, tout à fait insignifiant. On les arma de fusils à pierre importés par les Allemands et les Anglais (quelle fabrication je vous le laisse à deviner) : c'était le dernier cri, en Afrique occidentale, de la balistique dévastatrice. On les munit également de sabres recourbés, à lame courte, et de casse-tête en bois garnis de fer. Quand le roi se fut ainsi procuré une troupe d'élite entièrement sûre, admirablement disciplinée, très bien exercée, il se sentit tout à fait garanti contre les défaillances possibles du dévouement de ses ministres et du loyalisme de ses peuples. Cette fois, il était bien le maître absolu des hommes et le dispensateur incontesté des choses ; la vie et la liberté de ses sujets lui appartenaient au même titre que leurs champs et il ne leur concédait des unes et des autres qu'un usufruit, toujours révocable. Unique et immanent héritier de toutes les fortunes, il ne permettait au fils de succéder à son père que par faveur et tolérance ; son système était à la fameuse doctrine de la reprise légale ce que le dèmi-tour à gauche est au demi-tour à droite : la même chose et tout le contraire. Il régnait donc sur un peuple de prolétaires et, devant lui, toutes les distinctions sociales s'effaçaient pour ne laisser paraître qu'une égalitaire servitude ; grands seigneurs et pauvres diables rivalisaient dans l'art de se jeter à plat ventre, de baiser le sol aussi dévotement qu'un musulman de Pontarlier et de se faire couvrir la tête de poussière rouge, fertile en insectes. Je dois dire qu'il n'abusa pas trop de ce pouvoir sans limites ; pasteur soucieux de la conservation numérique de son troupeau, il s'appliqua constamment à se procurer au-delà de ses frontières le bétail humain dont il avait besoin pour ses ventes d'esclaves et pour ses hécatombes religieuses. Mais ce genre de rentrées ne s'opérant qu'au prix de quelques efforts, il dut guerroyer beaucoup ; son esprit belliqueux y trouvait, d'ailleurs, autant de satisfaction que son esprit mercantile. Tous ses voisins furent rançonnés sans pitié, entre autres, comme je le dirai plus loin, le roi de Porto-Novo. Les sacrifices humains, auxquels je viens de faire allusion, tenaient dans les mœurs dahoméennes autant de place que le panem et circenses chez les Romains, ou les courses de taureaux chez les tumultueux Tarasconais. Nous en avons fait passer la mode en invoquant la raison du plus fort qui s'est trouvée, pour cette fois, la raison des plus miséricordieux. Cette institution était également chère aux rois à qui elle procurait une merveilleuse occasion de faire acte d'autorité et aux féticheurs qui pouvaient ainsi raviver sans cesse le fanatisme des foules. Le sang qui ruisselait sous le sabre du bourreau servait à cimenter l'édifice religieux et l'édifice monarchique confondus d'ailleurs en un seul, puisque le roi était en même temps le chef spirituel, — si on peut appliquer une telle expression à de telles choses, — et le chef temporel. On avait donné, pour ce motif, aux fêtes qui servaient de prétexte à ces affreuses boucheries, un caractère à la fois fétichiste et politique : il s'agissait toujours, en apparence, soit d'honorer et de consoler les mânes encore inassouvies de souverains, de princes et de princesses, soit de célébrer dignement des anniversaires plus ou moins glorieux. On offrait aux vagues divinités du panthéisme nègre deux sortes de victimes de qualités fort différentes, mais dont l'émulation leur était, paraît-il, également plaisante. La première catégorie était fournie par les condamnés à mort pour crimes et délits, et il fallait entendre par là les assassins, les voleurs en même temps que les gens coupables de lèse-majesté, Comme, par exemple, d'avoir mis des souliers au mépris de la prérogative royale ou de s'être fait porter en hamac, ou encore d'avoir possédé une ombrelle, car, là-bas, il n'y avait qu'une seule peine, la mort, applicable aux contraventions de simple police et aux attentats contre la chose publique : ce système simplifiait la procédure. La seconde catégorie était composée de gens enlevés dans les razzias nocturnes où excellait Glé-Glé et de prisonniers de guerre. Mais on avait soin de ne choisir pour « faire fétiche » que le déchet, car un homme vigoureux valait de 403 à 600 francs, suivant les cours, sur le marché, et les cérémonies fussent devenues trop dispendieuses si l'on eût offert en holocauste des sujets d'une telle valeur : les mânes des ancêtres eussent eux-mêmes blâmé ce gaspillage. Souffreteux, poitrinaires et boiteux, étaient voués sans rémission à la mort. Il y a encore au Dahomey trois ou quatre Français qui habitaient le pays sous le règne de Glé-Glé et qui ont assisté à ces hideuses réjouissances Je me hâte de dire que si ces messieurs, qui étaient agents des factoreries, se sont dérangés pour aller voir ces horreurs, ce n'a pas été par curiosité, ni pour leur plaisir, ni pour honorer de leur présence d'aussi révoltantes atrocités. Ils se rendaient à Abomey, ces jours-là, parce qu'ils ne pouvaient pas faire autrement. Décliner l'invitation royale eût été compromettre les intérêts de leurs comptoirs et s'exposer eux-mêmes aux plus graves périls. Et voici, à ce propos, une chose presque incroyable : pour dispenser les commerçants européens de ces épouvantables corvées, il a fallu qu'un article spécial fût inséré dans le traité conclu entre la France et le Dahomey. Je me suis fait raconter par mes compatriotes ce qu'ils avaient vu, ce qu'ils avaient éprouvé, et je crois devoir résumer leur récit sans pouvoir malheureusement reproduire l'accent, le geste, l'impression d'horreur encore vivace qui les rendaient saisissants. III. L’Administration de la Mort sous le Règne du Roi Glèle : des Festivités Publiques du Sacrifice Humain, aux Meurtres Politiques Privés Les fêtes avaient lieu dans le palais de Sambodji, résidence ordinaire du roi. Ce palais, aujourd'hui presque ruiné, était une agglomération de pavillons en terre de barre. Il occupait un immense quadrilatère, entouré de hautes et solides murailles, d'une épaisseur prodigieuse, crénelées sans art et incapables de résister au moindre obus, mais pouvant défier les assauts de n'importe quelle armée indigène. Tout un monde vivait là, groupé suivant les fonctions : féticheurs, bourreaux, conseillers, chefs de guerre, amazones, femmes du roi avec leurs enfants, esclaves et bouffons, c'est-à-dire plusieurs milliers de personnes nourries aux frais du monarque. De vastes cours séparaient les divers quartiers de cette espèce de cité. La plus grande, où l'on pénétrait par la porte principale et au fond de laquelle s'élevait la demeure personnelle du roi, était réservée aux réceptions, aux tams-tams, aux évolutions militaires des amazones, enfin à la célébration des Coutumes, ou fêtes commémoratives dont nous parlons. Quelques jours, avant la date fixée, on promenait par la ville, dûment ligotés et au bruit du gongon (sorte de tambour), qu'accompagnaient des hurlements sauvages, les condamnés à mort et les captifs destinés à figurer dans la cérémonie ; le peuple pouvait ainsi se rendre compte de la performance de chacun de ces malheureux au point de vue de son attitude probable au moment suprême ; l'impatience était surexcitée, et l'on se pourléchait les babines à la pensée du spectacle dont le gracieux souverain allait gratifier ses amés et féaux sujets, spectacle auquel la présence des blancs mandés tout exprès de Ouidah donnerait un ragoût très flatteur pour la vanité nègre. On se réjouissait par avance de contempler leurs visages bouleversés et leurs gestes effarés. Enfin, le grand jour est arrivé. Dès le matin, la capitale s'emplit d'une foule bruyante ; les riches ont revêtu, pour la circonstance, des pagnes neufs ; les autres ont lavé leurs vieilles frusques : tous, l'air heureux et le coeur léger, se dirigent vers la grande porte du palais, et vont se masser en rangs serrés, à droite et à gauche, laissant vide un large espace. Des amazones, qui font office de sergents de ville et de municipaux, jalonnent les fronts de bandière et empêchent que l'on dépasse l'alignement indiqué. Devant la case royale, une sorte d'estrade, maladroitement ornée d'étoffes aux couleurs voyantes, attend la cour et les invités blancs. Au bas de cette estrade, les innombrables épouses du maître : elles sont en grande toilette et ont sorti tout leur écrin, verroteries, « gris-gris »' amulettes de formes bizarres; leurs poignets et leurs chevilles sont surchargés de bracelets. Le groupe des féticheurs et des féticheuses mérite une mention spéciale. Les hommes portent une espèce de chape sur laquelle sont grossièrement brodés les attributs, parfois peu décents, des fétiches dont ils sont les serviteurs; sous ces chapes, qu'ils ôtent et remettent de temps en temps, ils ont des jupes courtes et empesées, avec des « tutus », comme les danseuses ; leur coiffure est un haut panache de plumes multicolores. Cet ensemble est d'un effet très extraordinaire et très comique. Quant aux féticheuses, elles sont décolletées... jusqu'aux reins ; leurs épaules, leur poitrine et leurs bras sont couverts de dessins pratiqués sur la peau au moyen de brûlures et d'entailles plusieurs ont des jupes en plumes très laides et assez sales. Glé-Glé paraît. C'est un homme de taille élevée, bien fait et de tournure assez noble ; les traits du visage seraient réguliers, n'était le classique épatement du nez ; le regard est dur et impénétrable ; le teint rappelle plutôt la nuance du bronze florentin que celle du cirage « au fidèle cocher ». Sa Majesté est escortée d'une section de ses gardes, de son bourreau, de ses larrys, de ses porte-parasol, porte-crachoir et allumeur de cigares, de son bouffon, de son héraut et de la jeune favorite chargée d'essuyer, avec un linge blanc, la salive qui, d'aventure s'égarerait sur les lèvres royales, un peu lippues. Les privilégiés de la tribune officielle, nos compatriotes, qui voudraient bien être ailleurs, viennent ensuite et, tandis que le héraut, en robe moyenâgeuse, s'époumone à brailler les noms, surnoms, titres et qualités ainsi que les exploits de son auguste maître, les spectateurs poussent à la mode du pays, des clameurs assourdissantes mêlées de cris perçants. Cependant le roi prend place sur un haut siège en bois dont la forme rappelle ceux qu'affectionnait Dagobert. A ce moment, la réunion présente un aspect vraiment pittoresque. La bigarrure des couleurs qui chatoient sous le soleil et tranchent vivement sur toutes ces peaux noires, les plumes brillantes qui s'agitent sur les têtes des féticheurs, les parasols rouges des chefs, les verroteries étincelantes des femmes ; et puis ces dix milles hommes qui frémissent comme des fauves à l'approche du plaisir cruel... ; dominant le tout, ce roi muet, impassible, regardant avec un air de suprême dédain son vil troupeau d'esclaves et attendant, pour faire couper deux cents têtes, d'avoir fini son cigare... Le tableau ne manque pas de saveur. Mais voici que l'on apporte un grand bassin de cuivre destiné à recevoir le sang des victimes. Sabre en main, le bourreau est à son poste. Glé-Glé jette son bout de cigare dans le crachoir d'or, on lui essuie les lèvres, il baille et fait un geste imperceptible. Le signal est donné. On commence par des hors-d’œuvre, par une sorte de lever de rideau, en égorgeant une quantité d'animaux : presque toute la faune du Dahomey est représentée, depuis le poulet inoffensif jusqu'à la hyène. A chaque coup de sabre, les féticheurs prononcent avec volubilité, et en faisant de grands gestes, des incantations qui ont pour but de conjurer la colère des fétiches et de les supplier d'avoir pour agréable le sacrifice qui leur est offert par le grand, le puissant, l'incomparable Glé-Glé. Cette bagatelle de la porte en forme d'hécatombe est répugnante comme le serait une séance d'abattoir, mais elle n'a rien de dramatique et les spectateurs européens n'en éprouvent que des nausées. Quand le lot d'animaux domestiques et sauvages est épuisé, on suspend la cérémonie, afin de permettre l'enlèvement des cadavres. D'un air narquois, Sa Majesté offre du Champagne à ses hôtes blancs, tandis que des femmes dansent un pas de caractère au bruit des tams-tams et miment avec expression une scène naïvement naturaliste. L'entracte est court. Chacun reprend sa place, fait silence, tourne la tête vers la partie ouest des bâtiments et tend le cou pour mieux voir. Le roi se lève. Aussitôt, on voit s'avancer une longue théorie de gens qui, deux par deux, portent à la manière indigène, c'est-à-dire sur leur têtes, des hommes étendus et liés sur des planches. Ils déposent leurs fardeaux devant l'estrade, détachent les victimes expiatoires et les font ranger face au roi. Tremblant de tous leurs membres, les infortunés poussent des gémissements, demandent grâce et jettent sur les blancs des regards désespérés. C'était, m'ont assuré ceux dont je tiens ces détails, le moment le plus affreux pour nous. Le cœur soulevé d'indignation et gonflé de pitié, l'âme outrée de colère, il fallait contenir à tout prix l'explosion de nos sentiments, car nous étions l'objet de l'attention générale; on épiait nos physionomies et nous voulions, coûte que coûte, éviter de servir de risée à ces brutes. Si nous ne pouvions pas nous empêcher de pâlir, nous nous forcions, du moins, à sourire, et c'était dur.. Mais en notre qualité d'étrangers, nous avions un privilège : celui de demander au roi de gracier, en notre honneur, quelques-uns de ces malheureux. Souvent, il refusait tout net, d'un ton rogue ; d'autres fois, — et surtout lorsqu'il avait besoin de nous pour une affaire commerciale à traiter, pour une vente ou un achat à conclure, — il ordonnait qu'une dizaine de prisonniers fussent relâchés. Ces jours-là, nous sortions de l'horrible fête un peu moins malades ; à nos cauchemars se mêlait quelque chose comme de la joie. La requête des blancs est accueillie ou rejetée ; les préliminaires sont terminés. GléGlé prend alors la parole et s'adressant aux victimes : « Vous allez, leur dit-il, rejoindre mes pères dans le pays des trépassés. Saluez-les de ma part, dites-leur que je conserve leur mémoire, que j'observe leurs traditions et que c'est afin de les honorer que je vous ai envoyés auprès d'eux. Ajoutez que mon royaume est heureux et prospère, que ma puissance sur cette terre est sans borne et que mes ennemis tremblent devant moi. Maintenant que vous avez entendu mes paroles, partez! » Ce discours singulier équivaut à l'arrêt de mort sans appel ni-sursis. Le bon peuple fidèle y répond par une ovation frénétique. Quant aux infortunés prisonniers, convaincus que leurs fétiches les ont décidément abandonnés, ils demeurent cois et semblent résignés à remplir dans l'autre monde la mission de confiance dont vient de les gratifier leur impitoyable maître, Le migan (bourreau), — personnage dont la situation équivaut à peu près à celle de président du conseil des ministres, — s'apprête à remplir les devoirs de sa charge en réglant le défilé des victimes vers le bassin de cuivre. Chacun des condamnés s'avance, se met à genoux, baisse la tête et offre sa nuque découverte. Presque toujours la décapitation a lieu d'un seul coup appliqué au bon endroit ; l'exercice continuel de leur art a donné aux employés du migan une réelle maîtrise; ils ont énormément de prestige et tiennent à ne point le compromettre. Une odeur fade s'exhale de ce lieu de carnage et se répand dans l'atmosphère ; les noirs l'aspirent avec volupté et, peu à peu, elle les enivre. Envahis par le délire sacré, les féticheurs commencent à grimacer d'horrible façon; ils agitent leurs sonnettes de cuivre et poussent des cris rauques. Un tapage infernal se déchaîne, l'ardeur des massacreurs redouble ; couverts de sang, l'écume aux lèvres, ils frappent avec rage et font voler les têtes. Malheur, en ce moment, aux Européens qui, par un geste, par un mot, eussent essayé de protester contre la bestiale cruauté de ces sauvages affolés ! Toutes les fois que le bassin de cuivre déborde de sang, on va répandre son contenu sur le sol de la case à fétiches consacrée aux ancêtres, puis on recommence à le remplir. La fête se termine par une large distribution de tafia et par un tam-tam monstre qui dure tant que les gongoniers peuvent faire résonner leurs instruments, tant que les danseurs ont la force de gambader et de chanter, en mineur et d'une voix gutturale, des mélopées traînantes aux intonations bizarres. Lorsqu'on ne peut plus ni sauter ni crier, on boit jusqu'à l'inconscience totale, et les ivrognes s'endorment à côté des morts décapités, immobiles comme eux. Telles étaient, il y a quelques années, les grandes fêtes publiques, appelées Coutumes, où l'on déployait tout le luxe possible et auxquelles ont conviait le ban et l'arrière-ban du royaume. Mais ce n'étaient pas là les seules occasions où s'accomplissaient des sacrifices humains. Des massacres de prisonniers, et surtout des exécutions politiques, avaient lieu dans la plus stricte intimité. Autant l'Européen aurait couru de dangers s'il avait voulu se soustraire au spectacle populaire, autant il lui aurait été difficile, pour ne pas dire impossible, d'assister aux divertissements dont je parle. Si l'on interroge sur ce sujet, comme je l'ai fait, quelqu'un des anciens ministres ou serviteurs de Glé-Glé et de Béhanzin, il s'efforce de détourner la conversation et on n'en tire de craintifs renseignements qu'en usant des moyens comminatoires, — tant sa terreur est restée vivace ! Les tueries à huis-clos n'avaient point pour théâtre le palais de Sambodji, mais un établissement ad hoc, moitié temple, moitié maison de campagne et lieu de plaisance, situé à 12 kilomètres environ d'Abomey, dans la province d'Agony. Cette résidence, qui existe encore en parfait état et que j'ai visitée plusieurs fois, a été construite d'après un plan analogue à Sambodji et, comme lui, se compose de plusieurs cases ou pavillons indépendants, séparés par de grandes cours et protégés par un mur d'enceinte. Elle s'en distingue, toutefois, par sa dimension qui est beaucoup moins grande, et par l'affectation de ses divers corps de logis, qui est très différente. Un ou deux pavillons seulement étaient attribués au roi et à son entourage, tandis que les autres étaient disposés de fort étrange façon : que l'on se figure une succession de cabines étroites juxtaposées comme les stalles d'une écurie, et donnant sur un corridor commun ; le sol, dallé avec soin, est légèrement incliné vers le fond où se trouve un orifice d'écoulement; les murs, blanchis au kaolin, sont parsemés d'arabesques et d'ornements de couleur brune, qui veulent être des dessins allégoriques, voire même des portraits. Chacune des stalles était consacrée soit à un roi, soit à un prince, soit à une princesse. C'est là qu'on égorgeait en leur honneur, et surtout pour le plaisir du monarque. Les motifs de la déclivité du terrain vers le canal d'écoulement s'expliquent d'eux-mêmes. La teinte brunâtre des fresques s'obtenait par un mélange de sang humain... et de bouse de vaches ! On ne saurait classer ce mode de peinture sous aucune rubrique connue, et je ne pense pas qu'une aussi monstrueuse association de choses ait pu germer ailleurs que dans des cervelles dahoméennes. Souvent Glé-Glé, et après lui Béhanzin, désireux d'échapper pendant quelques jours au tracas des affaires, venaient se délasser honnêtement à Zagnanado, — c'était le nom de leur « tata, » — n'amenant avec eux qu'un petit nombre de confidents et seulement quelques amazones pour le service de. la garde et pour celui du cœur. Etendu sur sa natte, lampant à petites gorgées son tafia, heureux de vivre, content des autres et de lui-même, le monarque se donnait la jouissance de faire couper quelques têtes avant déjeuner. Ces têtes n'étaient point celles de condamnés ou de prisonniers de guerre, mais d'ennemis personnels, de gens dénoncés pour avoir tenu des propos malsonnants, critiqué les actes du roi ou fait preuve d'une sympathie suspecte envers les blancs. Quel plaisir raffiné! quel apéritif rare et précieux! Des jeunes filles étaient, par galanterie, immolées dans les stalles consacrées aux princesses. Un profond mystère entourait ces meurtres. On savait bien que le roi et ses proches assouvissaient ainsi leurs rancunes et leurs vengeances particulières, on constatait des disparitions, mais jamais on ne connut le chiffre des victimes ; les témoins, qui étaient en même temps acteurs, avaient de bonnes raisons pour rester bouche close. On peut dire que la police du roi Glé-Glé mérita le qualificatif louangeur de merveilleuse ; elle avait l'oeil et l'oreille partout, agissait sans bruit, exécutait ponctuellement les ordres reçus et ne coûtait pas un sou. Célérité, discrétion, gratuité, telle était sa devise et oncques police au monde n'en conçut de plus admirable. Invisible et constamment présente, elle guettait les démarches, surveillait les propos et possédait à un haut degré le génie de l'espionnage. Ses rapports verbaux, et cependant toujours secrets, parvenaient à leur adresse avec une rapidité surprenante et comparable seulement à la manière dont on s'y prenait pour lui faire parvenir les ordres du maître. Ses arrestations étaient des petits chefs-d’œuvre : sans avoir le temps de faire ouf ! le client était saisi, ligoté et « chicoté » (frappé à coup de chicote, baguette longue et flexible), nous dirions : passé à tabac. Très souvent, nos agents de factoreries eurent à souffrir de ses vexations et se virent obligés de payer des amendes, sous peine de confiscation de leurs marchandises. Ils devaient fermer leurs magasins et leurs bureaux à des heures déterminées, se soumettre à un contrôle tout-à-fait inquisitorial. Néanmoins, Glé-Glé affectait, très hypocritement du reste, de mettre une certaine coquetterie à vivre en bonne intelligence avec les blancs. Il ne se rendait pas compte de ce qu'était une puissance européenne, mais, vaguement, il entrevoyait notre supériorité intellectuelle et jugeait, en comparant les quelques objets importés d'Europe avec les produits manufacturés dans le pays, que notre prééminence commerciale et industrielle était incontestable. Dès qu'il apprenait qu'un navire de guerre français, anglais ou portugais, avait mouillé en rade de Ouidah, vite il dépêchait un messager au « Chacha » ou vice-roi, — personnage dont je parlerai tout à l'heure, — avec ordre de se rendre à bord, de saluer de sa part le commandant et les officiers et de les inviter à venir le voir. D'ordinaire, ces messieurs, poussés par la curiosité, acceptaient. Le roi ordonnait qu'on leur rendit tout le long de la route de grands honneurs, les recevait avec pompe, leur prodiguait des paroles aimables et leur faisait servir un grand repas préparé à la mode des blancs, mais servi à la mode des noirs : le Champagne coulait à flots et des bouteilles innombrables se pressaient en bataillons serrés devant chaque convive. Aux présents que lui offraient les états-majors, il répliquait en donnant des volailles, des moutons et des bœufs. Ces bonnes manières lui permirent de vivre pendant plusieurs années en parfait accord avec ses collègues blancs qui régnaient sur les régions lointaines. Notre amitié lui semblait particulièrement désirable, car il avait trouvé chez nos négociants plus de cordialité qu'ailleurs dans la façon de traiter les affaires et une plus grande franchise dans le caractère, avantages qu'il appréciait d'autant mieux qu'il était lui-même d'une fausseté remarquable. C'est pourquoi il signa, en 1861, un premier traité de commerce avec la France, — quand je dis qu'il signa, je me sers d'une métaphore. Quelques années plus tard, il lui céda le port de Cotonou et, en 1878, il ratifia solennellement lesdites conventions. Toutes restèrent, d'ailleurs, à l'état de lettre morte, et quand on lui réclama l'exécution de ses promesses, il sembla tomber des nues et se désavoua lui-même avec la plus aimable désinvolture. Ce fut là l'origine de nos conflits qui aboutirent à la guerre et à la conquête. Paul Mimande, «L'HÉRITAGE DE BÉHANZIN», Paris, 1898
IV. Gloire et Misère Diplomatiques du Chacha Julian de Souza, sous le Roi Glèlè Pendant qu'il traitait avec nous, Glé-Glé avait failli avoir maille à partir avec les Anglais, mais il s'en tira fort bien comme on va voir. Un des princes royaux, —je crois que c'était le futur Béhanzin, — avait vu un jour à Ouidah, chez un commerçant britannique, une pièce d'étoffe qui lui plut. Quelques semaines plus tard, revenant dans la même localité, il commanda qu'on allât lui quérir ce coupon. — Je ne l'ai plus, répondit le gérant de la factorerie, je l'ai vendu et c'était mon unique échantillon. Fureur du prince qui prend cette réponse pour une défaite et une insolence; perquisition dans la factorerie et arrestation de l'agent auquel on inflige le plus grand outrage que puisse recevoir un blanc, celui de le déchausser. Tous les Européens protestèrent énergiquement et une lettre fut envoyée au chef de la station navale anglaise de l'Atlantique. Assez contrarié de cette affaire, Glé-Glé ordonna la mise en liberté du commerçant. Mais la lettre était arrivée à son adresse et aussitôt une frégate avait mis le cap sur Ouidah. Dès son arrivée en rade, le commodore fit connaître qu'il exigeait, sous peine de blocus, une indemnité de deux mille livres sterling. Glé-Glé se fit expliquer ce que les blancs entendaient par blocus et, lorsqu'il l'eut compris, il déclara que non-seulement il ne donnerait pas un centime, mais encore qu'il opposerait au blocus maritime le blocus terrestre; et sans autre forme de procès, il interdit toute communication entre les factoreries situées sur la plage et l'intérieur du pays. Les transactions furent arrêtées et les négociants ne tardèrent pas à entrevoir les approches de la famine. Ils firent une démarche collective auprès du commodore pour le supplier de lever le blocus et de s'en retourner. Ils n'obtinrent que cette réponse : — J'ai reçu l'ordre de ne pas m'en retourner avant d'avoir touché deux mille livres sterling, et je resterai ici jusqu'à ce qu'on me les ait comptées. — Mais, commodore, dans quelques jours nous n'aurons plus de vivres ; nous allons mourir de faim. — Soyez persuadé, gentlemen, que je regretterai très sincèrement, oh oui, très sincèrement ce triste accident. Malheureusement, mes instructions sont formelles et ma volonté est immuable. Les représentants des maisons de commerce n'avaient plus qu'un seul moyen de se tirer de leur position critique : c'était de se cotiser et de payer de leur poche les deux mille livres. Ils s'y résignèrent et s'en furent porter la forte sommé au commodore. — All right! dit ce dernier. Immédiatement, il leva l'ancre et gagna la haute mer. Le lendemain, par ordre du roi, les chemins redevinrent libres. Cette affaire, dans laquelle il avait positivement roulé les blancs, augmenta beaucoup l'orgueil, déjà si grand, de Glé-Glé et lui donna une haute opinion des capacités diplomatiques de celui auquel il avait confié le soin de la conduire. Cet agent n'était autre que le « chacha » de Ouidah. On appelait ainsi un vice-roi dont la fonction héréditaire était, depuis plusieurs générations, exercée par la famille brésilienne des da Souza. Julian da Souza, chacha en exercice, devint dès lors persona grata auprès de Sa Majesté. On le consultait sur toutes choses : pour un oui ou pour un non, un récadaire (messager royal) venait l'inviter à se rendre à la cour. Comme c'était un garçon fort intelligent, possédant quelque instruction et très supérieur à tous ceux qui l'entouraient, il ne manqua pas d'exploiter la situation et de la monnayer. Malheureusement, il ne sut pas se borner et l'appétit lui vint, par trop vite, en mangeant. Encouragé par ses premiers succès envers les Anglais, il voulut se lancer dans la politique transcendante et s'aboucha avec le gouverneur de San Tomé, auquel il déclara que le roi du Dahomey implorait le protectorat portugais. — Voilà ce que j'appelle une bonne idée, répliqua le gouverneur, je vais préparer un petit traité. Il envoya un officier porteur d'un projet de convention qui contenait des clauses très formelles. Le chacha, conduisit lui-même ce plénipotentiaire à Abomey, le présenta au roi, et, comme il était le seul à pouvoir interpréter la langue portugaise, il se chargea de traduire l'instrument diplomatique, mais il le fit d'une façon si peu littérale, que le mot « protectorat » fut remplacé par celui d' « amitié réciproque ». Glé-Glé trouva ce papier fort bien rédigé, exprimant de fort bonnes intentions, et, sans hésiter, il y apposa sa croix. Quelque temps après, le pavillon portugais flottait sur tous les points habités de la côte. Lé roi ne vit rien d'anormal dans cette manifestation qu'il prit pour une politesse : les maisons de commerce n'avaient-elles pas l'habitude d'arborer les dimanches et les jours de fêtes le pavillon de leur société ? Mais la thèse changea du tout au tout quand une garnison portugaise vint s'installer dans le fort dont la cession figurait au nombre des clauses onéreuses du traité et lorsque des agents portugais firent mine de s'occuper de l'administration du pays. A la stupéfaction, succéda bientôt, chez Glé-Glé, une explosion de colère... noire. Il demanda des explications: on lui répondit qu'on ne faisait qu'exécuter le traité ratifié par lui et organiser le protectorat qu'il avait lui-même sollicité. Le roi comprit qu'il avait été trahi : une nouvelle interprétation du texte portugais lui donna la preuve du mensonge de l'effronté chacha. Mais, en bon nègre, il dissimula, afin de ne point donner à sa future victime la pensée de s'échapper ; il n'adressa aucune question au chacha et feignit d'accepter les faits accomplis. Au bout de quelques jours, il manda celui-ci à Abomey suivant la forme ordinaire par un message très amical. Julian da Souza partit, en grande pompe, se croyant plus en faveur que jamais, et persuadé qu'il amènerait facilement son maître à apprécier les beautés du protectorat. Il ne revint pas d'Abomey. Ses biens furent confisqués et la toiture de sa maison fut arrachée, signe de ruine et de disgrâce définitive. La dignité de chacha fut supprimée. Glé-Glé, en tirant une pareille vengeance de son ancien vice-roi, ne dénonçait pas seulement le traité de protectorat; en outre il attentait à la personne d'un lieutenant-colonel de l'armée portugaise, car ainsi que je l'ai dit, ce titre avait été régulièrement conféré au chacha. Mais le Portugal avait précisément alors des difficultés avec le cabinet français, à propos de ce même protectorat, puisqu'un traité antérieur nous avait cédé le port de Cotonou. Ce gouvernement pensa qu'une guerre, déclarée dans ces conjonctures, pourrait l'entraîner dans des complications fâcheuses, et que l'amour-propre national ne saurait se sentir atteint par les faits et gestes d'un nègre. Comme il avait hissé ses pavillons, il les amena ; il ordonna à ses agents de plier bagage, et les protecteurs abandonnèrent leur protégé sans récrimination de part ni d'autre. Pour la seconde fois, Glé-Glé se moquait des blancs. Ce succès toutefois fut une victoire à la Pyrrhus, car il devait causer la ruine prochaine de son empire et de sa maison, en l'engageant à jouer avec nous un jeu analogue à celui qui avait si bien réussi avec d'autres. Paul Mimande, «L'HÉRITAGEDE BÉHANZIN», Paris, 1898 |
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