Le groupe Boko Haram a fait parler de lui ces jours-ci plus qu'il ne l'a jamais fait de son existence. Et pourtant ce n'était pas faute d'aller d'atrocités en atrocités, d'actes de folie en actes de folie. Mais avec l'enlèvement des jeunes filles de Chibock, ils ont touché une corde sensible. Aussi bien au Nigéria qu’en Afrique et dans le monde. Pour un peu on les remercierait de mobiliser l'attention du monde sur les absurdités du leadership en Afrique. Car, à maints égards, le développement de cette triste affaire trahit les défauts et vices du leadership africain, défauts et vices qu'au Nigéria de grandes voix n'ont cessé de stigmatiser : Wole Soyinka, Chinua Achebe pour ne citer que les plus proéminentes. L'illusion, c'est qu'on a le sentiment que le regard du monde ressemble à un soleil qui éclairerait les défauts et les vices de ce leadership, et permettrait aux Africains de s'en libérer une fois pour toutes. L'enlèvement des lycéennes de Chibock est donc riche d'enseignements sur ce qui se passe en Afrique, même si au fond, le soleil occidental qui nous donne l'espérance est aussi et a été jusque-là la source même de l'ombre de nos malheurs. La première leçon de Chibock c’est qu’en Afrique une fatalité venue d'on ne sait où s'acharne à nous infliger les dirigeants les plus incompétents, les plus médiocres et les plus insensibles que l'on puisse imaginer. Ils n'ont aucune notion de leur devoir. Ils ne connaissent que leur pouvoir et la jouissance qui y est associée. Et pour eux, pouvoir rime avec domination, puissance, autoritarisme, despotisme et bon plaisir. Ils ne sont tenus de rendre compte à personne de leurs actes, et leur bilan n'est d'aucune justification dans le renouvèlement de leur mandat. L'impunité est le terreau de leur pouvoir. Ils sont scandalisés de se voir rappeler accidentellement qu’ils sont là où ils sont parvenus afin de servir le peuple. Pire qu'aux temps coloniaux, ils n'ont que mépris pour le peuple. Et, dans la mesure où les élections qui les portent au pouvoir sont truquées, c'est cette mise entre parenthèses inaugurale du peuple qui détermine par la suite leur rapport au peuple. Quand les lycéennes de Chibock ont été enlevées, Jonathan continuait de faire comme si de rien n'était. S'il avait de ses obligations une idée de plus grande responsabilité, lui qui est capable de mobiliser 6000 soldats pour assurer la sécurité du forum économique mondial, il aurait mis en place un plan de vigilance à même de protéger des lieux sensibles comme des lycées dans des zones réputées à risque terroriste. Les lycéennes ont été gardées dans les environs de leur établissement par le groupe terroriste pendant 11 jours sans que l'armée nigériane n'intervienne pour les libérer. Tout cela prouve le peu d'importance que le gouvernement accorde aux citoyens ordinaires. Il y a dans l'éthique de nos dirigeants l'idée de la hiérarchie de traitement et d'importance. La vie de 1000 citoyens n'inspire rien d'humain ou de légal à nos dirigeants, alors qu'ils sont prêts à compatir, à monter au créneau lorsqu’un seul membre de leur entourage est en danger, et à déployer des moyens colossaux pour y remédier. En somme l'humanité, celle-là qui fonde les droits de l'homme ne commence qu'avec leurs intérêts immédiats, personnels, familiaux ou égoistes. Nos dirigeants politiques croient fermement qu'à l'instar du colon, ils sont là pour jouir, pour aller de mondanités en mondanités, exploiter le peuple, le pays à leurs fins personnelles, se voir dérouler des tapis rouges, parader en présidents, en ministres, amasser de l'argent en toute impunité. Il fallait voir l'agacement de M. Jonathan lorsque le monde a commencé à s'émouvoir de l'enlèvement des lycéennes de Chibock. Pendant quelques jours, il avait cru qu'il en irait de cet événement comme de toutes les bêtises intérieures auxquelles la mystification de l'indépendance servait de voile pudique et de prétexte : 20 milliards de dollars de détournement à la NNCP, violence endémique due au chômage, prévalence du délire religieux dans les sphères du gouvernement, corruption à tous les étages, accidents de circulation meurtriers dus au mauvais état des routes, etc. Mais, manque de chance, la symbolique de l'enlèvement des 200 lycéennes est trop forte pour être tenue sous le boisseau ; trop forte pour que le monde extérieur ne se sente pas concerné. Cette symbolique qui rappelle à l'évidence l’imaginaire partagé de l'esclavage n'a pas laissé indifférents les héritiers des deux autres côtés du commerce triangulaire. Et, du coup, un dirigeant qui croyait être protégé par les remparts de la fiction de l'indépendance dans l'irresponsabilité et la médiocrité, dans l'absurdité et l'impunité se voit brutalement démasqué par le soleil moral, et les leçons de droit politique venus de ce même Occident. Ce moment où nos dirigeants sont rappelés à leurs devoirs primordiaux par ceux-là mêmes qu’ils imitent dans le mépris et la mise hors jeu du peuple est un moment crucial dans l'émancipation des peuples africains. Le symbole seul n'a pas suffi. Il a fallu aussi que les Nigérians se lèvent et lancent un mouvement – *BringBack our Girl--manifestent, pour que le monde relaie leur voix. La première leçon de Chibock c'est que l'irresponsabilité et la médiocrité de nos dirigeants, leur impunité et leur insensibilité ne sont pas une fatalité, même si elle est héritée de l'histoire. Si nous voulons de meilleurs dirigeants, des dirigeants qui ont une conscience aiguë de leur responsabilité, des dirigeants qui viennent au pouvoir pour servir le peuple, nous devons l'exiger, le faire savoir, nous ne devons pas rester les bras croisés ou indifférents. Le peuple et les organisations de défense des droits civiques et humains doivent sans cesse se mobiliser pour exiger de nos dirigeants d'être à chaque instant à la hauteur de leurs obligations. Nous devons symboliser ce qui est réel et problématiser ce qui est un problème. Cela passe sans doute par l'organisation d'élections libres et justes, exemptes de fraude. En effet, un dirigeant qui vient au pouvoir en dehors de l’aval électoral réel du peuple, se complaît facilement dans l'irresponsabilité et la médiocrité, car il sait ne rien devoir à un peuple anesthésié et mis hors circuit. Mais, au-delà des élections, la lutte pour l'élévation du niveau de sensibilité des dirigeants à la condition du peuple et au droit de chaque citoyen est une lutte de tous les instants. Une lutte sans merci, sans répit qui passe par des paliers que le peuple doit inlassablement franchir. L'autre leçon de Chibock est d'ordre éthique ou moral. Depuis l'enlèvement des lycéennes, aucun comptage fixe des jeunes filles enlevées n'a été donné. Ni par le gouvernement ni par la presse. Le nombre des lycéennes enlevées à chaque jour varié au gré des informations. Tantôt on nous parle de 100, tantôt on parle de 175 tantôt de 200, tantôt de 250, parfois de 276 ou de 300 ! Quelle sacré désordre ! En somme, dans une expression mathématique prenant en compte la notion d'incertitude, on dirait que le nom de lycéennes enlevées est de 200 +-100 ou de 250+-50 ! Et tout est dit. Ainsi, au bas mot, le Nigéria passe dans la catégorie epsilon la vie de 50 êtres humains, la vie de 50 citoyens. Cela en dit long sur l'idée que nous faisons en Afrique de ce qu'on appelle les droits de l'homme, le droit à la vie, la valeur d'une vie humaine. Ce n'est certainement pas en France, ni en Allemagne ou aux États-Unis que l'on passerait en incertitude la vie d'un seul citoyen. Et c'est là toute la différence entre l'Afrique et l'Occident en matière de droits de l'homme. Cette difficulté que nous avons à ne pas donner de l'importance à la vie humaine à sa juste mesure, cette difficulté à savoir qu'une vie humaine en vaut tout autre et qu'une seule vie en vaut toutes les autres. C'est tout le contraire de la mentalité qui a prévalu les siècles écoulés, caractérisés par l'esclavage et son corollaire symbolique le sacrifice humain. Si l'enlèvement des jeunes filles de Chibock renvoie symboliquement à un épisode sombre de notre passé, la leçon à en tirer interpelle la valeur que nous accordons à la vie humaine, à la liberté et à l'égalité des citoyens. Il s'agit donc d’une leçon politique et morale touchant au prix que nous sommes prêts à payer pour faire nôtres et défendre ces valeurs.
Binason Avèkes
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