À PROPOS DU « SUPPLÉMENT AU VOYAGE DE BOUGAINVILLE » par Michel Brix |
Un des événements les plus marquants du règne de Louis XV fut le voyage autour du monde effectué de 1766 à 1769 par le navigateur Louis-Antoine de Bougainville. Parti de Nantes à bord de la frégate La Boudeuse, Bougainville avait été notamment chargé de restituer les îles Malouines aux Espagnols (ce fut chose faite en avril 1767), de chercher un comptoir près de la côte de Chine et de se rendre maître, entre l’Amérique du Sud et l’Asie, de contrées qui pourraient revenir à la couronne de France. C’est ainsi qu’en avril 1768, l’équipage avait passé neuf journées sur l’île de Tahiti (ou Otaïti). Dès le re- tour en France des marins (qui arrivèrent à Saint-Malo en mars 1769), ceux-ci se mirent à parler presque exclusivement de cette escale à Tahiti et à faire des récits enchanteurs de leur séjour sur une île dont les navigateurs célébraient, de façon dithyrambique, les merveilles : le climat délicieux, la beauté de la nature, la simplicité, l’affabilité et le pacifisme d’habitants ignorant le sentiment de propriété, et—surtout—la complète liberté sexuelle de s autochtones. Les Français racontaient notamment que, dès leur arrivée, ils avaient été invités à partager, avec des Tahitiennes offertes et ravissantes, les plaisirs de l’amour physique : Vénus était, sur cette île miraculeuse, la déesse de l’hospitalité ; dans cet Éden amoureux, aucune entrave n’empêchait les femmes de suivre leurs penchants et la loi de leurs sens. Ce qu’on a appelé la «fable» de Tahiti, i. e. l’assimilation de l’île à un paradis lascif et tropical voire—selon le mot de Bougainville lui-même—à une Nouvelle-Cythère, se diffusa très vite, alors, en France et même au-delà, dans toute l’Europe occidentale. Accroissait aussi cet engouement la présence à Paris d’un jeune Tahitien, Oatourou, ramené par l’équipage et qui restera onze mois en France. Ainsi, du grand voyage autour du monde, c’est l’escale tahitienne seule que retint un public émoustillé par des peintures qui flattaient l’atmosphère de libertinage prévalant à Paris sous Louis XV. Bougainville, un peu dépassé par ses marins, voyait ainsi, non sans dépit, la mémoire de sa grande entreprise réduite à la découverte d’un Eldorado du divertissement sexuel—toute autre observation étant reléguée à l’arrière-plan. L’enthousiasme ne faiblit pas lorsque Bougainville publia, en mai 1771, son Voyage autour du monde (Paris, Saillant & Nyon), où le navigateur s’attache pourtant à nuancer les évocations voluptueuses de la «Nouvelle-Cythère» et suggère, dans un des deux chapitres qu’il consacre à Tahiti, que —sous la façade de la liberté des mœurs—se cacherait un pouvoir masculin particulièrement oppresseur. Vaines précisions : le public ne vit dans le Voyage que ce qui correspondait à son impression initiale et confortait le «mythe» tahitien de l’anarchie heureuse. L’ouvrage trouva au moins—compensation non négligeable— un lecteur prestigieux en la personne de Denis Diderot, qui ne s’avisa pas seulement de lire le Voyage autour du monde, mais prit de surcroît l’initiative d’en rédiger un compte rendu, qu’il destinait à la Correspondance littéraire. À la différence de la plupart de ses contemporains, le philosophe gardait une distance critique vis-à-vis de la «fable» de Tahiti et, tout en rendant grâce à la prouesse des navigateurs et aux avancées scientifiques qu’ils avaient permises, il faisait état néanmoins de sentiments mitigés, qui lui étaient précisément inspirés par le récit de la fameuse escale d’avril 1768 dans le Pacifique. Ainsi, Diderot annonçait notamment que ce premier passage des Français à Tahiti serait suivi par d’autres et que les habitants de l’île fortunée auraient sans doute, dans un proche avenir, à regretter amèrement la bienveillance amicale avec laquelle ils avaient accueilli Bougainville et ses marins. Le philosophe évoquait aussi le malaise qu’il ressentait en rêvant à un pays «meilleur », comme Tahiti, alors que le voyage, envisagé de façon générale, lui inspirait de nettes réticences, qu’il ne formulait cependant pas explicitement. |
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