Devant la maison de ma sœur où je loge depuis mon retour définitif au Bénin, se trouve une maison inachevée. Phénomène de société, fait de culture, les maisons inachevées font partie du décor urbain de nos villes – grandes et moins grandes : il relève à la fois d’une éthique et d’une pratique. D’un point de vue éthique, le Béninois, on le sait, valorise le fait de posséder son coin de terre et d’y élever sa demeure. En fonction de ses moyens, il donne à ce rêve la forme de ses rêves. Il n’a de cesse de le réaliser. Pour la bonne cause : famille, relations, amis, parenté dont chacun peut, à loisir, avoir sa part de la jouissance de ce lieu commun. Tant il est vrai qu’au Bénin toute maison est une maison commune. C’est pour se conformer à cette attente légitime que dès qu’il le peut, le Béninois se met en demeure de construire sa demeure. Tendus vers ce but de sa vie, – premier entre tous – tous ses efforts visent en permanence à l’atteindre, à s’en rendre maître. Et pour se faire, il met en jeu sa propre stratégie. Toute une palette de choix se présente en fonction des situations : il y a ceux qui construisent de but en blanc parce qu’au préalable ils ont épargné ; il y a ceux qui ont bénéficié de la manne d’un héritage ; ou ceux qui – et c’est là l’un des usages fatals du détournement de denier public –profité d’une source frauduleuse. Figer les rapines dans du béton armé est une des stratégies du Béninois pour blanchir l’argent indûment acquis. Le Béninois ne blanchit d’ailleurs pas l’argent, il le fige en béton. Enfin, dans leur grande majorité, les Béninois choisissent d’aller à leur rythme et réalisent leur rêve de maison étape par étape : acquisition du terrain, pose de la fondation, élévation des murs ; pose de la toiture, réalisation des commodités, peinture, etc. Souvent, pour amplifier l’effet de son épargne, à un moment donné, lorsque le gros œuvre est passé, et surtout lorsque la maison présente une viabilité essentielle, le Béninois n’hésite pas à l’intégrer en même temps que se poursuivent les travaux de finition. Telle est le cas de la maison de ma sœur où je loge. Pavillon de 6 pièces avec une petite véranda, une courette qui donne sur la cuisine indépendante et l’enclos des animaux domestiques : lapins, moutons et autres coqs chantant au petit matin. Il y a aussi dans la grande cour d’entrée de la maison, un hangar faisant office de garage, et un puits artésien à la limite du mur mitoyen. La maison est inachevée dans la mesure où tout ce qui n’est pas essentielle à sa viabilité reste à faire : plafond, peinture, toilette et salle d’eau modernes avec plomberie. Même la clôture, constituée d’un étagement de briques encastrées, malgré son utilité pour la sécurité est provisoire. Non loti pour l’instant, le terrain sur lequel la maison est construite, à l’instar de celui du voisin avec lequel il partage plus d’une ressemblance, est sous le coup d’une réduction de superficie due au tracé d’une route prévue pour passer juste à côté. Cette route, selon les dernières informations dont dispose ma sœur emporterait le puits et un arbuste devant la véranda, et épargnera l’essentiel de la maison. C’est seulement après cette opération chirurgicale que les travaux de finition pourront être entamés. Pour l’heure, de part et d’autre, une guerre de magouille se déploie. Les riverains, tous autant qu’ils sont, mettent en jeu leurs bras longs pour se tirer d’affaire à bon compte. Chacun essayant de repousser la morsure cadastrale le plus loin possible de soi. C’est dans ce contexte que surgit devant la maison une construction inachevée. Rien de vraiment extraordinaire dans le décor urbain du Bénin, qui alterne toute sorte de niveaux d’avancement des constructions ; depuis le carré envahi par la broussaille – degré zéro de la maison encore à l’état de rêve – jusqu’aux villas cossus et éclatante de couleur, en passant par la gamme relativement étendue des situations qui traduit la prodigieuse adaptabilité du Béninois, sa souplesse et son incroyable capacité à faire foyer dans le provisoire. Rien d’extraordinaire dans le cas de cette nouvelle maison inachevée, sinon qu’elle rappelle un peu – et peut-être même beaucoup, la maison qui servit de cadre et de point de départ à mon dernier roman, Setchémè dont le titre initial était « La Maison du peuple » parodie voulant dire une maison construite avec l’argent public détourné ; et parce qu’abandonné dans son inachèvement coupable, retombe en quelque sorte dans le domaine public, lorsqu’elle se voit accaparée, envahie et prise d’assaut par une armée de squatteurs nécessiteux. La ressemblance de la maison d’en face avec la « Maison du Peuple » n’est pas surfaite. A en croire les indiscrétions de ma sœur, la propriétaire, une femme qui travaillait à la direction de la police nationale aurait fait sortir le gros œuvre de terre en l’espace d’un mois (zogbé-zogbé, comme on dit en fon). Le travail se faisait nuit et jour, paraît-il. Des engins sophistiqués se relayaient, fabriquant le mortier, les briques, apportant l’eau, etc. Les maçons travaillaient sans relâche. Puis tout à coup, plus rien. La navette des engins s’arrêta, les travailleurs de jour comme de nuit furent comme pétrifiés. Un peu après l’arrivée au pouvoir du gouvernement actuel tout s’est arrêté. La propriétaire des lieux et commanditaire des travaux fut emprisonnée pour cause de détournement de denier public. S’il y a tant d’argent à détourner dans un lieu apparemment aussi peu galetteux que la Police nationale, que dirait-on alors des lieux naturellement prédestinés ? Lire "Bénin, la maison inachevée"
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