Par rapport à nos langues nationales dont nous hésitons hélas à prendre à bras-le-corps le devoir de sa libre utilisation en toute maturité, il faut comprendre une ou deux choses. Premièrement, l'utilité qu'aurait été pour nous d'utiliser un système d'idéogrammes dont le chinois en donne une idée à défaut d'en être le modèle. Avec un tel système, tous les béninois peuvent s'écrire, se lire du Sud au Nord, de l'Est à l'Ouest, sans distinction d'ethnie, de langue, sans avoir besoin de traduction. Mais, vu que la colonisation a violé notre capacité d'autonomie mentale et intellectuelle nous trouvons la dépendance à des choses héritées du colonialisme commode, et nous préférons un système qui n'est pas plus adapté à notre situation. Cela étant dit, cette tendance aliénante à ne pas réfléchir avant de faire son choix, à rester toujours dans la nuit d'une forme d'enfance stupide n'est pas propre au seul domaine de l'écriture : elle est plutôt générale dans notre manière d'être de colonisé.
Nous sommes globalement ridicules à travers nos attitudes contradictoires. Par exemple de tous les pays et continents du monde, les africains sont ceux qui ne parlent ni n'écrivent officiellement dans leurs propres langues. Nous parlons des langues héritées du colonialisme. Mais nos dirigeants politiques, chefs d'État, présidents, premiers ministres, contrairement à tous les autres, sont ceux qui s'affichent dans des vêtements soi-disant africains, à travers lesquelles ils prétendent exprimer leur identité leur authenticité pour ne pas dire leur essentialité. Comment se fait-il que ce que nous concédons dans des domaines aussi importants que la langue, l'écriture ou la religion--ce qu'on appelle les systèmes symbolique touchant à notre mental profond--nous fassions mine de le récupérer ou de l'exorciser par des grimaces cosmétiques sur une soi-disant authenticité vestimentaire ou identité africaine ? Bizarre et pathétique… Avons-nous jamais vu le premier ministre japonais se balader en kimono dans le monde ? Et pourtant ce pays est un grand pays qui parle sa propre langue !
Deuxièmement et pour rester au Bénin et en revenir à l'aspect de l'écriture par lequel cette réflexion a commencé, la question est : comment se fait-il que, après avoir choisi le système alphabétique dont l'imperfection et l'inadéquation ne sont plus à souligner, lorsqu'il s'agit de rendre certains mots intraduisibles en langue européenne comme les noms de ville où les patronymes, comment se fait-il que nous demeurons dans la pratique incapables de nous approprier l'alphabet de façon autonome ? Et que même dans l'écriture de nos noms de famille nous nous croyions obligés d'être bienveillants ou de faire des concessions à une espèce de surmoi néocolonial ? Alors que nous sommes censés parler entre nous et pour nous. Mais peut-on vraiment parler entre soi avec la langue de l'autre ? En fait, lorsque deux béninois se parlent ou échangent en français, que ce soit à l'écrit ou à l'oral, ils n'ont pour ainsi dire aucune intimité langagière ni mentale puisqu'ils se parlent sous l'œil arbitral du surmoi français. Mais revenons. La complaisance ou la bienveillance déplorée ici touche à la manière d'écrire certain noms autochtones, certains patronymes comme si nous ne les écrivions pas à nous-mêmes mais d'abord à une instance arbitrale néocoloniale. Par exemple un petit examen de nos voyelles et de nos consonnes permet de se rendre compte que les sons que représentent les lettres ou les voyelles dans nos langues n'existent pas tous dans les langues européennes. De ce fait, il y a des lettres de l'alphabet latin qui ne correspondent à rien dans nos langues ; de même qu'il y a des sons dans nos langues nationales qu'aucune lettre de l'alphabet latin ne peut prendre en charge ou rendre exactement. Par exemple le “ P” du mot papa en français n'existe pas en fon ; de même que le son “ch” du mot chapeau. Dans ce cas pourquoi, lorsque nous voulons écrire nos noms de famille, par exemple lorsque nous voulons écrire un nom qui signifie panthère en français nous écrivons KPOSSOU alors qu'il aurait suffi ou été cohérent d'écrire POSSOU ? De même qu'un MONCHO aurait été plus cohérent que MONTCHO, un APLOGAN au lieu de AKPLOGAN.
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Si nous nous étions vraiment approprié l'alphabet latin pour nous parler ou nous écrire à nous-mêmes et non pas à une instance arbitrale exogène invisible, nous ne nous serions pas embarrassés des surcharges inutiles dans l'écriture de nos noms et patronymes nationaux ; l'écriture de ces noms n'aurait présenté aucune ambigüité pour les locuteurs de leur langue d'origine. Mais nous sommes si soucieux de faire des concessions aux Français que nous surchargeons l'écriture de nos noms et patronymes inutilement. Or les Français ne nous font pas de concession inverse dans les mêmes conditions. Les Français ne conçoivent pas ni n’écrivent leur langue française du point de vue francophone par exemple. Du reste, cela aurait été absurde. Ils ne parlent ni n'écrivent leur langue sous le regard d’aucun juge extérieur, invisible fût-il d'extraction francophone. Par exemple lorsque le français écrit ASNIÈRES il le prononce bien ANIÈRE sans se demander si un africain francophone qui découvre ce mot pour la première fois le prononcerait de cette façon ; de même, écrit-il Saint-Ouen là où il prononce “Sintouin “. Pourquoi ne réfléchissons-nous pas un peu plus à fond à l'appropriation des outils que nous empruntons chez les autres ? Pourtant cela ne mange pas du pain. Ce travers -le refus ou le défaut d'adapter les outils d'emprunt à nos réalités spécifiques - est beaucoup plus accentué dans la zone francophone que dans la zone anglophone de l'Afrique. Cet état de choses est bien pris en compte dans les pays anglophones comparés aux pays francophones pour la simple raison que la colonisation anglaise est moins mentalement vicieuse que la colonisation française. La colonisation française qui poursuit les esprits dans leurs derniers retranchements mentaux au nom de l'idée extravagante de l'assimilation, ne permet pas ensuite d’exercer une liberté intérieure dans l'appropriation des outils d'emprunt. Tel n'est pas le cas de la colonisation anglaise. Ainsi au Nigéria par exemple ou l'utilisation de la langue yoruba a des années-lumière d'avance sur son usage au Bénin, cette économie de moyens et la conscience de l'adaptation dans l'appropriation des outils, aboutit à une certaine économie de moyens et à un libre évincement de l'instance imaginaire d'autocensure dont nous trainons encore le boulet au Bénin.
Puisse cette conscience de liberté et d'autonomie dans l'appropriation des outils d'emprunt au niveau de la langue s'éveiller pour notre libération.
Apovi Bacho
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