Mon Cher Pancrace,
Les gens n’aiment pas qu’on « mette la langue » sur les questions du régionalisme. Ils préfèrent les administrer en douce, les subir ou en profiter en silence. Ainsi au Bénin, bien que le sud soit démographiquement majoritaire, on ne sait pas pourquoi, comme au Ghana avec lequel il partage à peu près la même structure ethnique, les Présidents ne sont pas plus souvent originaire du Sud que du Nord. Et pourtant ce fait n’est pas la conséquence d’un hasard. Mais chut… il ne faut surtout pas en parler, car ce n’est pas politiquement correct. Aussi, mon Cher Pancrace, grande est ma joie que, jetant tout scrupule par-dessus bord, tu me demandes ce que je pense de cet état de chose, et s’il ne confine pas à une dérive morale nuisible à l’équité et à la paix nationale. « Ne penses-tu pas, me demandes-tu, que le prochain président du Bénin sera fatalement du Nord comme ça a été pratiquement le cas depuis 50 ans d’indépendance ? » Ah, quelle question courageuse ! Les bonnes âmes pétries d’égalitarisme national sinon d’africanisme imbécile te diront : « qu’importe que le Président soit du Nord, de l’Est ou du Sud, pourvu qu’il soit bon ! » Pendant ce temps, les plus madrés d’entre eux passeront leur temps à manœuvrer en douce pour que le vieil état des choses se perpétue malgré son imparité démographique et identitaire. Tous ces gens qui n’ont que l’unité africaine, ou l’égalité à la bouche sont pour moitié des imposteurs et pour moitié des imbéciles, les uns dupant les autres pour préserver leurs sordides intérêts. Et il faut du courage pour les démasquer
D'un point de vue intellectuel, ce n'est pas ce qui te manque, cher ami. Et, je l’espère, avec une égale vertu, je vais essayer d’examiner la question et te répondre sans détour ni crainte.
Comme tu le sais, dans l'histoire politique du Bénin, il y a eu en tout et pour tout quatre présidents de la république élus avec une longévité en poste supérieure à deux ans. L'un d'eux ayant été élu deux fois. Parmi ces 4 présidents, 3 sont originaires du Nord et un seul est originaire du Sud. Le seul président du Sud n'ayant pas été réélu, c'est dire qu'un président du Sud n'a pas été à la tête du pays pour plus de cinq ans.
Depuis l'indépendance du Bénin, et ramené aux élections démocratiques, les présidents élus sont presque exclusivement du Nord. Cette prise de pouvoir, aussi démocratique soit-elle, a fini par avoir un modus operandi, lequel? Eh bien le présidentiable du Nord, sûr d'avoir la totalité des voix de sa région, recrute des médiateurs que l'on peut appeler comme on veut (chacals, rabatteurs de voix, vendus, etc.) régionaux qui lui facilitent la tâche. Le sud, puisque c'est de cette région qu'il s'agit, est virtuellement transformé en un vaste marché où l'homme politique du Nord vient s'assurer de grands électeurs clients. La réciproque de cette démarche – à savoir le fait qu'un homme politique du Sud aille recruter des intermédiaires pour s'assurer le vote du Nord – est tout simplement impossible. Pourquoi? Eh bien pour au moins deux raisons : les sudistes ont une propension à se vendre, sans doute bien pour des raisons héritées de l'histoire et de la culture. La culture de l'esclavage qui a marqué durant de longs siècles la vie sociopolitique et économique des régions du sud et forgé la mentalité des gens, n'y est pas étrangère. La deuxième raison découle de la première. L'esclavage a créé une éthique d'insécurité, de manque de confiance et de divisions profondes entre des peuples pourtant très proches et qui partagent beaucoup de choses en commun : espace géographique, système symbolique. C'est sur ce terreau hérité de l'histoire que spécule l'homme politique du Nord, qui en est arrivé à prendre pour allant de soi sa démarche de recrutement de clients politiques sur lesquels asseoir ses chances d'être élu président. Ces chances sont d'autant plus fortes que le sud est plus peuplé que le Nord, et le Nord toujours uni comme un seul homme derrière son représentant fait le plein de ses voix. L'inverse de cette situation, – à savoir un Sud uni et complétant ses voix par celles du Nord – est doublement sujet à caution. D'abord parce que l'unité du Sud est problématique, ensuite parce que le Nord préférerait perdre son âme que de voter significativement pour un candidat qui n'est pas du Nord.
La problématique de la division est donc au cœur de la difficulté d'élire un président du Sud au Bénin, ce qui équivaudrait à la facilité relative d'élection d'un président originaire du Nord minoritaire par une bonne partie de l'électorat d'un sud aussi majoritaire qu’indiscipliné. Le jeu de ce prélèvement substantiel est bien ce qui affaiblit le sud lors des élections présidentielles en même temps qu'il fait la force du candidat du Nord.
Pour autant, peut-on affirmer que le Nord à l'exclusivité de la propension à l'unité là où le sud aurait le monopole de la division? Certainement pas, mon cher Pancrace. Un regard sur l'histoire politique du Bénin montre que l'espace sociopolitique qu'on appelle Nord n'est pas forcément une entité monolithique et sans état d'âme ou tout se passe dans un climat de concertation et de paix idyllique. Dans les années de tractations politiques d'avant l'indépendance, Hubert Maga avait réussi à se poser comme personnalité incontournable d’un Nord qu'il pouvait encenser avec une passion d'autant plus exacerbée que sa propre appartenance y était sujette à caution. En tant que nordique, Maga n’était pas bien accueilli dans son département natal, le Borgou, alors qu’il était adopté par l'Atacora où son influence sociale était reconnue et respectée. Le MDD, le mouvement démocratique dahoméen qui succédera par décloisonnement au très régionaliste GEN (Groupe ethnique du Nord), permit à Hubert Maga, en alliance stratégique avec le PRD, de Sourou Migan Apithy, d'avoir un représentant à l'Assemblée de l'Union Française. Pour autant, Maga n'avait pas la haute main sur les acteurs politiques du Nord. Contestée pour son impuissance, sa légitimité est mise en doute ; par exemple, lors des élections du 19 juin 1955 au Conseil de la République. Son département natal, le Borgou, était à la source de la défiance dont il était l'objet. Ses détracteurs se faisant fort de lui reprocher – du fait que le père de Maga était de la Haute-Volta – ses « origines paternelles étrangères. »
La quasi-absence d'un ciment idéologique au sein du MDD entraîne une forte contestation dans leurs rangs et au sein de mouvements nordiques concurrents. Mais malgré ces dissensions, la primauté de Maga est restée intacte. Et le sens de l'unité du Nord autour de sa personnalité sauvegardé. Ce qui permettra tour à tour à Hubert Maga de confirmer sa stature de chef naturel du Nord, d’accéder au bureau de la nouvelle assemblée le 14 mai 1957, puis à la présidence de la république le 26 juillet 1960.
Comme on le voit, la division du Nord sait se résoudre dès lors que l'on passe au niveau supérieur de l'élection d'un président de la République où la perception de l'intérêt collectif s'impose à tous. De fait, le Nord n'a pas particulièrement brillé par ses luttes politiques fratricides chroniques et vivaces comme ça a été le cas au Sud, jusqu’à la création de l’UN après 2006. Avant cette date en effet, et depuis l’indépendance, au Sud, les divisions fratricides n’étaient pas seulement actuelles mais plongent leurs racines dans les violences, haines et rancœurs héritées du passé. Bien souvent, symboliquement comme actuellement, elles s’organisent autour des mêmes structures et des mêmes données territoriales, culturelles, idéologiques, etc. La rivalité entre Soglo et Houngbédji semble relayer l'antique défiance fatale entre Toffa et Béhanzin, Porto-Novo et Danhomè, de même que la division fratricide entre Apithy et Ahomadégbé semblait réactualiser le conflit irréconciliable des frères ennemis depuis la séparation des fils d'Adjahouto à Allada. En un mot, la violence et le caractère passionnel des divisions du Sud ne tiennent pas seulement à l'esprit de violence liée à l'esclavage, mais sont aggravées par l'unité, la fraternité originelle des belligérants. L'unité primitive essentielle du Sud est la cause même de sa désunion, de sa division. Alors que le Nord, en raison de sa diversité historique du fait qu'il a été très tôt le carrefour de divers peuples a facilité avec l’influence unificatrice de l'islam, un esprit de synthèse fructueux. Si les contestations qui s'étaient fait jour dans les années pré-indépendance n'étaient pas allées jusqu'à mettre en cause la candidature unique de Maga comme l'homme fort du Nord mais ont visé uniquement à exprimer des divergences et des différences de sensibilité, le duel au sommet entre deux hommes de même poids biographique – mais de styles sensiblement différents – semble inédit dans l'histoire politique régionale du Nord.
Les divergences, voire les concurrences auxquelles fut confronté Maga en son temps n'étaient pas allées jusqu'à compromettre l'unicité au sommet de sa candidature présidentielle. Et de fait, ces divergences et ses défiances, surtout celles émanant du Borgou, son département natal, finirent toutes par se résorber et donner lieu à une convergence pacifique et librement consentie autour de la personnalité unique de Maga. La conscience de l'union, à défaut de l'unité, et l'intérêt politique de cette union se sont imposés aux parties prenantes du jeu politique régional. Cette discipline de l'union dans l'intérêt bien compris du Nord, qui est basée sur la conscience claire de son caractère conditionnel pour élire comme chef de l'État un homme du cru – avec tous les fantasmes et espérances associés – cette discipline, mon cher Pancrace, ne s'est jamais démentie depuis lors. Elle participe aussi de la conscience que la condition nécessaire pour élire un président du Nord c'est d'une part de tenir pour allant de soi le clivage Nord-Sud, en dénier le caractère d'artefact ; et d'autre part, élever à un niveau de tabou le fait de voter pour un candidat du Sud. La propension à voter pour un candidat issu de la région opposée à celle à laquelle on s'identifie corps et âme – par le corps physique de la géographie et par l’âme commune de la même religion du Livre – cette hérésie est proscrite de l'ethos politique du citoyen du Nord, qu'il laisse volontiers à son frère du Sud dont l’esprit de désunion et l’indiscipline notoire sont d'autant plus légendaires qu'ils sont encouragés et vivement souhaités.
Dans ces conditions, vois-tu, la concurrence et la lutte fratricide entre Abdoulaye Bio Tchané et Yayi Boni dans la mesure où elle ne se limite pas à des postures préélectorales ou infra-électorales mais conduisent inévitablement au seuil des élections, peuvent-être une source d'affaiblissement de l'un des deux candidats en lice.
À première vue, la concurrence semble dérisoire et ne pas porter sur une divergence de fond, mais de personnes. Yayi Boni étant référé au Borgou et Abdoulaye Bio Tchané à l’Atacora, elle apparaît comme un clivage intra-régional. Elle traduit aussi une surenchère dans la revendication de l'identité nordiste. Yayi Boni étant, dans une culture de patriarcat dominante, nago par son père – c'est-à-dire originaire du centre – et seulement bariba par sa mère, sa revendication nordiste semble faire l'objet sinon d’un rejet, du moins d'une réserve de la part de ceux qui, comme Bio Tchané, ne se sentent pas seulement pleinement nordiques, mais de par leur habitus se pensent conformes à l'identité religieuse et culturelle qui, selon eux, fait partie du noyau éthique et spirituel de l'âme nordique.
In fine, c'est donc sur ce terrain de la pureté identitaire – tant il est vrai que la problématique identitaire va de pair avec celle de pureté – que se déroule le clivage entre Bio Tchané et Yayi Boni que rien de sérieux ne sépare si l'on s'en tient aux apparences régionalistes affichées ou assumées par l'un ou l'autre, dans un contexte de culture électorale entée sur la préférence du fils du terroir et le vote ethnique ; mécanique au nord, et jusqu’à la création de l’UN, très peu organique, mais fantasque, polémique, paradoxal et concessible au sud. Cette problématique de la pureté identitaire au nord n'est pas en soi inédite. En son temps, Hubert Maga dont le père était d'origine voltaïque, faisait l'objet d'une sourde défiance dans son Borgou natal, et n'avait fondé à son tour son régionalisme nordiste à la fois rhétorique et stratégique que sur l’Atacora, son département d'adoption. De ce point de vue, Hubert Maga et Yayi Boni nourrissent de troublantes ressemblances. Toutefois, la raison du rejet de Maga par une partie du Nord et les attaques auxquelles elles donnèrent lieu – l'origine étrangère de son père dont on l'accusait – restent, toutes proportions gardées, plus sérieuses et plus incisives que la défiance ou la réserve dont Yayi Boni peut faire l'objet du fait de ses origines nago dont la pureté nordique reste pour beaucoup de « Nordistes authentiques » sujette à caution.
Or donc, mon cher Pancrace, si l'on songe que malgré la gravité des attaques contre Maga, l'ancien président a su faire la paix avec ses frères nordiques pour finir par être leur candidat unique et l'emporter comme premier président de la république du Dahomey indépendant, on peut considérer comme plus que du domaine du possible une réconciliation, tout au moins passive ou implicite entre Yayi Boni et Abdoulaye Bio Tchané au second tour. Cette nécessité est à la fois logique et politique.
Logique parce que si le grief que les détracteurs nordistes faisaient à Hubert Maga était d'être un lointain étranger, les raisons identitaires non avouées de la pureté nordiste qui peuvent expliquer la division provisoire du Nord aujourd'hui résident dans la perception de Yayi Boni comme un proche étranger. Et cette moindre étrangeté, pour ne pas dire cette relative proximité, devrait, le cas échéant et le moment venu, contribuer à ressouder la famille nordique autour de son objectif vital : l'élection d'un président de la République du Nord. La raison politique, complémentaire de la raison logique, se trouve du côté des intrigues de l'ombre de Kérékou, dont l'expérience politique et la stature le prédestinent à jouer les sages régionaux, juges de paix et arbitres d'une réconciliation qui est la condition sine qua non pour le Nord de continuer à avoir la haute main sur le pouvoir politique national.
Alors mon cher pancrace, logique comme tu es dans tes réactions, je te vois d’ici me posant la question : « Pourquoi Kérékou opterait-il pour faire triompher une candidature nordique ? » Eh bien d'une part parce qu'il serait sollicité à le faire, et d'autre part pour à peu près les mêmes raisons pour lesquelles, entre ruse, subtilité et coup double, il a en 2006, opté au mieux pour la perpétuation au pouvoir ou au pire passer la main à un Yayi Boni qu'il rêvait naïvement de manipuler. Mais outre l'aspect ethnique et le sentiment de fierté régionale qui l'animent, la raison pour laquelle Kérékou agirait pour la réélection d'un président du Nord est aussi personnelle : il s'agit d'assurer la postérité de son image. L'état actuel de cette image étant en conflit avec sa réalité, et ceux que Kérékou a, tout au long de ses 30 ans de règne, brimés, frustrés, divisés, violentés, meurtris, trahis, et trompés étant essentiellement au sud et prêts à en rétablir la vérité, la meilleure façon de les contrecarrer et de les condamner au silence serait non seulement de mettre en échec leurs tentatives d'accéder au pouvoir, mais de veiller à ce que le clivage Nord-Sud reste actif et serve de masque à ses propres intérêts et préoccupations.
« Le prochain président du Bénin ne sera-t-il du Nord me demandes-tu ? » Et à l’appui de ma réponse positive, je viens-là de donner des explications logiques, sociologiques et historiques. Mais on n’a pas besoin d’aller aussi loin pour trouver des raisons. En effet, on peut citer pêle-mêle la Lépi truquée, l’Instrumentalisation des Institutions Démocratiques, le Coup de force qui se prépare et pour lequel Yayi Boni a prépositionné ou continue de prépositionner ses hommes de main pour servir aveuglément sa cause. Enfin, la moindre confirmation de mon analyse basée sur la propension servile à la traitrise et à la haine de soi des hommes du sud, n’est pas dans le fait que, alors que nous nous dirigeons droit vers un scénario à l’ivoirienne, notre Cour Constitutionnelle et notre Haute Cour de Justice vont prendre fait et cause par les voix de leur Président, tous originaires du Sud – pseudo confirmation de l’objectivité de leur verdict eu égard à la dimension ethnique du problème électoral sous nos tropiques – alors que les membres de la Cour Constitutionnelle ivoirienne qui ont proclamé Gbagbo gagnant sont tous de la même ethnie bété que lui !
Mon cher Pancrace, à la lumière de ces analyses et éclaircissements qui ne sont pas tous délirants, on comprend que si paradoxalement le Nord traditionnellement uni paraît divisé aujourd'hui, là où le sud traditionnellement divisé paraît uni aux élections, la situation peut s'inverser très vite et ceux qui, nombreux au sud, jouent les républicains amis d'un Abdoulaye Bio Tchané qui se révélerait tout au moins implicitement ou passivement un simple rabatteur de voix de Monsieur Yayi Boni, assumant pleinement sa nordicité, ceux-là, vois-tu devraient mesurer hic et nunc le poids immense de leur responsabilité. Ce faisant, ils auront au moins fait preuve du même courage que toi d’avoir posé le problème et du mien d’avoir tenté d’y répondre à ma manière ô combien imparfaite mais ouverte et qui laisse place au débat.
Mais entre-nous, comme tu le sais, l’amitié ne laisse pas place au débat. Et, l’assumant en toute circonstance, je te prie de recevoir l’assurance de ma confiance.
A bientôt !
Binason Avèkes
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