La réponse c’est que même si on raisonne en terme de traitre – catégorie que l’historiographie applique abondamment à Agoli-Agbo et qui n’est pas sans rappeler la catégorie néocoloniale de dictateur, qui est appliquée de façon sélective selon que le dirigeant Africain agit par soi ou dans l’intérêt bien compris de l’Occident – on dirait que Agoli-Agbo est le mauvais traitre là où Toffa ou Djigla seraient les bons, pour autant qu’on pût même du point de vue français oser une telle qualification. Dans cette histoire, on est surpris par la hargne, le mépris et même le dédain des différents commentateurs et acteurs coloniaux de l’époque à l’égard de Agoli-Agbo. Dans la littérature coloniale sur le Dahomey conquis, les descriptions et jugements qui sont fait de ou sur lui sont négatifs et réducteur. On prête très peu d’intelligence au roi, il est décrit comme niais et laid. Image typique du nègre en somme. Mais parlant de traitrise, ce qu’oublie cette hargne c’est que si Agoli-Agbo a trahi, il a trahi avec la collaboration de la partie française et que dès lors celle-ci est loin d’être indemne de l’immoralité dont elle fait état.
En fait, à voir les choses avec l’avantage du recul, on se rend compte qu’Agoli-Agbo a inspiré un fort dépit et une profonde déception aux Français ; et que s’il est traitre, il n’a pas trahi du côté que l’on s’efforce à dire pour stigmatiser l’immoralité de son choix sinon de sa personne. Agoli-Agbo, voilà en effet un homme qui était attendu dans le rôle éprouvé et savamment concocté par la machine coloniale, rôle simple, simpliste et qu’il faut jouer avec joie et une servilité à toute épreuve, mais un roi qui, après être allé jusqu’à rendre hommage à la France dans son propre nom litanique, se révèle à l’œuvre infiniment plus subtile, plus déterminé, plus intègre qu’on ne l’a cru ou espéré. On s’applique à reconnaître les qualités de bravoure de Béhanzin, son intelligence, sa stature morale et physique, non seulement parce qu’elles allaient de soi mais surtout pour mieux les opposer à celles de son frère Agoli-Agbo, dépeint en traitre niais et laid. Ce qu’on oublie vite c’est que quelle que soit la sensibilité stratégique de chacun des deux frères, quelles que soient leurs démarche et position pour résoudre la tragédie politico-militaire inédite de la guerre qui frappait un royaume jusque-là héroïque et sûr de soi, ils sont tous les deux fils de Glèlè. Glèlè qui depuis le litige autour de la cession controversée de Koutonou a dit qu’il ne cédait pas même une cuillerée du sol de ses ancêtres. Si cette position a été celle de Béhanzin jusqu’au bout, elle ne l’est pas moins de Agoli-Agbo. Il est vrai, celui-ci a consenti, certes non sans arrière-pensées égoïstes, à prendre la relève de son royal frère dans les circonstances tragiques d’un échec militaire dont, en dépit de son statut de
gaou, on ne peut lui imputer l’entière responsabilité. Mais ce consentement politique ne signifiait nullement que le futur roi renonçait à faire sienne la règle d’or de son père Glèlè : “Ne jamais céder une cuillerée de son sol à l’étranger”! Ce qui en toute logique le met du même côté que Béhanzin. Cet attachement du roi Agoli-Agbo à l’impératif d'intégrité territoriale de Glèlè, les Français allaient le découvrir plus tard, après l’avoir fait roi. Au moment où, ayant sous leur main le modèle de soumission exemplaire et de docilité sans faille représenté par Toffa, les Français s’attendaient à ce que ce modèle fît école du côté du Dahomey. Hélas, ils en eurent pour leur frais d’une espérance démesurée dans la frénésie de servilité des Dahoméens à l’égard de leur conquérant ; dans leur disposition à obéir au doigt et à l’œil à une entreprise d’accaparement de la terre de leurs ancêtres.
Ce que les Français ont oublié un peu vite – sans doute victimes de leur excès de préjugés sur l’infériorité morale des Noirs souvent ramenés à des certitudes lapidaires – c’est que, comme le dira l’écrivain sud-Africain Peter Abrahams : “submission is a subtle thing ; a man can submit today in order to resist tomorrow. Oui, la soumission peut être stratégique ; on peut se soumettre aujourd’hui pour mieux résister demain. C’est ce qu’a fait Agoli-Agbo ; c’est ce qui lui vaut aussi l’image sombre et méprisante que dresse de lui l’historiographie coloniale et post-coloniale, qui n’a pas digéré son allégeance philosophique à celui-là même qu’on croyait l’avoir poussé à trahir. C’est ce qui lui vaudra aussi son exil paradoxal – car comment justifier l’exil parallèle de deux frères dépeints comme antagoniques sous le rapport de l’intégrité nationaliste ?
Prof Boyemi Ajayi
Copyright, Blaise APLOGAN, 2010,© Bienvenu sur Babilown
Tout copier/collage de cet article sur un autre site, blog ou forum, etc.. doit en mentionner et l’origine et l’auteur sous peine d’être en infraction.
Commentaires
Vous pouvez suivre cette conversation en vous abonnant au flux des commentaires de cette note.