Présentation
Il s'agit d'une enquête sur la situation du Dahomey menée par le Vicomte Beuverand de La Loyère, Paul-Marie-Armand, Paul Mimande. L’auteur est donc un aristocrate français féru de voyage et passionné des mondes différents. La finesse de certaines de ses réflexions n’est pas sans rappeler celle d’un autre aristocrate français, Tocqueville, qui s’était déjà fait connaître par son enquête sur un autre monde, l’Amérique.
Ici dans l’introduction, l’auteur commence d’entrée par une réflexion d’ordre philosophique dans laquelle il donne la leçon aux conquérants et autres idéologues de la mission civilisatrice de la race blanche. Son discours est un réquisitoire ironique, une critique du préjugé ethnocentrique du Banc, une invocation prémonitoire des thèses du relativisme culturel qui fleuriront dans la littérature anthropologique du 20ème siècle
1. Introduction
Les gens qui ont couru le monde et s'y sont renseignés ne voient [ dans la cause du progrès] autre chose, sinon la matérialisation d'une de ces innombrables fictions dont l'humanité se repaît avec un insatiable appétit : tant il est vrai que les voyages, qui forment la jeunesse et éclairent l'âge mûr, ont, par contre, cette très fâcheuse conséquence d'égrener le long des routes une multitude de préjugés et d'illusions, parmi lesquels il en est beaucoup dont on regrette amèrement la perte ! Le passager qui débarque à Marseille, à Bordeaux ou au Havre, après une circumnavigation de quelques années —j'entends celui qui a des yeux pour voir et des oreilles pour écouter, — ne rapporte pas une bribe du bel enthousiasme de jadis. Il sait exactement à quoi s'en tenir sur les enivrantes langueurs des nuits de là-bas, sur la poésie de la luxuriante végétation des contrées équatoriales, sur le charme des bayadères, sur cette Asie et cette Afrique que les chromos rutilants nous ont appris à considérer comme des pays de rêve. Même en ce qui touche des sujets beaucoup plus graves, tels que la grande et passionnante question de l'Esclavage, il est devenu sceptique et c'est avec le sourire tristement railleur d'un désabusé qu'il accueille les mots révérés de civilisation et de progrès, prononcés devant lui. Aussi évite-t-il de raisonner sur ces choses, afin de ne pas scandaliser son prochain et de ne point passer pour un être sans coeur et sans élévation de l'esprit; mais s'il est mis au pied du mur, il faut bien qu'il dise ses motifs et explique son attitude.
Selon lui, la plupart de nos définitions sont radicalement fausses, les unes parce qu'elles sont basées sur des renseignements contraires à la vérité, les autres parce qu'elles procèdent du système qui consiste à conclure du particulier au général, à la façon de ce touriste britannique, tant de fois cité, qui rencontrant une femme rousse dans les rues de Calais, en tira cette conséquence que le jus de carotte était, pour les françaises, une nuance nationale. Il estime que nous avons, nous autres européens, une défectuosité fâcheuse dans la vision: c'est de juger d'après nos sentiments et nos moeurs et d'avoir la manie de prendre pour unique criterium du bien et du mal, du beau et du laid, ce qui semble, à nos tempéraments septentrionaux, être bien ou mal, beau ou laid. Ainsi, l'idéal féminin, c'est l'européenne dont la robe fait frou-frou, et l'idéal social, c'est notre société, assez peu jolie cependant. De cette conception en découle une autre : rapprocher autant que possible de l'échantillon-type, c'est-à-dire de nous-mêmes, les variétés de l'espèce qui en diffèrent, et par conséquent qui doivent être considérées comme inférieures et manquées. Mais, comme nous n'avons aucun moyen de redresser à la Phidias les nez épatés des femmes noires, de débrider les yeux des femmes jaunes et de diminuer l'amplitude callypige des femmes rouges, nous devons renoncer à corriger les erreurs physiques de la nature pour concentrer tout notre effort à corriger ses erreurs morales. On n'a trouvé que deux moyens de mener à bien cette entreprise sublime, à savoir la persuasion et la force; et afin de mieux assurer le succès,: on les a employés simultanément, l'une portant l'autre. C'est pourquoi, presque toujours, la civilisation a été accompagnée de dragonnades — et de quelles dragonnades, grands dieux ! c'est à cause de cela, que, la plupart du temps, le Progrès — ou du moins ce que nous appelons ainsi — a cheminé par des routes jonchées de cadavres et trempées de sang. A aucune époque on n'a protesté, ni au nom de la charité chrétienne, ni au nom de la philosophie; nul, aujourd'hui, ne s'en indigne et nos foules modernes, aussi bien que les foules fanatiques d'autrefois, trouvent très naturel qu'on tienne aux « petits pays chauds » ce discours :
— Eh quoi, mes gaillards, vous êtes idolâtres, fétichistes, polygames, vous vous promenez nus, ou presque nus, au mépris de toute pudeur, vous mangez salement avec vos doigts au mépris de toute civilité ! voilà qui est very shocking, unschicklich, inconveniente, mal séant au premier chef! Mon devoir est de vous tirer de là et, pour ce faire, je me vois obligé de vous canonner : boum, boum ! et de vous fusiller : pan, pan !
Grâce à la persistance courageuse qu'on a mise à appliquer cette méthode de réformes, nous avons enfin la satisfaction d'avoir répandu sur la presque totalité du globe l'usage du col droit, du chapeau melon, des bretelles, en même temps que l'habitude de l'ivrognerie, du vol et de la prostitution ; nous pouvons, il est vrai, nous féliciter hautement d'avoir à peu près complètement supprimé, l'horrible anthropophagie, à laquelle se substitueront doucement nos modes perfectionnés de férocité mutuelle, mais on est en droit de regretter que nous ayions introduit avec nos bagages le germe morbide de la politique, dont beaucoup de ces pauvres gens sont atteints.
Tout cela, en vérité, laisse rêveur quiconque ne porte pas en soi la robuste et sereine conscience d'un Saint Dominique, et l'on se demande avec trouble s'il n'eut pas souvent été préférable de laisser tranquilles des peuplades qui ne tenaient pas du tout à être découvertes, ni à être explorées. On en arrive, à force de pénétrer dans certains milieux, à se demander si la soi-disant délégation divine, à laquelle nous prétendons obéir pour l'amélioration de l'humanité, ne constitue pas une mystification quelque peu blasphématoire.
Ce serait autre chose, si l'on se bornait à invoquer tout simplement les intérêts supérieurs de la science, du commerce et de l'industrie, ainsi que les exigences de la loi naturelle qui veulent que le plus fort asservisse le plus faible, que le plus intellectuel domine le plus indigent d'esprit.
Certes, ces considérations auraient pour effet de nous faire descendre d'un cran: plus rien de providentiel, ni d'auréolé, ni d'attendrissant; plus rien qui puisse faire pleurer un vieux crocodile ; mais elles nous feraient rentrer dans la sincérité de notre doctrine qui est, en somme, celle des Romains, voire celle des barbares du moyen-âge, doctrine qui se résume en trois mots : « quia nominor leo ». Il est absurde de prendre des airs d'apôtres, parce que l'on conquiert un empire exotique, qu'on soumet les indigènes, qu'on installe chez eux comptoirs, docks, routes, chemins de fer, et qu'on expose, pour tout cela, son argent ou sa vie ; mais on peut néanmoins gagner quelques titres à la bienveillance de l'immanente Equité : ce sera en s'efforçant de rendre acceptable le joug qu'on a imposé, en s'appliquant à faire bénéficier les peuples annexés du plus grand nombre possible des avantages qu'on retire soi-même de la victoire. Tenons-nous en, modestement, à ce desideratum qu'il sera déjà fort louable d'atteindre et, laissant de côté les rengaines d'une phraséologie ampoulée, méfions-nous comme de la peste des paradoxes d'une hypocrite philanthropie.
Tels sont les propos désenchantés du voyageur, fruits amers de ses observations prises sur place et de ses études faites sur des documents authentiques. Malgré leur impertinence il faut bien reconnaître qu'ils serrent de beaucoup plus près la réalité que le symbole auquel j'ai fait allusion tout à l'heure. On aurait tort, cependant, de les prendre dans un sens rigoureusement absolu car, grâce à Dieu, si la conquête utilitaire est la règle générale dans notre siècle d'affaires à outrance, cette règle comporte d'honorables exceptions. Ai-je besoin d'ajouter que c'est la France qui les fournit, la France seul pays désormais où les idées chevaleresques, à qui tout le monde a signifié congé, trouvent encore un asile? Notre prépondérance extérieure s'est accrue considérablement en ces dernières années; eh bien, sur plusieurs points, c'a été d'une façon tout à fait pacifique; sur d'autres,nous n'avons tiré l'épée que pour repousser des agressions ou pour défendre des amis. Dans les vastes régions de la côte occidentale d'Afrique, notamment, nous n'avons paru qu'en libérateurs, jamais en spoliateurs.
Ah comme ces faits nous mériteraient bien, dans les annales futures, une jolie petite page qui reposerait le lecteur écoeuré par le récit monotone et flou des turpitudes financières, des mesquines intrigues de parti, des piètres tempêtes dans un verre d'eau bourbeuse dont abonde le dernier tiers du siècle ! comme ce lecteur serait content de se retrouver, pendant un instant, en la compagnie des quelques paladins qui nous restent ! Quel thème plus attachant, par exemple, que la relation des aventures toutes récentes — elles datent d'un an — de ces quatre jeunes officiers qui, renouvelant dans un sens moderne les exploits des quatre fils Aymon, entreprirent de descendre, à travers des territoires immenses et inconnus le cours du redoutable Niger ! accompagnés d'une quinzaine de soldats noirs et montés sur trois méchants petits bateaux, ils partirent, un beau jour, de Tombouctou, en route pour le hasard. Ils naviguèrent pendant des mois, l'oeil au guet, la sonde à la main, louvoyant au milieu des écueils, franchissant les rapides, bravant les cyclones. Mais c'était là les moindres de leurs périls. Devant chaque village où ils passaient, des multitudes de guerriers accouraient menaçants, sur les rives. Eux cependant, sans paraître remarquer cette attitude hostile, abordaient et se présentaient sans armes, étonnant ces gens sauvages, leur en imposant par une audace tranquille et par un air confiant. Quelques cadeaux offerts aux rois, aux chefs, aux notables achevaient d'apaiser les colères et faisaient rentrer dans le carquois les flèches empoisonnées. Bientôt, le charme de l'intelligence opérait, et c'est au bruit des tams-tams joyeux, des témoignages de sympathie, que nos quatre jeunes gens regagnaient leurs frêles embarcations, non sans avoir, en guise de souvenir, fait présent à leurs nouveaux amis d'un pavillon tricolore, aussitôt hissé sur la case du chef.
Pendant la durée de cette longue expédition, pas une seule cartouche ne fut brûlée, mais le résultat acquis fut tel que vingt batailles n'eussent pu l'obtenir : une magnifique voie commerciale jalonnée par nos drapeaux protecteurs.
Je le répète : si les nombreux épisodes de ce genre qu'on pourrait citer avaient eu leur Dangeau, nous serions en meilleure posture pour entrer dans l'Histoire. Mais voilà, c'est trop loin, et les Dangeau ne quittent pas volontiers le boulevard, à moins qu'il ne s'agisse de suivre des tournées officielles. Aussi, je doute fort que la postérité, même la moins reculée, daigne assigner une place quelconque dans ses manuels pédagogiques et dans ses programmes de cours d'adultes à l'histoire de la conquête du Dahomey par les Français. Alors que les noms de Glé-Glé et de Béhanzin, voire celui du général Dodds, auront depuis longtemps disparu de la mémoire des hommes, les universitaires continueront à gaver nos enfants et les enfants de nos enfants d'un répertoire assommant d'anecdotes défraîchies sur les héros bavards et problématiques de la guerre gréco-troyenne.
Equitable ou non, absurde ou sensée, la chose est telle : c'est une affaire adjugée par le consentement universel.
Il n'en est pas moins vrai que l'écrivain dont l'ambition raisonnable ne se haussa jamais jusqu'à prétendre buriner de la prose pour les siècles futurs et qui, sagement, se contente de parler à ses contemporains, peut faire oeuvre utile en allant glaner à leur intention, sur des champs de bataille plus modestes, des renseignements et des impressions personnels ; n'a-t-il pas chance, en effet, ce chroniqueur, de rectifier ainsi l'optique sous laquelle bien des gens envisagent d'importantes questions et prononcent des jugements hâtifs, soit touchant les mérites réels de personnages méconnus ou trop admirés, soit concernant l'exacte portée de leurs efforts?
Un tel but me paraissant digne qu'on se donne, pour l'atteindre, beaucoup de peine et qu'on n'hésite pas, le cas échéant, à griller un peu sous les rayons ardents du soleil tropical, j'ai pris, un beau jour, le chemin du Dahomey, sans trop savoir si j'en reviendrais.
Je me suis appliqué à y rechercher de mon mieux quels sont les résultats produits jusqu'à présent par notre contact avec ce coin, longtemps mystérieux, du monde noir. Je vais essayer de les indiquer.
Mais, pour que mon tableau ait le relief et la perspective convenables, il importe que je ne borne pas mes soins à peindre un premier plan. En d'autres termes, mon devoir m'oblige, si je veux tâcher d'être clair, à placer le vieil état de choses que nous avons détruit en regard du régime nouveau créé par notre intervention.
Paul Mimande, « L'HÉRITAGE DE BÉHANZIN », Paris, 1898
A suivre
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