Cher Pancrace,
J'ai reçu ta dernière lettre, et je te remercie pour tes mots amicaux à propos de ce que tu appelles mon "travail d'éveil de notre conscience collective." Ah ! voilà qui m'a l'air un peu lyrique, un tantinet exagéré. En effet, à propos de conscience, je doute que que mon influence sur elle atteigne à quelque niveau collectif que ce soit. Je me contente modestement de noter qu'à ton niveau, cette action a déjà du succès et témoigne de la flamme d'une curiosité qui m'illumine en retour. Dans le feu de cette curiosité, tu montres ton intérêt indéniable pour les questions éthiques en Afrique ; et tu veux savoir comment on y peut assurer le nécessaire progrès de la rationalité légale. A cet effet, saisissant les derniers rebondissements judiciaires de la crise du Darfour, tu me demandes pourquoi les dirigeants Africains, du moins un nombre non négligeable d'entre eux, voient-ils d'un très mauvais œil l'inculpation par la CPI du Président Soudanais. Eh, oui ! voilà une question qui ne manque pas de sens : moi-même je me la suis posée. Et je te propose quelques éléments de réponse.
Mon cher Pancrace, comme tu sais, avant même l’annonce de l’inculpation et l’émission d’un mandat d’arrêt international contre le Président Soudanais, Omar Al-Bachir par la CPI, il y avait déjà de l'électricité dans l'air, côté africain. En effet, dans les rangs de l’establishment politique – ban et arrière ban de présidents à vie, tyrans, autocrates et kleptocrates de tout poil – on voyait déjà une levée de bouclier quasi générale, preuve d’une réserve, sinon d’une ferme opposition d’arrière garde. Or, l’initiative de la CPI ne visait pas autre chose que la responsabilisation des auteurs de crimes contre l’humanité au Darfour que personne ne peut nier. Comme l’explique Desmond Tutu dans la tribune dont tu parles dans ta lettre, le but de l’initiative est de rendre justice aux milliers de victimes afin de préparer la paix et l’enraciner au Soudan et dans la région. Elle place les dirigeants africains devant un choix clair : être du côté de la justice ou du côté de l’injustice. Elle aura aussi l’impact pédagogique de montrer que tout ne peut être accepté, impuni dans les agissements des hommes politiques, surtout pas les crimes contre l’humanité ou les crimes de guerre. Malgré la clarté de ses objectifs, la démarche a aussitôt figé une grande partie du personnel et des institutions politiques du continent africain dans une réserve voire une opposition de principe pour le moins irrationnelle.
Mais, cher ami, cette irrationalité n’est pas à court d’argument. Deux ou trois raisons sont avancées. Les uns prétendent que l’inculpation du président soudanais, vécue comme un crime de lèse-majesté, menace la paix au Soudan. Selon les partisans de ce point de vue, la décision n’aide pas à la résolution de la crise au Darfour. Ce scepticisme sur l’effet de la décision du CPI sur l’évolution de la situation au Darfour n’est évidemment étayée par aucune explication logique, en dehors des déclarations qui toutes traduisent de façon instinctive une inquiétude au sein du personnel politique africain.
Dans une tonalité assez idéologique, d’autres voient dans l’inculpation du Président soudanais une instrumentalisation des Africains par les Européens pour en découdre avec un régime islamiste.
Enfin, un troisième argument se fonde sur la suspicion d’un hypothétique acharnement de la justice internationale sur le seul continent noir. Selon les tenants de cette thèse (dont Monsieur Jean Ping, actuel Président de la Commission de l’UA) la justice internationale n’appliquerait les règles de la lutte contre l’impunité qu’en Afrique « comme si rien ne se passait ailleurs, en Irak, à Gaza, en Colombie, ou dans le Caucase. »
Ces arguments s’articulent entre eux, et ne s’opposent pas à travers ceux qui les tiennent. Ils ne sont que des points de vue complémentaires d’un seul et même sentiment : l’inquiétude qui saisit pour eux-mêmes et pour leurs descendants les acteurs de la vie politique en Afrique que soudain l’impunité ne serait plus un vain mot mais pouvait se traduire dans les faits ; que la longue nuit de l’irresponsabilité dont ils ont, en véritables succubes, abusé depuis les indépendances, allait enfin céder la place au jour de liberté ; que l’astre noir de l’arbitraire de quelques-uns allait être éclipsé par le radieux soleil de la justice pour tous.
Toutefois, l’argument du soupçon d’acharnement sur l’Afrique n’est pas entièrement spécieux ni une vue de l’esprit. En effet, au vue de la réalité des affaires du monde, on ne peut se départir de la présomption d’utilisation de l’Afrique comme un cobaye judiciaire par le système de la justice internationale. De fait, le caractère falot de nombre de dirigeants africains, leur rôle de satrape, le manque de dignité qui entache leurs rapports diplomatiques, la dépendance économique et politique dans laquelle ils enferment leur pays, bref l’histoire et la réalité actuelle de l’Afrique contribuent à la persistance d’une attitude paternaliste et méprisante des institutions internationales et des occidentaux à leur égard ; et par ricochet à l’égard de l’Afrique. Il n’est donc pas exclu que la facilité relative avec laquelle on inculpe un dirigeant africain comparé à un Chef d’Etat d’Asie, d’Amérique latine ou même du Moyen-Orient ressortit de ce mépris qui colle à la peau et à la position du dirigeant africain.
Tout cela est exact, mais pour autant l’intelligence et l’objectivité recommandent de refuser de tomber dans le piège d’un positionnement dilatoire. L’heure ne doit pas être à la polémique sur le problème général et chronique du respect et de l’égalité de traitement des Africains avec les autres peuples, nations, races ou continents. Le problème qui se pose avec l’inculpation du Président soudanais par la CPI est un problème de justice immédiate, de pédagogie et de responsabilisation politique en vue d’éradiquer l’impunité qui sévit malheureusement dans tous les domaines de la vie politique et sociale de l’Afrique. Cette impunité dont bénéficient tous les hommes politiques – que ce soient dans les régimes autocratiques, ou les démocraties d’opérette qui fleurissent ici où là – et pas seulement ceux qui commettent les crimes contre l’humanité.
Le concert lugubre de l’inquiétude qui étreint le ban et l’arrière-ban des autocrates de tout poil, tous ces personnages du hideux théâtre politique africain, ainsi que les institutions de complaisance dans lesquelles ils s’agitent sans que rien ne change sur le continent depuis des décennies, ce cri d’angoisse de ceux qui jusque-là pouvaient tout se permettre n'est, cher ami, que le signe d’un chant de cygne.
La solidarité des dirigeants africains avec l'un des leurs empêtrés dans une accusation de crimes contre l’humanité au Darfour n’est donc paradoxale qu’en apparence. Elle ne vise pas en tout cas à sauvegarder la paix au Soudan ni à faciliter la résolution de la crise du Darfour mais constitue d’abord et avant tout une manière d’assurance-vie que les dirigeants africains essayent de se procurer face à l’avancée de la rationalité légale sur le continent.
La fin de l’impunité au Darfour est aussi la fin du principe du pouvoir politique en Afrique qui a trop longtemps fait souffert les peuples. Mais face à ces cris d’orfraie d’une caste politique aux abois, force est d’entendre d’abord le cri des peuples africains qui réclament justice et humanité.
Cher ami, ainsi peuvent se comprendre à mon avis les réserves pour ne pas dire la franche opposition des dirigeants et institutions politiques de l'Afrique à l'égard de la décision de la Cour Pénale Internationale d'inculper le Chef de l'Etat soudanais, accusé de crime contre l'humanité. Je ne sais pas si mes explications t'ont convaincu mais je ne doute pas que tu partageras avec moi le rejet de la théorie du complot que nos hommes politiques ont coutume de sortir sous des formes variées chaque fois qu'ils se trouvent dans l'embarras. Or, c'est cette théorie du complot qui donne à leur croisade anti-CPI sa validité idéologique apparente et sa force de conviction. C'est la seule en tout cas susceptible d'emporter l'adhésion de l'homme ordinaire. Cet homme ordinaire d'Afrique, avide de justice et désireux de prendre enfin les rênes de son destin en main, c'est un peu aussi toi et moi ; et là-dessus me diras-tu le contraire ?
A l'évidence, ta réponse plaide pour notre amitié.
A très bientôt
Binason Avèkes
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