Dans ta dernière lettre, tu me demandes de te situer sur le vrai visage des G et des F. « Hier, dis-tu, on les accusait de ruse, et aujourd’hui on nous parle de politique de l’échec, qu’en est-il au juste ? » Ta remarque est pertinente et résume l'essentiel : bravo à ton esprit de synthèse !
C’est vrai, chaque fois que ces groupes font parler d’eux, de façon originale ou chaque fois qu’ils créent l’événement, il se trouve quelqu’un pour les accuser de ceci ou de cela de façon souvent subtile ou virulente. A tort ou à raison ? C’est ce que je vais essayer d’analyser afin de répondre à ta question sur le vrai visage des "G" et "F", ces groupes politiques qui tiennent la dragée haute au pouvoir depuis plusieurs mois.
Dans le premier cas, Candide Azannaï se fondait sur la déclaration des "G" et "F", dont la tonalité alarmiste se voulait donneuse de leçons en matière de libertés publiques et de bonne gouvernance. Le discours de Candide Azannaï n’était pas entièrement crédible en raison de l’ambigüité de sa position à l’égard d’un gouvernement qu’il avait jusque-là pourfendu. Du moins, pour ce qu’on en a pu retenir, la preuve du soupçon de la ruse politique invoquée n’avait pas paru plausible. En revanche, même les esprits les moins malintentionnés pouvaient y flairer comme un subtil parfum de positionnement stratégique. Et il ne fut pas jusqu’au côté spécieux de l’argumentation qui ne contribuât à cette impression. Par exemple, l’ex-trublion de la RB se demandait pourquoi dans les communes sortantes, on n’était pas pressé de rendre compte de son bilan avant de chercher à se représenter devant les électeurs. Or, toutes proportions gardées, on pouvait poser le même type de question au gouvernement concernant pêle-mêle le résultat des audits ou la reddition de compte des ténors du régime précédent.
La tension politique actuelle qui paralyse le pays met en jeu un conflit de fond. Un conflit qui a germé sur les fonds baptismaux même du changement. Ce conflit est celui de la lutte entre les anciens et les nouveaux, la vieille classe et la nouvelle classe. Sa forme manichéenne défendue par le régime le fait apparaître comme la lutte entre les Bons et les Mauvais, les Corrompus et les Honnêtes, les Progressistes généreux et les Conservateurs égoïstes. Ce conflit a eu des signes précurseurs et des avatars. Ainsi, t’en souvient-il ? dès l’arrivée au pouvoir du nouveau régime, les députés, toutes tendances confondues, avaient fomenté l’idée parfaitement saugrenue de prolonger leur mandat de deux ans ; proposition récusée par le gouvernement et jugée inconstitutionnelle par la Cour. Cette décision des députés, aussi farfelue soit-elle, était l’expression de la volonté de persévérer dans son être de l’ancienne classe ; son refus de mourir, de céder la place. L’accusation qu’elle porte contre le gouvernement est celle de non-respect de contrat.
Or, Cher ami, s’il y a ruse, elle se trouve là, au début même du processus actuel. Comment des gens qui se sentent objectivement balayés par le vent du changement pouvaient-ils espérer quoi que ce soit de la source même de ce vent ? Donc (et l’histoire du mot n’est pas anodine) ce qu’on appelle wologuèdè était la ruse même. Et cette ruse à laquelle Yayi Boni était partie prenante, n’était pas le fait de tous les ancêtres des G4, G13 d’aujourd’hui, car sinon, quelle place donner à un Adrien Houngbédji dans ce jeu qu’il avait dénoncé et refusé de jouer ?
Cela étant dit, la ruse si on peut parler de ruse vient de là, c’est à dire du fait qu’une des deux parties coalisées avait échappé au piège de l’autre, et par là-même réussi à la faire prendre à son propre jeu. Pour arriver au pouvoir Yayi Boni a embrassé le monstre et est entré dans une lutte à bras le corps avec lui. Et le monstre, ne cesse de revenir à la charge dans une succession d’avatars discursifs tous plus spécieux les uns que les autres.
Mais, mon cher Pancrace, dans le fond, on ne peut pas parler de ruse. En effet l’hypothèse de ruse sous-entend qu’il y a un rusé et une victime de la ruse. Or en fait nous avons affaire à une lutte à bras le corps entre deux parties dont chacune joue à être plus rusée que l’autre et où le plus rusé n’est pas celui que l’on croit. A mon sens, l’accusation de ruse elle-même, dans la mesure où elle procède par dénégation de l’origine de ce qu’elle affirme est tendancieuse.
Exit donc la ruse en tant qu’elle serait l’apanage de l’opposition et venons-en au fameux syndrome de l’échec soulevé par l’Abbé André S. Quenum dans son article intitulé « La politique de l’Echec. » A bien comprendre l’analyse de l’Abbé, le sens qu’il donne à la politique de l’échec est empirique, basé sur le constat d’échec de tous ceux qui ont exercé le pouvoir au Bénin jusqu’en mars 2006. Dans le tableau qu’il peint, l’abbé fait la part de la volonté de succès mais aussi de la politique de l’échec qui finit par avoir le dessus. Bien sûr l’échec n’a de sens que s’il y a ne serait-ce qu’un pôle symbolique de sa contrepartie, celui de la volonté de succès. Au début du Renouveau, ce pôle fut occupé par Soglo et aujourd’hui c’est Yayi Boni qui l’occupe. L’instrument de la politique de l’échec est ce que l’abbé appelle « la solution Kérékou » par référence aux conditions de retour de Kérékou dans le jeu politique en 1996. Mais de ce constat empirique, l’abbé déduit une logique pure de l’échec qui selon lui animerait les forces politique en recomposition. Ces forces mues par le syndrome de l’échec ne chercheraient qu’à rééditer en 2011 la même politique de l’échec qui a rendu le changement nécessaire en 2006. Bien qu’il émane d’un journaliste dont l’indépendance d’esprit et la pertinence des vues sont au dessus de tout soupçon, ce raisonnement ne laisse pas d’être préoccupant d’un point de vue éthique. Après tout, dans une saine démocratie on est censé avoir une opposition et une majorité ; la majorité gouverne et l’opposition s’oppose. Pourquoi alors ce lourd soupçon préjudiciel qui pèse sur l’opposition basé uniquement sur son passé ? Comme s’il existait une sorte de casier judiciaire politique et que l’on fût à ce point sceptique sur la possibilité de s’amender de ceux qui ont fait des erreurs dans le passé. Comme si pour eux, l'erreur ne pouvait pas avoir une fonction épistémologique. La tâche des anciens hommes politiques devient alors délicate : en effet, comment peuvent-ils s’opposer dans l’espace politique sans qu’on voie à l’œuvre dans leurs faits et gestes la main rampante du syndrome de l’échec ? Au vu des monstrueuses erreurs et dérives du pouvoir actuel qui peut impartir la marge de l'action de ses opposants sans que ceux-ci ne soient soupçonnés de sentir le roussi de l’échec ? Cette analytique du soupçon qui nie la liberté de changement de l’homme, de la part d’un abbé, est préoccupante. Le passage du constat empirique d’échec à la logique de l’échec est sujet à caution. Un tel passage requiert de la prudence car il y va du principe de la liberté qui est au fondement de la démocratie. Cela étant, ne jetons pas la pierre à l’abbé, puisque comme il le dit lui-même, ce qui est choquant dans l’attitude des conjurés de Bohicon, c’est le sans-gêne avec lequel ceux-ci demandent le bon Dieu sans confession.
Or donc, mon cher Pancrace, si l’opposition n’est ni dans la ruse, ni fatalement dans la logique de l’échec, en revanche il est indéniable qu’elle témoigne d’une monumentale escroquerie intellectuelle. De quoi s’agit-il ? Plus haut j’ai fait état de la lutte qui fait rage entre les deux camps ; de ce que cette lutte est irréductible et du fait que, d’un côté on se fait fort non sans malice de la présenter comme manichéenne. A partir de mars 2006, avec l’avènement au pouvoir de Yayi Boni les termes dans lesquels s’était posée la question politique pour les anciens sont ceux de la survie. Malgré leur échec les anciens hommes politiques n’entendent pas se laisser enterrer à si bon compte. Contrairement aux arguments des théoriciens du soupçon (ruse ou échec) le refus de mourir des anciens était moins dû à la lutte pour des intérêts matériels qu’à une question symbolique d’honneur devant l’histoire. Ces hommes qui avaient gouverné jusque-là et qui étaient comptables de la situation désastreuse de notre pays ne voulaient pas en assumer la responsabilité devant l’histoire. C’est pour cela qu’ils se battent avec l’énergie du désespoir, d’autant plus que parmi eux certains s’estiment moins coupables que d’autres.
Or dans un contexte démocratique, le nouveau régime aurait dû donner priorité à une élimination dialectique; c’est-à-dire en procédant par étapes. Mais, enfermé dans son manichéisme populiste, il n’a pas voulu séparer le bon grain de l’ivraie. Certes, le pouvoir a embarqué dans son sillage une cohorte d’hommes anciens loin d’être irréprochables, mais dont le soutien est jugé nécessaire pour conforter ses assises. Realpolitik ou « continuité dans le changement » comme ils le disent ? En tout cas pour les besoins même de son identité, le régime a préféré engager une lutte frontale avec les anciens. Cette lutte n’était pas du goût des anciens qui auraient préféré négocier à l’amiable leur sortie de scène. A défaut d’être directement associés au Changement, ils ne voulaient pour rien au monde en être les boucs-émissaires devant l’histoire. Or pour son identité et pour l’éclat de sa geste, pour son confort politique, Yayi Boni avait besoin de bouc-émissaire. C’est ainsi que la lutte fut engagée. Elle connut son apogée avec les élections municipales. Yayi Boni avait alors cru le moment venu d’appuyer sur l’accélérateur de la purification politique. De gré ou de force, il était près à s’emparer de toutes les communes décisives, à commencer par celle de Cotonou. L’opposition menée par la RB et Nicéphore Soglo a lancé un charivari du tonnerre. Le lion a reculé.
Le point d’orgue de ce charivari a été la réaction collective des G4, G13, et Force clé ; ce conglomérat de compatissants connut alors son premier baptême politique. Il y a, à mon avis, deux façons de considérer la position des anciens hommes politiques. Soit on leur accorde le bénéfice de la sagesse et on leur laisse la chance de faire la preuve de celle-ci ; soit qu’on considère que cette sagesse est impossible ou politiquement risquée, et on choisit de les éliminer. Yayi Boni a fait le deuxième choix. Donc en réagissant comme il l’a fait le club de ses opposants mène une lutte légitime pour la vie et pour l'honneur, et on les comprend. Au vu des actions de Yayi Boni, de son style, de sa gouvernance chaotique, les critiques formulées par ces néo-opposants n’étaient pas surfaites, encore moins une invention.
Et c’est là que paradoxalement, loin de la ruse ou de la logique de l’échec, intervient le vrai visage des "G" et "F" à savoir : l’escroquerie intellectuelle. En effet, cher ami, quand on regarde attentivement le contenu des critiques formulées à l’endroit du gouvernement, on se rend compte que leur noyau dur se concentre sur les questions de valeurs. Nos vieux sages paraissent plus que jamais sensibles à la sauvegarde de l’état de droit, à la santé de notre démocratie ; et ce sont ces manquements-là qui sont la substantifique moelle de leurs griefs ! D’un point de vue africain, dans un pays où la majorité est analphabète on peut sourire en se disant que ce ne sont là que des arguties à dormir debout, que ces Messieurs disent cela faute de mieux, et que ventre affamé n’a point d’oreille à entendre ces considérations éthérées. Mais raisonner ainsi ce serait procéder par préjugés. Ce n’est pas parce qu’on est un pays pauvre que l’on doit faire l’économie des valeurs démocratiques, même s’il est difficile de concilier pauvreté et démocratie, même si les idées de la démocratie sont parfois intellectuelles, il reste que les pays riches n’ont pas la science infuse dans ce domaine et que les idées démocratiques sont plus universelles qu’il n’y paraît. En ce qui concerne nos hommes politiques pourquoi mettre en doute leur bonne foi sous prétexte qu’ils ont mal agi dans le passé ? C’est seulement après leur avoir accordé le bénéfice de la sagesse qu’on peut appréhender leur escroquerie. Et comme leurs critiques du gouvernement se concentrent sur les valeurs, les idées de liberté, de droits, et de démocratie, leur escroquerie, ne peut qu’être intellectuelle. Pour déceler l’escroquerie, rien ne sert d’opposer des arguments à d’autres arguments : il suffit seulement d’opposer les actes aux discours.
Ainsi, mon cher Pancrace, en considérant le seul chapitre du respect des droits et libertés individuels, on découvre la supercherie. Depuis qu’ils se plaignent des manquements du gouvernement dans ce domaine précis, qu’ont fait nos pionniers pour se distinguer en la matière ? Se sont-ils jamais jetés à l’eau pour sauver concrètement un noyé des droits de l’homme et des libertés ? Et pourtant ce n’est pas de tels cas qui font défaut. Je prends l’exemple de l’ancien député Andoche Amègnissè. Voilà un homme bien connu et qui est jeté en prison depuis plus d’un mois pour avoir prétendument contrevenu à la législation sur la presse. De bien grands mots pour dire que dans un contexte régressif de monopolisation des moyens d’information par le pouvoir en place, un citoyen a été conduit à publier des tracts. Bien sûr, loin d’encenser le pouvoir comme d’autres organes sponsorisés, plus ou moins légaux ou asservis, le tract d’Andoche Amègnissè ne caresse pas Yayi Boni dans le sens du poil ; puisqu'il ose dire que « YAYI BONI BAT SA FEMME. » Et mal lui en prit. Le voilà embastillé, pince sans rire après une parodie de procédure qui traduit au passage l’inféodation de la justice au pouvoir. Eh bien, si nos soi-disant humanistes de l’opposition étaient aussi soucieux des libertés individuelles qu’ils le prétendent ne vois-tu pas qu’ils avaient là une occasion en or pour prouver leur attachement aux valeurs dont ils se plaignent du non respect par le pouvoir en place ? Or combien d’entre eux ont seulement publiquement prononcé le nom d’Andoche Amègnissè ? Combien d’entre eux ont réclamé son élargissement immédiat ? Combien d’entre eux ont mobilisé leurs militants pour des manifestations en faveur d'un compatriote victime de l’arbitraire du régime ? Donc d’un côté comme cela se fait dans les grandes démocraties ces gens s’en donnent à cœur joie de formuler des critiques générales de manquement aux valeurs de la démocratie mais lorsqu’il s’agit de se mouiller pour sauver une victime de ces manquements, ces Messieurs se retrouvent aux abonnés absents ! Au-delà du charivari qu’ils avaient fait lors des élections municipales, ne va surtout pas croire qu’ils ne savent pas se mouiller pour des cas individuels. On a vu comment la RB naguère ou le PRD ces jours-ci savent sortir la grosse artillerie médiatico-politique pour libérer leurs militants inquiétés. Mais lorsque la liberté en question devient celle de l’homme lato sensu, lorsqu’elle est celle d’un citoyen sans intérêt politique pour eux, eh bien, c’est motus et bouche cousue, silence radio ! C’est ce que j’appelle escroquerie intellectuelle. Et ma démonstration est inductive car les cas qui prouvent ce travers sont légion. Cette escroquerie est à l’évidence pire que la ruse, qui est la chose la mieux partagée du landerneau politique.
En conclusion prétendre que les "G" et "F" sont rusés lorsqu’ils critiquent les erreurs, errances et dérives du pouvoir en matière des libertés individuelles et publiques au motif que ces problèmes ne se posent plus est douteux. Dans la mesure où les forces politiques qui ont contribué à mettre le pied à l’étrier à Yayi Boni lui reprochent de ne pas respecter sa parole, on voit bien que le doigt accusateur de ruse n’est pas pointé vers le bon côté.
De même si le constat de l’échec de nos anciens hommes politiques est historiquement plausible, l’analytique du soupçon qui interdit à ceux qui ont péché hier le droit à la sagesse et la liberté de s’amender est sujette à caution.
En revanche comme le montre leur silence assourdissant devant un cas comme celui d’Andoche Amègnissè, l’insistance abstraite des "G" et "F" dans leurs critiques sur les libertés individuelles ou publiques relève d’une subtile escroquerie intellectuelle.
Tel est à mon avis, cher Pancrace, le vrai visage des "G" et "F" à l’exclusion de tout autre considération ! Oui, j’ai mis, je dois le confesser, une certaine longueur pour le déceler. Mais j’espère que la clarté sous laquelle ce visage apparaît maintenant vaut tous les détours et excuse l’ennui du chemin. Je sais que ta patience pour parcourir ce chemin est à la mesure de notre amitié et je te remercie du fond du cœur…
Amicalement,
Binason Avèkes
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Une analyse fouillée des jeux et enjeux qui tiraillent la classe politique au dépend des problèmes avérés des populations. Espérons que le point de vue développé amènera les uns et les autres à mieux accorder pratiques et proclamations.
Rédigé par : Thomas coffi | 19 décembre 2008 à 17:20