Kérékou parle ; contraire-ment à son habitude depuis son retrait constitutionnel de la scène du pouvoir, il a la langue plus déliée. Certes, depuis 2006, il a fait quelques sorties médiatiques. Mais, elles étaient placées sous le signe de la gouvernance concertée, et les propos en étaient mesurés. Une phrase ou deux jetées en pâture à la gourmandise fébrile des journalistes qui sous l’effet de leur imagination débridée, donnaient lieu à des exégèses fabuleuses. Il est vrai que le style de l’homme se prête facilement aux interprétations. Kérékou aime parler au peuple, aux gens, aux Béninois. Et les gens, le peuple, les Béninois ont toujours aimé l’écouter. Mais paradoxalement, Kérékou ne s’adresse pas aux Béninois en fon ni dans aucune langue nationale du pays. Kérékou leur parle en français. Et c’est là que se situe tout l’intérêt spécifique de sa parole. Parce que Kérékou ne parle pas non plus le français ; du moins pas ce qu’on appellerait la langue de Molière. Kérékou parle un français béninois, un français africain, un français sans prétention aucune, minimaliste et véhiculaire. A l’écouter, on dirait un personnage d’un roman d’Amos Tutuola ou d’Ahmadou Kourouma. Loin du connotatif, son parler est à ras du désignatif. Mais dans le même temps, en fonction du souffle de sa parole, des sinuosités de sa pensée, et aussi des difficultés qu’elle à se mouler dans l’ordre syntaxique et symbolique d’un habillage étranger, la parole de Kérékou procède par anacoluthes, parabole, suggestion, insinuations, humour et mélange de genre et de dimension. Souvent l’ordre de la pensée est préféré à la logique du discours, le dit chevauche la pensée, et la pensée taquine le non-dit. Tout cela rend la parole de Kérékou souvent pas très nette, obscure, et lui donne un accent énigmatique, parfois même mystérieux ; elle devient alors récupérable dans la mesure où l’aura d’indécision qui l’entoure ouvre la brèche des interprétations dans laquelle s’engouffrent les exégètes de tout poil.
Etait-ce pour cela que l’ancien président a été avare de parole depuis la fin de son mandat ? Il y a sans doute un peu de cela dans le silence de Kérékou. Les mauvaises langues disaient que le Général avait la haute main sur la réalité du pouvoir, sa face nocturne, dont Yayi Boni ne serait que la face diurne. Quoi qu’il en soi, si Kérékou ne parlait pas ce n’était pas seulement parce qu’il ne voulait pas troubler l’ordonnancement de cette division hypothétique du travail et du secret politiques entre lui et Yayi Boni, mais parce que vraisemblablement, il n’en éprouvait pas le besoin. Or Kérékou, pour la première fois depuis 2006, parle non pas en une ou deux phrases laconiques, mais en tenant un vrai discours. Alors évidemment il convient de questionner les caractéristiques de ce discours en posant les questions classiques touchant à la structure dynamique d’un discours : d’où parle-t-il ? A qui parle-t-il ? Et de quoi parle-t-il ? Eh bien Kérékou parle à l’occasion d’une visite-hommage rendue à la famille de Biokou Salomon, le Grand chancelier de l’Ordre national du Bénin, disparu. A qui parle-t-il ? Par l’intermédiaire d’interlocuteurs directs – ses hôtes mais aussi d’anciens membres de son gouvernement – il parle à des interlocuteurs indirects à savoir les Béninois, les hommes politiques, les députés, le Gouvernement et son chef. Dans son propos tenu en hommage à un sage, Kérékou endosse la posture du sage qu’il convoite. La forme et le contenu de son discours en portent témoignage. Il tance gouvernement et opposition, qui dit-il n’ont pas encore mis le pays sur la voie de la sagesse tracée par le vieux sage et que lui-même n’avait eu de cesse de suivre. Le président actuel en prend pour son grade. Kérékou relève des contradictions dans la manière de faire la politique après lui. Ainsi se demande-t-il dans son langage énigmatique et avec son souffle saccadé, pourquoi faire des élections si l’on n’a pas à cœur d’installer les conseillers élus ? Au passage, il distribue quelques bons points à ses amis, ses compagnons, députés ou anciens ministres ceux notamment qui l’ont accompagné, et en lesquels il voit de bons hommes politiques, de vrais honorables. Kérékou embouche un refrain qui lui est cher : l’imbécilité congénitale des intellectuels et des cadres béninois. Ceux qu’il qualifie de tarés. Ils ont une tête, dit-il mais la tête est vide. Il met aussi l’accent sur la frénésie du vol de l’argent public, seul souci des Béninois considérés par lui comme plus aptes à détruire leur pays qu’à le construire. Cette critique des mœurs des Béninois est inquiétante et en même temps intéressante dans la mesure où l’ancien Président est celui-là même qui a dirigé ces mêmes Béninois pendant près de 30 ans ! Est-ce à dire que Kérékou n’entend pas prendre sa responsabilité dans la culture du vol de l’argent public qui domine l’éthos des Béninois ? Lui et ses amis font-ils ou non partie des voleurs ? Il s’agit à n’en pas douter d’une tactique cousue de fil blanc et qui consiste à réécrire sinon l’histoire politique, du moins l’histoire morale des Béninois.
Mais à côté et au-delà de l’aspect réel de la parole de Kérékou il y a sans doute aussi l’aspect symbolique, onirique et fantasmatique. Ce triple registre réunit à la fois des symboles bibliques comme le nom Salomon, sage parmi les sages, la réalité incarnée de la mort, le rêve d’éternité biologique et politique, et le fantasme d’une fusion continue avec le peuple perçu comme mesure de cette éternité. Soit dit en passant les convictions religieuses de Kérékou dont il ne fait pas mystère l’amènent à considérer que mourir c’est entrer en amitié avec Jésus qui viendra vous chercher ; cette idée qui est aux antipodes du matérialisme dont le président fut en son temps un adepte, a l’avantage de rendre la mort douce et acceptable, mais en même temps elle laisse transparaître la prégnance de son angoisse. L’éternité politique est assumée par le rêve de la continuité politique. Celle-ci se traduit par le fait que l’ancien Président rend un hommage quasi officiel au chancelier défunt comme s’il était encore aux affaires, entouré de ses ministres. Dans ce registre de la continuité-éternité renforcée ici par la symbolique du centenaire, Kérékou retrouve le sens secret du combat d’arrière-garde que lui et ses hommes de main avaient mené pour se perpétuer au pouvoir. Il rêve d’un royaume dont il serait le roi à vie et pour une vie aussi longue que celle du sage Salomon, devenu l’ami de Jésus.
Et plus que tout, c’est ce rêve qui fait parler Kérékou ; par cette parole il vit son rêve et l'installe dans le ministère de la sagesse.
Binason Avèkes
Copyright, Blaise APLOGAN, 2008, © Bienvenu sur Babilown
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