Comment vas-tu ? Très bien je suppose. En tout cas, vu la teneur de ta dernière lettre, je n’ai aucun doute à ce sujet. Ta bonne humeur y éclate. Et elle est même contagieuse ! Est-ce la raison pour laquelle tu me dis : « Quel est le point commun entre Desmond Tutu et Yayi Boni ? » D’entrée j’ai pris ça pour une boutade. Je me suis dis : il y a un piège en dessous. Après mûre réflexion, il me semble avoir trouvé un élément de réponse, induit, tu verras, par les idéogrammes chinois. Sans jeter par-dessus bord l’hypothèse de l’ironie, la réponse nous amène à faire un détour dans l’histoire politique de notre pays, dans la manière d’élire ses présidents. De plus, pour autant que je voie juste, la réponse à ta question a le mérite d’expliquer la crise politique actuelle.
Pour commencer, tu en conviendras aisément, rien d’étonnant à dire que la caractéristique fondamentale et la source première... de la crise sont historiques ; elles sont à chercher dans la forme de l’histoire politique du Bénin, notamment en ce qui concerne la série des Présidents qui l’ont dirigé depuis l’indépendance, leur mode d’accès et leur durée au pouvoir.
En effet, de 1960 à nos jours, Maga, Apithy, Ahomadégbé, Zinsou, C.Soglo, Kérékou, N.Soglo et Yayi sont les hommes que retiendra la postérité, en dehors de quelques météorites qui ont traversé le ciel politique instable du Dahomey à ses débuts.
Dans cette première série des Présidents réels du Bénin, si on ne considère que ceux dont la durée totale d’exercice est supérieure à 2 ans, on obtient : Maga, Kérékou, N. Soglo, et Yayi Boni. Remarquons que dans l’histoire politique mouvementée de notre pays, ces Présidents sont aussi ceux dont l’élection résulte d’un suffrage universel. Et c’est justement sur la question du suffrage démocratique que s’appuie l’argument qui peut expliquer la crise qui secoue le Bénin aujourd’hui. En effet, parmi ces Présidents, nous constatons une écrasante majorité de nordistes ou connotés tels, surtout s’ils sont ramenés au nombre de mandats exercés. En comptant la durée d’exercice cumulée pour chacun d’eux, on se rend compte que les nordistes l’emportent largement, et que l’histoire de l’accession au pouvoir des Présidents du Bénin semble marquée par un tropisme nordiste.
Ce tropisme agit même dans des circonstances exceptionnelles, en dehors du suffrage universel. Ainsi, d’une part, il explique en partie l’instabilité politique du pays entre 1963 et 1972 où le nombre très élevé de coups d’état recouvrait souvent une sourde rivalité ethnique Nord/Sud parmi les officiers qui se relayaient au chevet du Dahomey, appelé alors l’enfant malade de l’Afrique. D’autre part, il explique aussi, d’une certaine manière que le 26 octobre 1972, bien que le coup d’Etat fût majoritairement l’œuvre d’un groupe d’officiers connotés du sud, le pouvoir fût remis à leur aîné du Nord. Par la suite certains de ces officiers, s’en mordirent les doigts et n’eurent de cesse de corriger le tir, ce qui n’alla pas sans susciter des vicissitudes et des drames au sein même du pouvoir ; ces rivalités se soldèrent par la domination complète du Président nordiste, et l’élimination politique ou physique de ses rivaux du sud. La dimension ethnique ou tribale de ces rivalités, bien qu’elle fût effective, était souvent déniée ou euphémisée sous les dehors de conflit de personnes, et passait d’autant plus inaperçue que le camp nordiste bénéficiait de la collaboration et exploitait à fond la haine de soi des sudistes historiquement intériorisée.
Mais si ce tropisme nordiste peut expliquer des faits politiques hors suffrage universel, c’est à l’intérieur du fonctionnement démocratique classique qu’il prend tout son sens.
L’influence du tropisme a une signature statistique. En effet, la considération des durées d’exercice cumulée donne un net avantage aux Nordistes. D’un côté on a : Kérékou : 28 ans + Maga : 4 ans + Yayi Boni : 2 ans = 34 ans. De l’autre seul Soglo tient le flambeau du sud avec 5 ans !
Autrement dit, en l’espace de quarante années d’indépendance, et dès le premier jour, le Dahomey, puis le Bénin a été régulièrement et essentiellement dirigé par des Présidents nordistes ou connotés du Nord.
Le faciès de ceux-ci mis au point dans le laboratoire néocolonial était bien défini pour réussir la mission qui leur serait confiée. Originaire du Nord majoritairement animiste ou musulman, ces Présidents devaient être Chrétiens et arborer un prénom qui en porte foi : Hubert, Mathieu, Basile, Thomas, mais aussi Alphonse, Maurice, etc. Cette identité chrétienne était un trait d’union avec le sud sociologiquement chrétien ou animiste, en même temps qu’un gage d’appartenance au giron spirituel et culturel du colonisateur. La réussite du modèle et de cette forme de préemption politique initiée déjà par le colonisateur est d’autant plus déconcertante que d’une part, le régionalisme et le tribalisme constituent un élément majeur de la culture politique du pays, et d’autre part, les Béninois du Sud sont logiquement majoritaires dans un suffrage qui n’était pas censitaire mais universel. Comment donc comprendre la pérennité électorale de ce modèle initié par le colonisateur lui-même ? Le fait est que, historiquement, le sud est héritier d’une culture de division fortement intériorisée. C’est cette division que le colonisateur a instrumentalisée, sans doute dans l’idée paternaliste que les sudistes étant à l’époque plus nombreux, plus instruits et plus socialement avancés que les nordistes, –le nom même du pays portant la marque du plus puissant royaume du sud–, il était bon de couper la poire sociopolitique en deux pour une plus grande cohésion nationale. Dès lors, le Président du Nord a eu pour fonction d’arbitrer les divisions congénitales des sudistes. En tant que Nordiste, pour réussir à être élu démocratiquement Président, il suffisait d’avoir le faciès du modèle, d’intérioriser la fonction d’arbitrage et de la faire sienne.
Aussi, d’un certain point de vue, peut-on estimer que le Nord en tant que région, et le Président qui en est issu ont l’art de tirer leur épingle du jeu politique au plus haut sommet et de s’imposer subtilement au détriment du Sud pourtant ethniquement et sociologiquement majoritaire dans un système de suffrage universel. Ramené au nombre de Présidents et à la durée à la tête du pays, on pourrait même parler d’une ruse sinon d’une intelligence du Nord. Mais à y regarder de près, les choses ne sont pas aussi simples qu’il y paraît, et le plus rusé ou intelligent n’est pas forcément celui que l’on croit. En effet, ce jeu de préemption politique, malgré sa subtilité éprouvée, possède un maître. C’est dire qu’il ne fonctionne pas forcément dans l’intérêt supérieur des joueurs, et qu’il sied de prendre en compte l’intérêt du maître pour comprendre sa finalité. Le système politique béninois apparaît alors comme un jeu arrangé de marionnette, où le Président est la marionnette, le maître le marionnettiste, et le peuple fait figure de spectateur ou de figurant, selon la situation. A l’orée de l’indépendance, le maître du jeu était le colon lui-même qui, au regard de la sociologie et de l’histoire du pays, a cru devoir mettre en place ce jeu de gestion équilibrée du pouvoir politique élaboré en toute bonne foi. Il a choisi son poulain avec discernement, l’a dressé avec art et patience, il l’a formé et formaté, puis dans son intérêt, l’a mis en scelle en favorisant les conditions de son élection. Parmi ces conditions, la spéculation sur la division du sud était un élément tactique. Si bien que la culture de division qui allait s’intensifier au cours des années qui suivront l’indépendance n’était pas étrangère à cette bonne volonté paternaliste du colon.
Comme tu le vois, cher ami, la culture de dvision, et ses séquelles – l’instabilité politique du Dahomey – prouvent que, tout au moins dans l’intérêt du pays, le jeu du maître colonial n’a pas tout à fait fonctionné comme prévu. En effet, la préemption de Monsieur Hubert Maga, homme politique d’un Nord ethniquement minoritaire dans une culture où la préférence politique est fortement tributaire des considérations tribales et ethniques, est devenue l’une des pièces du puzzle démoniaque de la division qui allait dramatiquement s’emparer des esprits et du corps politique dahoméens.
Bien que l’expérience inaugurale du colon fît long feu, elle ne manqua pas de faire école. Après le Renouveau démocratique, les Béninois imitateurs en diable, entreprirent de se manipuler tout seuls. Un ramassis de singes savants qui, en matière de science ou d’histoire politiques, ne se prennent pas pour une merde, reprit le modèle colonial à son compte et entreprit de le dépoussiérer. Non sans malice, cette coterie de flibustiers intellectuels imbus de soi se fit alors maître du jeu. Lors des élections de 1996 – et les maîtres du jeu le crieront sur tous les toits – en bons singes savants, ils firent ce que le colon avant eux avait fait, et contre toute attente, « ramenèrent au pouvoir » l’ancien dictateur Kérékou, homme du Nord, à la place de Soglo, homme du sud en fin de mandat mais qui n’avait pas démérité tant que ça. Cette coterie de singes savants tout à son jeu, emportée par son hubris, n’était pas peu fière de la réussite de ses expérimentations à ciel ouvert et de se penser en ingénieur politique du pays. Mais son but n’était pas seulement d’autosatisfaction intellectuelle. Derrière se profilaient des visées et des intérêts matériels. Ceux-ci étaient pris en charge par une mafia qui fera impitoyablement main basse sur l’économie du pays. Et le nouveau Président élu qui venait du diable vauvert était prêt à jouer moyennant intérêt le rôle du président toutou : « Si vous êtes prêts, je suis prêt » disait-il sans vergogne à ses compères madrés. Dix années après, la mauvaise gouvernance, la gestion patrimoniale et féodale des biens de l’état, la corruption et l’impunité allaient conduire le pays au bord de la banqueroute. A certains égards, pire qu’en 1990 ! Et tout se passe comme si, de 1972 à 2006 la fonction récurrente de Kérékou consiste à ruiner le Bénin, à l’amener au bord de la banqueroute et de l’anomie sociale, économique et morale, fût-ce au prix d’une certaine stabilité politique. C’était ça le génie des nouveaux maîtres du théâtre politique béninois. Mais nos singes savants, très joueurs d’ans l’âme, ne s’en tinrent pas quittes pour autant. Comme s’ils étaient pris de remords pour leur premier jeu et voulussent se racheter, ils décidèrent de faire coup double.
Sans vergogne ni scrupule lors des élections de mars 2006, ils prirent les devants et sortirent un nouvel homme de leur chapeau, celui dont le succès, le cas échéant, devait éclipser l’échec lamentable de leur première tentative : le Dr Yayi Boni. Ils le conformèrent au modèle déposé par le colonisateur. Thomas de son prénom, originaire de Tchaorou, Yayi Boni est né dans une famille musulmane mais se convertit au protestantisme. Il appartient à trois ethnies influentes du Bénin, Nago par son père, Peul et Bariba du côté de sa mère. L’homme revendique son identité régionale nordiste, en même temps qu’il entend profiter de tous ses atouts nationaux utiles comme l’appartenance par son père à la diaspora Nago du nord, et ses liens matrimoniaux qui, à l’instar du Président Soglo, le rattachent à la ville de Ouidah. A tous ces atouts s’ajoutèrent des critères, conditions et données de nature politique, culturelle et sociologique qui, dans les circonstances de son apparition, allaient lui assurer la victoire inattendue. Toutefois, malgré sa conformation au modèle déposé et ses atouts, sa seule préemption par nos singes savants ne suffisait pas pour arracher la victoire. Car en dépit de leur publicité, contrairement au colon, les nouveaux maîtres du jeu n’avaient pas de poids politique réel encore moins les moyens financiers et politiques de leurs expérimentations ambitieuses. Sans parler des grands financiers occultes qui misèrent sur le poulain, il fallut donc passer par les fourches caudines des partis politiques traditionnels.
L’alliance de circonstance que l’opinion et surtout les médias ont surnommé Wologuède par analogie avec la passé politique d’intrigues du Dahomey, est alors apparue comme le faiseur de roi, et avaliseur final de l’élection du nouvel homme. Et ce, selon toute vraisemblance moyennant un contrat passé entre le nouvel homme et cette alliance qui de fait s’estimait en droit de siéger en bonne place dans la loge des maîtres du jeu.
L’existence de ce jeu, de cette loge de maîtres du jeu, de ses enjeux et de leur préséance est au cœur des tensions politiques que nous vivons actuellement. Cette existence et le contrat qui l’étaye impliquent que le nouveau Président accepte de devenir de fait le toutou de cet aréopage de leaders politiques, d’autorités influentes ou de personnages clés de l’arène politique nationale. Or le nouveau Président n’entend pas être inerte. Il n'entend pas être un toutou passif. Son dynamisme indéniable plaide pour lui : il s’est fait élire sous le slogan du changement. Entrer dans le jeu, devenir le chien politique de cet aréopage hétéroclite de manitous déterminés à le tenir en laisse, c’est retomber dans les mœurs anciennes, renouer avec les pratiques réprouvées. Sans que rien ne prouve que la lutte qui fait rage actuellement soit celle du bien et du mal, l’enjeu de la crise qu’elle génère réside dans la volonté des uns de continuer à jouer le jeu, à tenir la laisse de celui qui n’entend pas être un toutou. Pour Yayi Boni, le Changement c’est d’abord ça !
Tout ce rappel historique étant fait, cher ami, tu devines l’idée que m’inspire ta question. Qu’en est-il du point commun éventuel entre le Président Yayi Boni et l'Archevêque Desmond Tutu ? Tout dépend de là où on veut en venir, et du point de vue où on se place. Selon par exemple qu’on considère le caractère du célèbre Archevêque Sud-Africain ou que l'on joue sur la phonétique de son nom. Sais-tu que, dans leur transcription des langues occidentales, les Chinois ont l’habitude d’attribuer un idéogramme à un mot occidental, sans aucun rapport sémantique, mais sur la seule base de l’identifié phonétique ? Si on considère le caractère de l’homme Desmond Tutu, dont l’un des traits connus est l’opiniâtreté, au vu de la combattivité de Yayi Boni, on peut dire que cet élément est un point commun entre les deux hommes. En revanche, si par simple jeu phonétique, s’inspirant du procédé chinois on en vient à associer Desmond Tutu au mot "toutou", et que par là on sous-entend que Yayi Boni serait un chien obéissant à ses maîtres qui l’ont fait roi, alors, mon cher ami, rien n’est plus faux ! Car assurément, Yayi Boni est tout sauf un toutou !
Mon Cher Pancrace, le détour était long et spéculatif, je le concède. Par rapport à ta question, suis-je tombé juste, suis-je passé à côté ? Ou, ai-je coupé le cheveu en quatre pour rien ? Seul toi pourras me le dire, cher ami. Quoi qu’il en soit j’espère ne t’avoir pas ennuyé par mes longueurs, ou même choqué par l'audace irrévérencieuse manifestée dans le discours à l'égard de certains tabous ou non-dits établis. Le cas échéant, crois-moi, grande serait ma désolation.
Amicalement,
Binason Avèkes !
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