3. Sentence de solitude
Fa a régularisé sa situation bancaire à son ancienne agence, Rue du Chemin vert, et s’est acheté quelques disques de musique grégorienne. Avec plaisir, il a fait le petit tour des rues de ce quartier où, six années durant, il a connu la solitude. Il venait de remplir des formalités, rites sociaux qui, espère-t-il, feront de lui un être social à part entière. C'est une joie bien particulière, par ce premier jour de vacance, que d’entrer dans le jeu de ces rituels. Avec le sentiment de sécurité qui emplissait son être, la balade faisait ressurgir la profusion affective de son attachement à ce lieu, sa romance et ses espoirs les plus utopiques.
Rue du chemin vert, cimetière Père-Lachaise, lieux auxquels par un hasard mystérieux, il se trouva associé pour une longue traversée du désert.
Aussi longtemps qu’il eut à y déambuler, que ce soit la Rue du chemin vert qu’il traversa en flèche, ou le cimetière du Père-Lachaise lui-même, jamais de sa courte existence son esprit ne s'était à ce point retrouvé dans l’heureuse exécution de ces simples gestes de liberté en lesquels jadis il plaça son espoir.
Or, voilà que l’esprit dégagé de toute entrave, il s'aventurait à nouveau dans ce cimetière dont il avait côtoyé les pensionnaires, en raison sinon de la similarité de leurs conditions, du moins par cette étrange similitude du silence qui les définissait...
Fa retrouve donc dans ce cimetière Père-Lachaise les morts. Eux dont le silence légendaire était semblable au sien par bien des côtés. Et, comme il lui arrivait de le sentir souvent chaque fois que l’occasion lui était donnée d’y venir ces dernières années, et sans doute plus encore par ce jour singulier où la sérénité naissait de la liberté chèrement acquise, il percevait au plus profond de lui la voix de ce silence légendaire. Les morts ne sont pas morts. Cette vérité n'est pas seulement biragolienne, se dit-il. C'est le constat que les morts ne sont morts que dans la mesure où le degré de socialité des vivants, supérieur au leur dans les conditions normales de la vie, met en relief leur gravité sépulcrale, l’incommensurabilité potentielle de leur éternel silence. Or si par malheur, ce degré venait à régresser en deçà d’un certain seuil, seuls les morts peuvent vous comprendre, seuls eux deviennent vos partenaires d’échange, vos interlocuteurs privilégiés. Jamais alors, le lieu où la société les tient réunis, ne prend pour vous à ce point la dimension prodigieuse de lieu de rencontre, de communion et de recueillement. Pareille assurance, certes avait habité Fa bien avant aujourd'hui. Elle l'avait animé lorsque, au cours de sa balade ici même, il avait eu l'heur de rencontrer Judy, l’Américaine. Rencontre intervenue dans une de ces cures affectives que seule génère la plus haute solitude.
Dans sa frénésie d’alors, prenant très au sérieux sa rencontre avec Judy, Fa avait tenu à l’honorer, entre autres choses, d’un concert à la Chapelle de Paris. Après ce départ en fanfare, s'impatientant de ce que l’Américaine ne se fût pas empressée de tenir sa promesse de lui téléphoner, Fa s’est retrouvé dans le cimetière, sur les lieux mêmes où il l'avait rencontrée, près du tombeau de Proust, un peu comme s’il eût voulu procéder à une reconstitution des événements, ou prendre l’illustre écrivain à témoin des intermittences du cœur féminin…
Dans cette quête de résurrection d'un amour auquel il avait tôt fait de croire, il finit par rencontrer bien d’autres filles. Souvent Fa avait avec elles des échanges palliatifs. L’une d’elles, l’infirmière de Dijon, se promena avec lui dans le cimetière ; ils allèrent par ses rues, ruelles et vallons, comme à la conquête d’un pays secret. Après quoi, comme pour échanger leurs impressions de voyage, ils allèrent dans un café Place Gambetta. Tête-à-tête fructueux, qui conduisit jusqu’à l’étape décisive de l’échange des numéros de téléphone. Le lendemain, sa nouvelle conquête, gentille comme le sont les infirmières, lui téléphona pour un rendez-vous au Sacré-Cœur. Se doutait-elle qu’elle offrait à Fa l'insigne opportunité de sortir de sa réclusion et de faire, pour la première fois de sa longue existence en France, des gestes et des choses dont le déni avait contribué à faire de lui un être d'errance ? Naïve en apparence, elle lui paraissait d'une joviale nature. Malgré ces dehors affables, quelle ne fut l’étonnement de Fa de constater que sa Dijonnaise, lui avait au dernier moment posé un lapin !
Fa en fut quitte pour une balade involontaire dans les rues du 18ème, fort marqué dans son esprit par les souvenirs des ses ex de l’avenue Junot comme Zoé, Mlle Aurel et consorts.
Aussi, par cette journée de liberté, son souvenir va à ces rencontres du passé qui ont l'air de s'être déroulées hier.
Aujourd’hui, la tempête est passée. Fa a retrouvé Judy au Greenwood cimetery de Tallahassee en Floride ; elle a sa place parmi les pensionnaires. Son coeur est triste et heureux à la fois ; ses larmes de joie et de regret. Grâce à Judy, Fa pense que les morts sont plus généreux que les vivants : il y a sans doute de plus heureuses rencontres à faire sous terre que sur terre.
Félix Zomalèto
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