Du côté de la placette commerciale
Feuilleton littéraire par :
Thomas C. Nouatin
Mais l’on pouvait aussi emprunter au seuil de notre portail la rue perpendiculaire à la route de la gare. En direction de l’Ouest elle menait tout droit à la gendarmerie nationale, du moins à l’une de ses quatre enceintes et vers l’Est à la placette commerciale. Au sortir de la maison, en allant vers la gauche, après deux cent mètres environ, à hauteur de la maison du directeur d’école Montcha, cette rue se rétrécissait en une ruelle que nous nommions « Adogblamè »,
passage serré entre des murs. Cette ruelle concentrait dans mon imagination, les endroits terribles des contes de ma grand-mère et de mes tantes, là où se déroulaient les séquences qui relataient les mésaventures d’enfants désobéissants, curieux à l’excès ou à la langue trop longue, menacés par de redoutables génies. La clarté de l’éclairage public dispensé par un poteau électrique planté au carrefour s’arrêtait à hauteur de la meunerie attenante à la maison du directeur d’école. Au-delà, même par les nuits de clair de lune, la ruelle était plongée dans une épaisse obscurité. Quand plus tard, j’eus l’âge, l’honneur et le privilège d’être envoyé en commission nocturne par ma mère ou l’une de mes tantes, la traversée d’Adogblamè représentait sinon un calvaire, en tout cas une épreuve qui mettait ma bravoure, nos bravoures de jeunes enfants à rude contribution. Ce n’était pas seulement l’obscurité qui rendait la traversée nocturne de cette zone rebutante. Les murs qui la bordaient étaient délabrés avec des recoins sinistres. Une rigole aux eaux poisseuses et nauséabondes serpentait d’un bout à l’autre. A mi-parcours, se dressait à gauche, une bâtisse inachevée, colonisée par la broussaille et d’où s’échappaient à la tombée du jour des hordes de chauves-souris. Cette bâtisse représentait dans mon imagination un repaire dont les multiples chambres pouvaient abriter des génies malfaisants, des monstres mythologiques, voire des corsaires écumeurs d’océans comme ceux que je voyais dans les livres de mon oncle Robert. En outre, une mort mystérieuse, survenue dans l’une des maisons donnant sur la ruelle ajoutait un halo de mystère à l’aspect lugubre d’Adogblamè. Un chauffeur routier en bonne santé décéda subitement une nuit, à l’aube de sa quarantième année, quelques heures après sa journée de travail. Alors que mon père prétendait que le chauffeur Boké avait probablement été emporté par ce qu’il nommait « une attaque », pour la plupart des habitants du quartier, il ne faisait aucun doute que Boké avait été envoûté. Ceux qui n’avaient pas une opinion fixe finirent par se dire que le camionneur avait été « attaqué » par les sorciers.
Adogblamè coupait court jusqu’à la placette commerciale où des vendeuses de divers produits alimentaires tenaient leurs étalages jusqu’à très tard la nuit, adossées aux façades d’une bâtisse habitée par l’épouse de Madého, l’ancien président de la république. C’était une habitude consacrée dans notre bande de gamins de solliciter le renfort les uns des autres lorsque le devoir nous obligeait à emprunter nuitamment cette ruelle. Ce n’était pas un passage obligé ; l’on pouvait se rendre à la placette commerciale en empruntant la route de la gare jusqu’à l’avenue Senghor et en obliquant ensuite à gauche. Cela revenait cependant à faire un long détour qui allongeait considérablement le trajet. Ce parcours était rarement toléré par nos mères, toujours au four et au moulin, pressées d’ajouter l’ingrédient à acheter à la préparation du soir qui bouillait déjà sur le feu, sous le regard impatient d’un homme fatigué par sa journée de travail et les jérémiades des petits frères et sœurs affamés. Les fois où je ne pouvais appeler un de mes compagnons d’âge à la rescousse, il ne me restait plus qu’à prendre mon courage et l’argent de la commission à deux mains et à m’aventurer dans Adogblamè, le cœur battant. Si le recours au renfort était encouragé, nous savions déjà qu’un garçon ne devait pas avoir peur, du moins avouer ou révéler sa peur ; les aînés ne rataient aucune occasion de nous rabâcher ce précepte. Quolibets et remontrances étaient le lot de celui qui affichait la moindre couardise. L’épreuve de la traversée d’Adogblamè commençait dès que l’on avait laissé derrière soi les pétarades de la minoterie familiale gérée par le grand-père Montcha. Pendant que vous avancez crânement, c’étaient d’abord les battements d’ailes des chauves-souris qui vous déstabilisaient en vous rappelant que la bâtisse à l’abandon n’était pas loin, et qu’arrivé à son niveau, de mauvais génies à l’affût allaient vous régler promptement votre compte ; vous séquestrer ou vous emporter à tout jamais dans des univers inaccessibles aux humains. Souvent au loin surgissait un spot lumineux qui me figeait sur place l’espace de quelques secondes. Cela y est, me disais-je à cette vue : voilà la lumière qui attira vers une demeure mystérieuse, deux frères jumeaux perdus un jour dans la forêt à la tombée de la nuit. Cette histoire racontait que les deux jeunes garçons y furent accueillis par douze « Yèhoués* », des génies emmitouflés dans des pagnes teints à l’indigo. Leurs bras et leurs mamelles pendaient jusqu’aux orteils. A la grande stupéfaction des garçons, ces génies mangeaient avec les oreilles, le nez, les yeux. Leur bouche ne leur servait qu’à murmurer sans arrêt des prières et des incantations. Elles donnèrent à manger et à boire copieusement aux deux garçons affamés par une longue journée d’errance dans la forêt. Lorsque les enfants demandèrent à prendre congé pour rechercher le chemin vers leur village, les Yèhoués refusèrent de les laisser quitter les lieux de peur qu’ils n’allassent raconter au village ce qu’ils venaient de voir. Elles finirent cependant par céder devant les pleurs des enfants en leur faisant promettre de ne jamais révéler à quiconque ce dont ils avaient été témoins. Elles remirent à chacun d’eux une tige résineuse au bout de laquelle brûlait une flamme bleuâtre. « Prenez ces torches, elles vous conduiront chez vous ». Aussitôt que les garçons prirent les flambeaux, ils se détachèrent de leurs mains et se mirent à avancer devant eux. Les jumeaux quittèrent la demeure mystérieuse au milieu de la clairière et se mirent en ordre de marche derrière les flambeaux. Pendant qu’ils s’éloignaient, les voix des Yéhoués tonnaient de concert derrière eux « Ne vous avisez jamais de tourner la tête pour regarder en arrière ! Gare à celui d’entre vous qui se retournera ou qui osera parler de nous et de ce qu’il a vu ici cette nuit ! Gare à lui ! Gare à lui ! Gare à lui… »
Cette admonestation des Yèhoués faisait émerger l’histoire que mon père nous récitait de mémoire, celle du chat qui aligna des souris en file indienne et les mit en ordre de marche avec interdiction de regarder en arrière. Parfois, alors que le souvenir de ces histoires me donnaient des sueurs froides, des bruits de pas résonnant soudain derrière moi, faisaient bondir mon coeur. « Gbo ! Gbo ! Ka ! Ka ! Ganko ! Ganko ! Gbo ! Gbo ! Ka ! Ka !...» Etait-ce un humain qui marchait ainsi? Etait-ce un animal ? Sûrement un chat phénoménal, de la dimension du dinosaure dont je voyais l’image dans le livre d’histoire naturelle de mon oncle Robert. Il devait porter des bottes à pointes acérées…
Lorsque la vue du spot lumineux mouvant au loin ravivait ainsi ces histoires, que je fusse en train de cheminer seul ou en compagnie d’un autre garçon, il ne faisait aucun doute pour moi que j’allais au devant d’événements terribles et que l’être inconnu qui cheminait derrière moi ne tarderait pas à fondre sur ma personne et en faire une bouchée. Mon cœur se mettait alors à battre la chamade. Il n’était évidemment pas question de battre en retraite. Même pas de jeter un coup d’œil en arrière. Gare à moi ! Je n’avais d’autre choix que de continuer d’avancer en attendant la suite des événements. Et soudain, « Drrriiiiiiiiiing », le timbre strident d’un klaxon me faisait tressaillir ; la lumière qui avait mis en branle mon imagination était celle du phare d’un vélo, souvent un taxi-kanan* revenant de la placette commerciale où il venait de déposer une vendeuse et sa marchandise. Le cycliste zigzagant à travers les crevasses du chemin faisait un écart pour m’éviter, pendant que de mon côté je me rangeais contre le mur pour faciliter sa manoeuvre. Je prenais néanmoins soin de tourner la tête pour éviter que nos regards se croisent. Qui sait ? C’était peut-être un sorcier ou un esprit malfaisant qui s’était mué en cycliste pour capturer mon « Yê* » à travers mes yeux comme il l’avait fait au chauffeur routier une nuit dans cette ruelle même! Lorsque la lueur du feu arrière s’estompait dans l’obscurité, j’accélérais vite les pas pour laisser derrière moi la bâtisse abandonnée, bruissant du cantilène des grillons et des cris des chauves-souris. Encore quelques dizaines de mètres et déjà le vent m’apportait les effluves du bougainvillée qui se tenait à la sortie de la ruelle, comme une sentinelle bienveillante à l’entrée du paradis. Mon calvaire allait prendre fin. Au détour d’un coude du chemin, les feuilles mortes tombées du bougainvillée commençaient à froufrouter sous mes pas alors qu’au loin, s’offrait à la vue, un alignement de petites flammes papillotant sous la bise nocturne. C’étaient les lueurs des lampions dont les vendeuses de la placette éclairaient leur étalage et qui servaient à orienter les chalands. J’étais délivré. Je venais d’échapper encore une fois au sort qui frappa Sagbo l’un des jumeaux égarés une nuit dans l’antre des Yéhoués.
Il suffisait de prendre garde à ne pas se couper les orteils en traversant une zone parsemée de pierres tranchantes, vestiges peu amènes d’un bâtiment rasé, et l’on rejoignait les rails. De l’autre côté de la voie ferrée, avec une émulation acharnée, les marchandes se mettaient déjà à donner de la voix pour m’attirer vers leur étalage.
« Mon brave, viens à moi, j’ai les tomates les plus juteuses et les plus fermes »
« Mon époux, je t’attendais, ta mère et moi sommes des amies…Côte à côte nous nous asseyons à l’église les dimanches, viens prendre mes oignons, ils sont très gros, ta mère les apprécie »
« Mon petit père, tu ne me reconnais plus ? Tu as toujours pris le kanan chez moi. Mon kanan, tu le sais, est toujours chaud et bien aigre sous la langue, c’est ainsi que ton père les aime»
« Je n’ai encore rien vendu ce soir, viens me donner la première main »
Dans mes mains encore moites, je ressentais enfin la présence de ces pièces d’argent qui faisaient de moi l’espace de quelques instants, un seigneur convoité par toutes ces dames. Pendant que je me demandais vers quel étalage me diriger, souvent des bruits de pas martelant le sol me faisaient tourner la tête. C’étaient généralement des groupes de jeunes hommes élégants et des demoiselles se déhanchant du haut de leurs talons à aiguilles qui cheminaient en direction de la place Kokoyè. Mon regard les suivait un moment pendant qu’ils s’enfonçaient dans la rue.
Au loin, en face de la gargote de dame Capitaine, les enseignes de la pharmacie Agboton projetaient un halo verdâtre sur le chemin. Debout sur le perron de l’officine, le gardien de nuit peulh en djellaba blanc, s’accroupissait puis se relevait, la tête tournée en direction du levant. Débouchant par petits groupes des rues transversales, des silhouettes convergeaient vers la place Kokoyè, puis obliquaient à gauche en direction du bazar « Dieu Merci » et du cinéma Rex.
Souvent, s’élevant des hauteurs du cinéma, une clameur explosait soudainement sur la ville : « Hooooyyyyè ! ». C’étaient les exclamations des spectateurs du film de la matinée, saluant un coup d’éclat final du héros Django ou de l’intrépide Ringo. L’espace d’un instant les images de ces hommes que je voyais souvent sur les affiches publicitaires à la place Bayol, surgissaient devant mes yeux …Que pouvaient-ils bien faire ces hommes à cheval avec des pistolets à la ceinture qui suscitait ainsi cette salve d’applaudissement de la part des gens? me demandais-je. Les fois où lors de l’expédition nocturne, je me faisais accompagner par Obel, un garçon du quartier, mince, agile comme un écureuil, plein d’entrain, il ne manquait jamais de s’écrier avec une lueur de détermination espiègle dans le regard : « dépêche-toi Obel! Dépêche-toi fils de Zomba, dépêche-toi, orphelin de père et de mère, dépêche-toi de grandir afin d’aller voir ce qui se passe entre les murs du cinéma Rex. Dépêche-toi d’être aussi redoutables et invincibles que ces blancs à cheval que les foules acclament » Et il s’esclaffait : « Je suis plus fort que Franco Nero, plus fort que Giuliano Gemma tous réunis » Ce disant, il portait les mains à la taille, faisait semblant de dégainer promptement des pistolets, mettait prestement un genou à terre et pointant deux doigts de chaque main en avant, tirait à la ronde sur des ennemis imaginaires tout en esquivant des projectiles invisibles par des mouvements rapides du buste. Emporté par son jeu, sourd aux appels des marchandes il hurlait : « Gba ! Gba ! Gba !...Pan ! Pan… ! »
Déjà des mains me tiraient gentiment de toutes parts et des flots de paroles m’arrachaient à cette distraction: « Viens mon époux, viens vers moi. Laissez-le ! Il a toujours acheté chez moi ! Laissez-le ! Mais laissez-le donc ! Viens ! Viens avec moi…»
Kanan* : Pâte à base de farine de maïs
Taxi-kanan* : Vélo-taxi transportant à l’’origine les vendeuses de kanan
Yèhoué* : Prière
Yê* : Ombre vitale d’une personne, âme
Thomas C. Nouatin
Copyright, Blaise APLOGAN, 2007, © Bienvenu sur Babilown
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