Le Faux balayeur
15.
Vers quatre heures de l’après-midi au retour de Robinson, je suis parti dans la boutique du bijoutier Jean-Luc Conan, l’ami de Monsieur Saint-Hilaire. J’étais parti là-bas, parce que je ne savais plus où aller ni quoi faire. La boutique était située rue Lafayette, non loin de l’hôtel. Dedans, j’ai vu un homme grand en veste noire qui portait des lunettes.
« A qui ai-je l’honneur ? me dit-il
— Mon nom est Dah Sèmako Kpossouvi.
— Ah, oui, je vois, Saint-Hilaire m’a parlé de vous ! »
Monsieur Conan était content de me voir et il confie sa boutique à son assistante et nous allons au « Flamand Rose », un bar situé non loin de là. Nous bavardons en buvant de la bière. Monsieur Conan me demande si j’ai trouvé l’homme que je cherchais à Paris, et je dis non. Il me demande son nom et je dis qu’il s’appelle Monsieur Dubosc et qu’il était le maître de Joko. « Joko ! s’écrie-t-il, mais voyons, ma femme adore " Les aventures de Joko " à la télé. » Puis après un moment de silence, il ajoute « Voyons voir, Dubosc, mais ce nom me dit quelque chose » Après quelque temps, Monsieur Conan se souvient : il connaît un Monsieur Dubosc. Mais quand je lui montre la photo de Monsieur Dubosc, il ne le reconnaît pas et se montre désolé. « Ce n’est pas grave, dit-il, je sais où trouver mon Dubosc à moi, avec un peu de chance, il peut connaître le vôtre, du moins, j’espère. » Dès qu’il a dit ça, Monsieur Conan prend le téléphone et il a dit quelques mots à son assistante. Après quoi il me dit : « Venez, Monsieur Kpossouvi, ça se trouve, on peut le rencontrer chez Drouot. » L’endroit nommé Drouot n’était pas loin, nous y sommes allés à pied. C’était une grande maison avec des fenêtres en verre. Monsieur Conan est rentré dedans. Je l’ai suivi et nous sommes arrivés dans une vaste salle pleine de chaises et des gens étaient assis sur les chaises comme dans une église. Au fond de la salle à droite, il y avait un pupitre sur une estrade et derrière le pupitre, un homme élégant, en complet veston était debout avec un marteau dans la main. Monsieur Conan s’est assis sur une chaise et j’ai pris place sur une autre chaise derrière lui. La salle était remplie de cris, les gens hurlaient à tue-tête, comme dans une jungle lors d’un rassemblement des bêtes. Au début, je ne savais pas pourquoi ils hurlaient ainsi mais je n’ai pas tardé à comprendre ce qui se passait. L’homme au marteau donnait le signal des hurlements. Prenant un objet quelconque : vase ancien, statue, vieux vêtement militaire, tableau, la lettre d’amour d’un grand roi, la dernière robe d’une princesse victime d’un accident tragique, il parlait de l’objet et annonçait un prix. Aussitôt, des voix s’élevaient dans la salle et les gens proposaient leur prix. Les gens qui voulaient l’objet étaient attentifs et regardaient de tous côtés pour savoir ce que pensaient les autres et on aurait dit que c’était dans la Jungle quand les animaux, grands ou petits, se surveillent pour ne pas être mangés ou pour ne pas rater leur proie. Ainsi, quand le lièvre donnait son prix, l’hyène criait plus fort et naturellement le prix de l’hyène était plus grand que le prix du lièvre, et le léopard hurlait son prix à son tour ainsi de suite et la salle se remplissait de glapissements, d’aboiements et de hurlements de prix et cela continuait ainsi jusqu’à ce qu’on arrive au dernier, c’est à dire au prix du lion ou même de l’éléphant. Alors plus personne ne disait mot. Un silence de mort couvrait la salle. Les gens qui avaient hurlé soudain se calmaient et le lion souriait dans son coin, fier d’avoir triomphé.
La salle a continué à s’agiter ainsi jusqu’à ce que l’homme au marteau n’avait plus d’objet à proposer alors les gens qui criaient sur les sièges se sont levés. Beaucoup sont sortis bredouilles de la salle, en promettant de revenir une autre fois sous la forme de lion, tandis que d’autres se réunissaient par petits groupes et parlaient avec fierté de l’objet qu’ils avaient achetés. Monsieur Conan s’est levé lui aussi et m’a fait signe et je l’ai suivi. En se frayant un passage parmi la foule, il est arrivé jusqu’à l’homme au marteau. C’était un grand Monsieur barbu au visage souriant. Il parlait avec une femme aux cheveux en or, mais dès qu’il a aperçu Monsieur Conan, il s’est tourné vers lui et l’a salué et on pouvait voir qu’ils se connaissaient bien. Monsieur Conan a dit à l’homme au marteau qu’il était à la recherche de Monsieur Dubosc et l’homme a dit : « Monsieur Dubosc, vous le trouveriez sûrement au Palais Brongniart. »
Très bien, a dit Monsieur Conan en remerciant l’homme au marteau et nous sommes sortis de la grande salle parce qu’il y avait beaucoup de gens qui se pressaient autour de l’homme au marteau.
Dans la rue, Monsieur Conan m’a dit qu’il connaissait l’endroit appelé Palais Brongniart mais qu’il faudrait patienter jusqu’au lendemain. Après, nous avons marché jusqu’à la caverne de boa Pelletier et là nous nous sommes séparés.
Je suis rentré à l’hôtel quelques minutes plus tard. Il y avait encore du monde, parce que le soir tombait à peine et, dans le hall, les gens allaient et venaient, d’autres étaient assis et bavardaient. Je suis monté dans ma chambre sans attendre. Et aussitôt après, le téléphone a sonné et c’était la voix de l’une des femmes de l’hôtel.
« Monsieur, dit-elle, j’ai un message pour vous de la part de Ousmane.
— Ousmane ?
— Oui, Ousmane. Il rappellera ce soir.
— D’accord Madame, ah, merci ! »
J’ai continué à dire : « Ah, merci ! » même après avoir raccroché le téléphone. J’étais vraiment content. Et j’ai attendu avec impatience le coup de téléphone. Il est arrivé tard dans la nuit, aux environs de minuit. « Dah, c’est Ousmane, vous vous souvenez ? Ousmane de la tour Eiffel » a dit la voix au téléphone et j’ai reconnu le jeune homme que j’avais rencontré sous les pieds de la grande girafe de fer quelques jours plus tôt. « Excusez-moi, dit-il, mais c’est que j’ai vu un homme qui ressemble à votre homme
— C’est vrai ?
— Oui, je crois, dah,
— Et il est comment ? »
Ousmane, ne sait pas comment décrire l’homme qu’il a vu. Après un instant d’hésitation, il dit que l’homme était petit comme un Gabonais et fort comme un Malien ; son teint était foncé comme un Sénégalais et son visage ovale avait un front de Botswanais et des cicatrices de Béninois. J’ai demandé combien de cicatrices l’homme avait mais il ne pouvait le dire, il ne les avait pas comptées. Je craignais qu’il ne me parle de nombreuses cicatrices parce que Montcho n’avait qu’une seule large cicatrice oblique sur la joue, et c’était la cicatrice d’Abikou. Mais comme les autres traits qu’il a décrits étaient fort ressemblants, je me suis dit, qu’avec un peu de chance, ça peut être Montcho. Alors j’ai demandé à Ousmane si on pouvait aller voir la personne et il m’a dit qu’il n’y avait aucun problème, parce que l’homme était un balayeur dans le quartier de la Goutte d’Or. Nous nous sommes alors donné rendez-vous à la caverne de boa Château rouge pour le lendemain.
Après le coup de téléphone de Ousmane, toute la nuit, je n’ai pas dormi. Je n’avais qu’une chose en tête : retrouver enfin Montcho et repartir au pays où tout le monde m’attendait. En réfléchissant à ce que Ousmane m’a dit par comparaison avec d’autres Africains, j’ai pensé que c’était sûrement Montcho et je commençais à être soulagé parce que si c’était le cas, ça voudrait dire qu’il a quitté la peau d’un chien et c’était une bonne chose, vu que chaque jour dans la peau d’un chien était autant de pris sur sa vie d’homme.
Le lendemain, tôt le matin, Ousmane et moi, nous nous rencontrons devant la caverne du boa Château Rouge et nous commençons par chercher dans les rues et les places du quartier de la Goutte d’Or. Retrouver Montcho dans ce quartier était à la fois facile et difficile. C’était difficile parce que le quartier était habité par des Noirs et, dans les rues et les coins de rues, il fallait regarder dans les visages ; mais c’était facile parce que les balayeurs portaient des vêtements de couleur verte et c’était plus facile de ne rechercher que des gens qui étaient habillés comme eux. Nous avons tourné plusieurs fois dans le quartier en évitant le commissariat de police parce que Ousmane m’a dit qu’il n’avait pas de papiers et si les policiers le savaient, ils pouvaient l’arrêter et peut-être l’embarquer vers un endroit appelé « Centre de rétention ». Je lui ai demandé comment il faisait pour éviter les policiers depuis qu’il était en France et il m’a dit que c’était simple : il suffisait d’être bien habillé, de porter une cravate et une veste (c’est ainsi qu’il s’était habillé) et surtout de ne pas trop rester dans des quartiers comme la Goutte d’Or mais d’aller dans les quartiers où il y a beaucoup de visiteurs et de faire comme si on était un étranger en visite à Paris. Mais comme j’étais habillé en Béninois avec une tunique blanche, un pagne jeté sur mon épaule et un chapeau de dah, je lui ai demandé si ce n’était pas risqué et il a dit non parce que les policiers savent très bien que les Africains immigrés ne s’habillent pas comme ça. Alors, nous avons marché dans les rues en cherchant Montcho sans avoir peur des policiers. Nous avons fait tout le tour du quartier ; nous sommes passés devant des boutiques de denrées tropicales comme le piment, le manioc ou la patate douce ou même de la viande séchée. Beaucoup de ces boutiques étaient tenues par des Asiatiques et j’ai demandé à Ousmane pourquoi ce sont Asiatiques qui vendent des choses africaines aux Noirs et pourquoi les Noirs ne tiennent pas eux-mêmes les boutiques où on vend des choses pour les Noirs. Mais Ousmane n’a pas su me répondre. Après un moment d’hésitation, il a répondu d’une voix lasse : « Il faut laisser tomber, dah, ici est un faux coin » De temps en temps je voyais certaines boutiques qui étaient tenues par des Noirs et elles étaient souvent plus petites ou des salons de coiffures. Il y avait beaucoup de Noirs dans le quartier. Parfois dans certains endroits, je croyais tout à fait que j’étais en Afrique, parce que les gens parlaient les langues africaines et se comportaient comme on se comporte à Cotonou ou à Lomé. Ainsi, des gens nous donnaient de temps en temps de petits papiers imprimés et Ousmane me disait de les jeter parce que c’était de petits papiers de marabouts qui cherchaient des clients. Ou bien il y avait des jeunes hommes qui nous hélaient dans les rues et qui disaient : « Eh mon frère, super coiffure ? » et ils faisaient le geste de ciseaux avec les doigts pour nous demander si on ne voulait pas se coiffer et Ousmane disait non à chaque fois parce que nous ne voulions pas nous coiffer ni rien acheter dans le quartier. Après avoir fait plusieurs tours du quartier, et regardé beaucoup de balayeurs en habit vert, après avoir cherché longuement dans les rues sans rien trouver, nous sommes arrivés à côté d’une église et dans une rue qui passait devant l’église, nous avons trouvé un balayeur. C’était l’homme que Ousmane avait vu la veille dans la même rue et au même endroit. Mais nous ne pouvions pas nous approcher pour lui parler parce que non loin de là se tenait un policier. Ousmane a regardé l’homme de profil, cependant que nous marchions et il l’a bien reconnu en disant que c’est lui. Alors nous avons fait tout le tour du pâté de maisons et un quart d’heure après nous sommes revenus dans la rue de l’église mais malheureusement, le balayeur était déjà parti, le policier aussi. Ousmane a dit : « Oualaye, pas de chance !» et il m’a conduit dans un café qui faisait l’angle de la rue et il m’a dit que nous allions rester là pour guetter la rue depuis le café et nous avons pris place dans un coin caché d’où nous pouvions voir toute la rue et les passants. Mais nous n’avons même pas attendu longtemps. A peine étions-nous attablés que, à notre grande surprise, le balayeur en question a fait son entrée dans la café et s’est installé au comptoir. Ousmane est allé aussitôt vers le balayeur et lui a demandé : « Vous êtes Béninois ? », et le Monsieur a dit : « Oui, pourquoi ? » alors Ousmane m’a montré du doigt en disant : « Excusez-moi, mais le Monsieur qui est là-bas veut vous parler ». Le type a dit : « Moi ? » et Ousmane a dit oui et le type a dit : « Une minute » mais il ne s’est pas pressé. Il buvait son café calmement au bar. Pendant ce temps, nous aussi, on a commandé du café et des croissants mais quand même j’avais faim parce que je n’avais rien mangé la veille au soir, je ne faisais que regarder le type et il buvait doucement son café, en nous regardant à la dérobée et on aurait dit qu’il ne voulait pas venir nous voir ou peut-être qu’il nous avait oubliés. Mais au bout de quelques minutes, quand le balayeur a fini de boire son café, il a saisi son balai et il a marché vers nous d’un air farouche. Et quand il a été proche et je l’ai vu de mes propres yeux, j’ai dit : « Montcho » sans hésiter. Parce qu’il avait le même front que Montcho, la même couleur de peau, la même taille. Mais le type a dit en français : « Je ne suis pas Montcho, vous faites erreur ». Le type se méfiait et je lui ai parlé en fon et j’ai regardé dans son visage et il y avait les cicatrices qu’on appelle chez nous les cicatrices du python, c’est à dire deux cicatrices au front, deux sur chaque joue, et deux sur chaque tempe au lieu d’une seule cicatrice d’Abikou comme chez Montcho. En m’entendant parler fon, il était rassuré et content et il a dit : « N’donoudo, Dah », c’est à dire « Je m’incline, Dah », puis il s’est assis face à moi. En le regardant de près, malgré ses cicatrices de python, j’ai vu qu’il ressemblait étrangement à Montcho, dans son visage, son front et sa taille. Et, comme je voulais savoir son nom, je me suis présenté et j’ai dit :
« Je suis Dah Kpossouvi, Sèmako Kpossouvi, chef de la grande famille des Kpossouvi d’Ajalato
— Enchanté, Dah, vous êtes pour moi une raison de fierté et je dirai même pour notre peuple et notre race toute entière…
— Je vous remercie.
— Oui, l’Afrique a besoin de dignité, ne croyez-vous pas ?
— Oui, bien sûr »
Mais le type qui ressemblait à Montcho n’était pas pressé de se présenter. Après qu’il a parlé de dignité, et pendant que Ousmane et moi nous le regardions et attendions qu’il parle, il a baissé la tête un long moment sans rien dire. Puis, quand il a relevé la tête, il a dit : « Les gens doivent connaître leur histoire, Dah: » et j’ai dit : « Oui, c’est vrai ». Après, il a tourné son regard dans le vide, comme s’il parlait à quelqu’un que je ne voyais pas et il s’est mis à parler sans s’arrêter :
» Les gens doivent se souvenir de leur histoire, ils doivent parler et écrire dans leur propre langue parce que c’est la seule qui leur permet de mieux exprimer et explorer le monde qui les entoure. Le gnous ou le zèbre ne parlent pas la langue du lion ou de la panthère. Les gens doivent comprendre que si l’esclavage a été un viol des hommes et le colonialisme un vol des ressources, le néocolonialisme c’est les deux à la fois parce qu’il impose le joug de l’amnésie qui est le seul règne favorable à son principe : la domination symbolique, c’est à dire la domination par la fiction. On n'a pas besoin de tuer les gens mais il faut nous débarrasser de notre mémoire bestiale sans passé qui nous est imposée pour restaurer une mémoire concrète et vivante sinon nous serons toujours enfermés dans l’état de nature qui sied si bien à nos exploiteurs de tous poils et à leur chiens politiques verticaux.
» C’est pour cela que sans faire de grands discours, Dah, moi je propose trois choses simples en Afrique.
» Premièrement la décentralisation absolue, économique et administrative ; l’abattage des frontières loufoques héritées de la colonisation.
Deuxièmement l’institution d’une Journée Africaine de l’Esclavage des Noirs ; et pendant cette journée une minute de silence à la mémoire des esclaves déportés et ceux qui ont fini leur vie dans les océans ou dans les cales obscures et fétides des négriers ; la construction dans chaque capitale africaine du Tombeau de l’Esclave Inconnu justement à la mémoire de tous ces esclaves morts dans des conditions affreuses. On n’oubliera pas non plus de faire exactement la même chose pour la période de la colonisation. C’est tout de même étonnant qu’au Bénin, pays souverain et soi-disant indépendant – et le Bénin n’est pas sous ce rapport le plus triste exemple sur le continent noir–, c’est tout de même étonnant, dis-je Dah, que nous ayons un Stade René Pleven dédié à un colonisateur, et rien qui rappelle le sacrifice de nationalistes convaincus qui ont été sur tous les fronts de la lutte de libération des Noirs, des gens comme Louis Hounkanrin qui ont croupi dans les prisons coloniales. Il faut que l’histoire permette aux Africains de se repérer dans leur propre mémoire afin d’avoir une mémoire propre.»
Mais tout à coup, au beau milieu de ce discours, Ousmane a tapé sur la table en disant « Bon, y en a marre à la fin ! Nous, on cherche un mec, il s’appelle Montcho, voilà ! »
Alors, l’homme s’est tu un long moment puis il m’a regardé dans les yeux et en changeant de ton il a demandé avec une voix calme si celui que je cherchais était un vrai balayeur. Je n’ai pas compris ce qu’il appelait vrai balayeur et je voulais prendre le temps de comprendre, mais il ne m’a pas laissé le temps, et il ajouté en disant : « Parce que, vous comprenez, si votre Monsieur est un vrai balayeur, alors je peux vous le dire, vous vous trompez, je ne suis pas un balayeur. » En entendant ça, Ousmane était étonné et il a dit : « Attends, attends qu’est-ce que tu dis là ? » Alors le type s’est tu un moment puis à voix basse, il s’est mis à parler à nouveau :
» Ecoutez-moi bien, nous sommes entre frères, je peux vous dire la vérité. Je ne suis pas un balayeur mais un docteur en mathématiques. J’ai fait ma thèse sur la symbolique algébrique du nombre 41 au Dahomey. Après mon diplôme, j’ai enseigné les maths pendant quatre ans comme maître auxiliaire dans des lycées. Pendant que je travaillais, la vie n’a pas été facile, parce que mes collègues, les Blancs, me méprisaient. Ils auraient préféré que je sois un balayeur, et n’acceptaient pas du tout que je sois leurs collègues. Les gens se moquaient de moi et me méprisaient à tout bout de champ, ils ne me parlaient pas et passaient le plus clair de leur temps à rire en douce dès que j’apparaissais. Dans tous les lycées où j’ai travaillé, c’était pareil : on aurait dit qu’ils s’étaient passé le mot. Parfois même, les principaux et proviseurs s’y mettaient eux aussi ; les gens étaient gênés de vous voir à côté d’eux, dans le même environnement social qu’eux. Travailler avec un Noir, c’est comme s’ils avaient raté leur vie ou leur carrière et ils ne cessaient de se défouler sur moi. Mais remarquez, moi je m’en foutais éperdument, car le mépris du Noir, c’est ce qu’il y a de plus universel dans ce beau pays, toutes couches sociales confondues : de la boulangère au professeur d’université en passant par le curé, c’est une seconde nature, et moi je m’en soucie comme d’une guigne. Pour nous autres Noirs, ce qui est important c’est le travail, et le salaire pour faire vivre les nôtres au pays. Malheureusement, depuis deux ans, c’est ce travail qui me manque. Je n’ai plus eu de poste et, par conséquent, je n’ai pas pu renouveler ma carte de séjour.
» Pour tout vous dire, mon vrai nom est Michel Houécinon, je suis originaire de Ouidah. Je suis en France depuis onze ans. Marié et père de deux enfants. Ma femme est béninoise; oui, je ne suis pas de ceux qui ramassent leurs charognes, femmes à nègre et autres invendues du marché érotique des blancs pour en faire des métis que les générations se chargeront de blanchir ; oui ma femme est béninoise pur sang ; elle garde les enfants à la maison ; je vis en donnant des cours particuliers ou en travaillant au noir les soirs à Rungis. Si je porte l’uniforme des balayeurs et le balai c’est pour tromper les policiers parce que je suis comme on dit vulgairement en situation irrégulière. Les flics sont à mes trousses depuis quelques jours. Ils m’ont envoyé des convocations pour me présenter à la préfecture et je n’y suis pas allé ; ils m’ont envoyé une injonction à quitter le territoire qui est venu à expiration la semaine dernière, voilà pourquoi ils me recherchent »
Il a terminé en disant : « Mais, soyez tranquilles mes frères, ils ne m’auront pas, nous on est plus malin que ça. » Ayant dit ça, il s’est levé, a saisi son balai en disant : « Edabõ, nonvi, bonne chance. » Puis il est sorti calmement du café comme s’il était un vrai balayeur venu prendre un peu de repos après plusieurs heures de travail dans les rues de Paris.
Après que le type est sorti du café, tout l’espoir de retrouver Montcho que j’avais la veille et qui a fait que je n’avais pas fermé l’œil de la nuit est tombé comme quand on est sur un pont et que le vent souffle votre chapeau et il tombe à l’eau. Ousmane et moi on a mangé les croissants et on a bu le café et c’était la seule chose que j’avais mangée de la journée mais je n’avais pas vraiment faim et mon envie de retrouver Montcho était plus grande que la faim et déjà je pensais à mon rendez-vous avec Monsieur Conan pour aller au Palais Brongniart. En pensant à mon rendez-vous, j’ai demandé à Ousmane s’il connaissait un endroit qu’on appelle Palais Brongniart et il m’a dit : «Ah, c’est la bourse de Paris ! » et comme je n’avais aucune idée de ce que ça voulait dire, je lui ai demandé ce qu’on faisait là-bas et il m’a dit que c’était un endroit comme un marché mais que les choses qu’on vendait sur ce marché n’étaient pas là en vérité et les gens achetaient les choses ou les revendaient sans jamais les voir et en quelques secondes on pouvait vendre toutes les richesses du sous-sol de l’Afrique à un seul homme. Et il a conclu en disant : «Dah, sans vous mentir, c’est la jungle même quoi ! »
Après ça, Ousmane a changé de sujet. Il a sorti trois colliers africains en cuir et il a dit comme on n'avait pas trouvé Montcho, il craignait de ne rien gagner pour la journée mais si je pouvais lui acheter ces trois colliers, il serait très content. J’ai regardé les colliers distraitement et je ne voulais pas les acheter parce que je ne savais pas ce que j’allais faire avec ça et je me disais que j’allais seulement lui donner un peu d’argent parce même si on n’avait pas trouvé Montcho, il m’avait quand même aidé comme un frère. Mais tout de suite après, j’ai changé d’avis parce que j’ai pensé à Monsieur Conan qui aimait les objets africains et je voulais lui faire un cadeau pour tout ce qu’il a fait pour moi. C’est ainsi que j’ai pris les colliers, sans trop les regarder et j’ai donné 200 F à Ousmane et il était très content et il m’a raccompagné jusqu’à l’hôtel en promettant encore de continuer à chercher Montcho. En me quittant, il a dit : « Dah, la prochaine fois, sera la bonne, promis, juré. »
A suivre....
Copyright, Blaise APLOGAN, 2007
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