Premier But
Feuilleton littéraire par :
Thomas C. Nouatin
S’il est un chemin par où il convient que le spectateur pénètre dans l’univers de cet enfant, c’est certainement celui qui débouche sur ce début d’après-midi où mon père revenant de la ville, s’avança au milieu de la cour alors que j’allais à sa rencontre et lança dans ma direction un ballon tout neuf qu’il venait d’acheter. L’orange volumineuse roula doucement devant moi, amorti dans sa course par les flaques d’eau et les feuilles de manguier que la pluie de la matinée avait étalées ça et là sur le sol. Quel âge avais-je à l’époque ? Je ne puis le dire à présent. Mais le souvenir de la flexion du corps que je fis pour saisir le ballon, conjugué à la perception immédiate que j’eus de son odeur
nouvelle, ce souvenir comme gravé dans mon être avec une netteté enrobée de flou me fait penser aujourd’hui que je ne devais guère être quatre ou cinq fois plus haut que l’objet de couleur jaunâtre que mon père venait de m’adresser en l’accompagnant d’un sourire, sans doute attentif à l’usage immédiat que j’en ferais. Je me retournai avec la balle enlacée à pleins bras, serrée contre mon corps à hauteur de poitrine, sa calotte affleurant mes narines. Forte, impériale, circonscrite, dominant l’haleine éparse de la terre mouillée, la fragrance qu’elle exhalait fouettait mes sens. Je trottinai en direction de ma mère, dont je revois la silhouette debout sur une avancée de terrasse, le corps penché au-dessus d’une bassine métallique contenant probablement du maïs, peut-être des haricots, qu’elle s’affairait à épurer. Deux pintades ainsi qu’une poule blanche et sa couvée picoraient ce qui devait être les grains abîmés, quelques vers et des charançons jetés autour du récipient par les soins de ma mère. Imitant le geste de mon père, je lançai le ballon vers ma mère. Au contact du sol, le ballon effectua un envol qui égailla la volaille dans un concert de piaillements et de gloussements effarouchés. Au terme d’un second bond il atterrit dans la bassine, dispersant quelques grains, fit sursauter ma mère qui se redressa vivement, m’adressa un regard et émit un cri: Tundé ! Son appel me paralysa de stupeur l’espace d’une seconde. Puis l’instant d’après, je l’entendis éclater de rire. Derrière moi, mon père qui m’avait suivi, éclata aussi de rire. Je fus alors saisi d’un rire que je ne pouvais réfréner. Des instants qui suivirent, ma mémoire garde seulement le souvenir d’une amplification tonitruante de nos rires à nous trois, une amplification qui montait crescendo pendant que le nombre de silhouettes qui m’entouraient s’accroissait. Des années plus tard, mon père me conta que ma Grand-mère Iya Hêviosso occupée alors à amasser dans un panier les fruits qui s’étaient détachés du manguier pendant l’orage, suspendit son activité en nous entendant rire, se tourna vers nous, évalua la scène, ôta sa pipe de sa bouche, puis se mit à rire en scandant mon nom tout en tapant des mains : Tundé ! Tundé ! Baba-Tundé !
Alerté par le bruit de cette soudaine hilarité, mon jeune oncle Higgins qui s’employait à l’entrée de la cour à débiter le tronc d’un vieil oranger abattu, interrompit sa tâche, déposa la cognée, s’avança vers nous le torse dégoulinant de sueur, aperçut le ballon trônant au centre de la bassine, juché sur le monticule de grains. Il émit un long sifflement admiratif, puis s’exclama:
« Félicitation Tundé. Tu as marqué ton premier but ! Venez applaudir le but de Baba-Tundé »
Ma jeune tante Borah qui s’apprêtait pour repartir à l’atelier de couture près de la gare ferroviaire où elle suivait sa formation, eut juste le temps de couvrir ses fesses et son buste jusqu’à hauteur de poitrine au moyen de la serviette-éponge avec laquelle elle venait de se sécher et nous rejoignit en trois pas de ses longues jambes fuselées. Elle me prit dans ses bras en s’esclaffant : « Mon petit mari a donc marqué son premier goal ! ».
Depuis la maison voisine, celle-là même que nous appelions « ilé greffé », la maison des fruits greffés, un jeune homme, perché sur un avocatier dont le feuillage surplombait notre clôture, entendit nos éclats de rire et aperçut notre petit attroupement. Il descendit de deux mètres sur l’arbre qu’il élaguait, prit pied sur le mur mitoyen et sauta prestement dans notre cour. Arborant une coiffure fendue d’une raie latérale et une moustache lustrée, ce jeune homme nommé Rachad, amplifia notre hilarité d’un rire fringant émis entre deux œillades aux courbes gracieuses des épaules de tante Borah. Puis ce fut au tour de mon oncle Vodji, le frère cadet de mon père, maître-bijoutier de son état, de sortir impromptu de l’atelier secret où il se retranchait toutes les fois qu’il désirait travailler sans être importuné par la venue de clientes dont les exigences pressantes désorganisaient ses plans d’exécution. Cet atelier était aménagé à l’arrière de la cour dans une encoignure inaccessible aux visiteurs. Une toiture basse, faite de tôles ondulées le protégeait des intempéries. D’ordinaire, les jours où il décidait de se retirer dans l’atelier dérobé, mon oncle Vodji ne s’attardait pas dans la cour et consigne était donnée à toute la maisonnée de le déclarer absent. Tout heureux de participer à cette expression inopinée de bonne humeur, mon oncle Vodji en oublia les précautions usuelles et il n’entendit pas le grincement du portail d’entrée qu’une de ses clientes venait d’ouvrir. Ce fut la voix de la demoiselle qui interrompit son rire. Sœur Elisa s’avança dans la cour précédée par sa voix joviale et claire, égrenant comme à son accoutumée un chapelet de bénédictions et de louanges aux êtres sacrés.
- Alléluia, la vierge Marie a exaucé ma prière ! Gossimiti Vodji, te voilà de retour plus tôt que prévu ! L’esprit de ma grand-mère défunte a aidé à la réalisation de mes vœux ! Je rends grâce à Dieu ! Tous les vaudous sont avec moi. Allah est grand ! s’écria la demoiselle en apercevant mon oncle.
Par Thomas C. Nouatin
Copyright, Blaise APLOGAN, 2007
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