Le Coup d’Etat civilisé
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La tentation de saisir le pouvoir par quelques-uns – tyrans, dictateurs, autocrates ou oligarques a toujours existé. Et ce, en dépit de l’évolution des moeurs politiques dans les sociétés humaines. C’est contre l’injustice des tyrans et les séquelles des dictatures que la démocratie est apparue comme le système le moins inéquitable de gestion de la vie politique et le cadre d’accession normal au pouvoir. Le système démocratique a une histoire et des pratiques variées selon les époques et les pays. Mais son principe est aussi vieux que le monde, même s’il a mis très longtemps à triompher. Les guerres, les déchirements internes à une société, les injustices politiques ont contribué à faire admettre le bien fondé du principe démocratique, et à en reconnaître l’universalité, même si les formes peuvent varier et font l’objet de divergences plus ou moins sérieuses.
La démocratie est donc la face diurne des pratiques politiques, celle qu’on peut porter au crédit du progrès et de ce bon sens dont Descartes disait qu’il était la chose au monde la mieux partagée.
Mais à l’instar du principe général du bien, ou même comme tel, le soleil de la démocratie est suivie de près par son ombre : le principe du mal démocratique qui, en politique, se révèle à travers la résurgence ou la résistance de la tyrannie. La tentation d’exercer le pouvoir par procuration, en dépit du bon sens, en dépit de la majorité, reste vivace. La démocratie a beau être reconnue comme le système et le cadre de pratiques politiques justes, il reste qu’elle est guettée par la tentation permanente de son abolition, de sa transgression, de son contournement, de sa négation, par l’écumeuse volonté de puissance d’une minorité arrogante et dominatrice, fourbe et cynique. Il y a là comme une venimeuse réaction de tous les systèmes, forme ou pratiques de pouvoir dont la démocratie, au fil des siècles, est apparue comme la synthèse de la négation : Monarchie, oligarchie, dictature, aristocratie, tyrannie, ploutocratie, fascisme, nazisme, despotisme éclairé, communisme, etc.…
Or les moeurs politiques sont de plus en plus portées au mensonge. Au point que le mot politique qui chez les Grecs signifiait quelque chose de noble est maintenant perverti en son contraire, et connote souvent quelque chose de louche, de trompeur ou de roué, comme l’exprime bien le mot « politicien ». Chez les Grecs, la démagogie existait mais ce n’était pas toujours ni forcément une pratique ou une intention négative. De nos jours, la démagogie est plus que jamais dominante en politique avec des variantes plus ou moins cyniques. Mais, au-delà de ces ombres qui rognent sur le territoire lumineux de la démocratie, le vrai principe du mal antidémocratique se trouve du côté de l’inspiration des nouvelles stratégies qui acceptent et s’affublent des apparences de la démocratie, pour mieux l’abattre, mieux en violer les principes. Comme si la fureur antidémocratique, incapable de mener un combat loyal, acculée de tout côté, ne peut trouver son salut que dans l’imposture et le déguisement.
Cette culture du loup, cette ruse et ce déguisement prennent des formes diverses en fonction des contextes socioéconomiques, culturels, historiques et géographiques. Sans aucune prétention à l’exhaustivité, considérons ici deux cas – le cas des pays africains, et le cas de la France.
En Afrique, après l’effondrement du communisme qui était la raison affichée par les puissances occidentales ou néocoloniales dans leur soutien sans nuances aux dictateurs et autres autocrates, Pères de la Nation, Présidents à vie, Chefs de parti unique ; après la conférence de Baule, la démocratie a été décrétée ou gagnée de haute lutte.
Il faut d’ailleurs faire remarquer que son acceptation est variable, selon les régions ou les blocs géographico-culturels du continent africain. Grosso modo, les pays africains qui ont hérité de la quasi-totalité des systèmes symboliques occidentaux – langues, écritures, religions, institutions administratives, etc. – ont obéi aux injonctions aliénantes de la nouvelle mode politique, sans coup férir. Tandis que les pays arabo-musulmans qui ont une autonomie symbolique enracinée dans le temps, ont accueilli la mode sinon avec réserve et méfiance, du moins avec une résistance idéologique d’arrière-garde qui s’est traduite par endroit par un rejet sans nuance.
Toutefois, dans tous les cas de figure, personne ne contexte de façon directe la justesse du principe démocratique. Mais comme si on n’avait accepté le principe que pour mieux le torpiller, très vite s’est mise à l’œuvre une stratégie sophistiquée de sa dénégation. Un combat d’arrière-garde s’est constitué.
Globalement, en Afrique noire, le théâtre démocratique a pris le pas sur une application honnête des principes démocratiques. De la modification de la constitution pour se perpétuer au pouvoir aux formes les plus criardes de la fraude électorale massive, en passant par le laminage de l’opposition et son discrédit, la démocratie en Afrique a choisi de donner dans la parodie tranquille, et les fastes colorées dignes des républiques bananières. En Afrique, on a mis en avant le décorum et les grands rituels de la démocratie, au service d’une autocratie sans état d’âme et sans merci.
Mais l’Afrique n’a pas l’apanage des stratégies de dénégation du principe démocratique. Le cas français est un exemple intéressant qui montre qu’une vieille démocratie et un pays riche n’est pas à l’abri de cette tentation. La France est un pays où la démocratie a une longue histoire, même si certains de ces acquis ont mis plus longtemps qu’ailleurs à se voir consentir : le vote des femmes ou l’élection du président au suffrage universel, par exemple. En France, l’imposture démocratique prend la forme de la manipulation de masse, ou du trafic d’influence politique, ou du coup d’état médiatique. Ce qu’on a appelé en 2002 le séisme du 21 avril est un bel exemple de l’action de conjuguée de tous ces travers réunis. La droite française et, au premier chef, son candidat, échaudée par la victoire inattendue de la gauche socialiste aux législatives de 1997, vivait comme une hantise et une incertitude le face à face Chirac Jospin. En général et depuis Mitterrand, les hommes politiques de droite éprouvent un complexe intellectuel et moral à l’égard des ténors politiques de gauche. Dans ces conditions, la stratégie de dénégation du principe démocratique imaginée par les Etats-majors de droite, consiste à éliminer dès le premier tour le candidat de gauche le plus inquiétant pour elle. Cette stratégie va de pair avec le refus du débat sur les thèmes de fond dont dépend la clarification des politiques envisagées pour répondre à l’attente des Français. Cette élimination programmée s’est articulée à la circonscription de l’émiettement des candidatures de droite – dont le plus emblématique fut le retrait négocié et spectaculaire de Charles Pasqua de la course présidentielle en 2002 ; et dans un contexte de manipulation médiatique où la thématique de l’insécurité et ses thèmes associés sont jetés en pâture à l’attente angoissée des Français par une junte médiatique à la solde du pouvoir de droite – TF1, Figaro, LCI, etc. Tout ceci a achevé de mettre les esprits sous pression, en créant la psychose de l’insécurité et la peur des étrangers.
Le séisme du 21 avril 2002, comme tous les séisme a donc une histoire et une géologie. En 2007, sans préjuger des résultas de l’élection présidentielle qui est en cours, on voit bien que la droite et son candidat, mus par la même hantise, ont encore élaboré une stratégie de dénégation du principe démocratique basée sur la mise hors jeu des candidats les plus redoutables de l’autre camp. Après avoir choisi le candidat le plus apte au discours populiste, celui qui sait parler aux instincts plutôt qu’à la raison, la droite et son candidat tôt levés, ont fait fond sur une élimination des candidats de gauche les mieux placés pour l’emporter. La démocratie, version droite française, ne consiste pas à faire face droit dans les yeux à l’adversaire, mais à tout faire pour avoir affaire plutôt à son ersatz, son sosie, son image, son ombre ou un comparse.
Cette mauvaise foi démocratique, si elle ressemble dans sa finalité au scénario de 2002, renouvelle sa voie. A la voie politique qui a culminé en un face à face rocambolesque entre Chirac et Le Pen en 2002, on a préféré la voie à l’eau de rose d’un face à face Ségolène Royal/ Sarkozy. Pour cela, le moyen utilisé est celui de la manipulation par les sondages qui passe aussi par la manipulation des sondages. Au trafic d’influence politique, on préfère le trafic d’influence médiatico-sondagière. Dans les deux cas, il s’agit d’un coup d’état médiatique, forme nouvelle et subtile de coup d’Etat qui n’a rien à envier aux coups d’état classiques (militaires ou institutionnels).
Pendant le semestre qui précédé l’investiture de la candidate socialiste, un théâtre d’ombres chinoises s’est mis en place, secondé par les médias et animé par les sondages qui ont fait continûment de Ségolène Royal leur diva et leur favori. Pendant des mois et des mois, Ségolène Royal a surfé sur les sondages. On ne parlait que d’elle. Schéma à l’eau de rose qui a fortement influencé le vote interne du parti socialiste à la participation duquel un certain nombre de sous-marins de droite n’ont pas hésité à prendre pour la circonstance leurs cartes du parti socialiste dans l’euphorie et la béatitude de ses organisateurs.
Or, il a suffi que Ségolène Royal fût investie candidate du parti socialiste pour que tout à coup, comme par enchantement et de façon soutenue dans la durée son rival de droite, Sarkozy, émerge définitivement dans les sondages comme gagnant et favori.
Pour la gauche en général, et le parti socialiste en particulier, le vin était tiré. Il fallait le boire, et Ségolène Royal s’y est employée avec force et courage. Mais il s’en faut peut-être de beaucoup pour gagner. Seuls les Français décideront. Mais ce qui est sûr c’est qu’il apparaît bien que les candidats socialistes dont la victoire aurait fait moins de doute ont été sagement rangés, comme de vieilles voiture démodées, qu’une certaine presse n’a cessé de qualifier d’éléphants, comme si un homme comme Dominique Strauss-Kahn, qui aurait fait une bouchée de Nicolas Sarkozy, avait vraiment une trompe. Mais la manipulation, elle, ne trompe pas.
En l’occurrence, dans ce type d’élection présidentielle à caractère charismatique où le choix se porte sur une personne au-delà de son appartenance politique, on ne peut considérer comme négligeable le coup de force – médiatique ou politique – qui consiste pour l’un des partis à choisir par élimination le candidat de l’autre parti qu’il préfère affronter. Il s’agit là d’un refus à peine déguisé de la confrontation démocratique. Même lorsqu’il y a eu un débat comme le face à face Ségolène Royal Nicolas Sarkozy, il s’agit dans le fond d’un refus du débat démocratique en tant qu’il est porté par les figures authentiques librement choisies.
Certes, même en démocratie, les manipulations sont de bonne guerre ; et de plus, leurs auteurs n’ont pas la science infuse. Ainsi, personne à droite n’avait vraiment prévu l’émergence fulgurante du candidat du centre qui a sérieusement menacé tous les schémas machiavéliques savamment élucubrés. Mais cette façon de jeter son dévolu sur la ruse et le refus de la confrontation, de paraître respecter les formes démocratiques là même où on les viole, traduit le fait que le principe du mal démocratique, toujours vivace, ne veut pas dire son dernier mot. La longue histoire de l’évolution des moeurs politiques et de leur humanisation qui a consacré l’émergence de la démocratie comme le moins mauvais des systèmes politiques n’a pas – loin s’en faut – amené le principe du mal démocratique à résipiscence. Celui-ci résiste sous la forme de l’imposture. La persistance du mal antidémocratique qui ne connaît ni frontière, ni culture, ni époque, amène à infléchir les certitudes triomphales sur la vision rectiligne et conquérante des progrès moraux de l’humanité. En l’occurrence, une vigilance de tous les instants est requise pour défendre la démocratie.
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Binason Avèkes
©Copyright, Blaise APLOGAN, 2007
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